ELWATAN-ALHABIB
mercredi 30 octobre 2019
 

Polémique sur le voile : « L’exigence de dévoilement n’est qu’un prétexte à l’expression d’un racisme qui fait ciment social »







INTERVIEW Hourya Bentouhami, maîtresse de conférences en philosophie politique à l’université Jean-Jaurès, explique l’obsession française sur le voile
Propos recueillis par Jean-Loup Delmas
   
Une femme portant le voile. (Illustration)
Une femme portant le voile. (Illustration) — V. WARTNER / 20 MINUTES
  • Depuis l’altercation verbale entre un élu du Rassemblement national et une mère voilée, la France est plongée dans une énième polémique sur le port du voile. Ce mardi, le Sénat examine une proposition de loi LR sur les sorties scolaires sur le sujet.
  • Une routine annuelle dont le succès médiatique et politique ne se dément pas.
  • Hourya Bentouhami, maîtresse de conférences en philosophie politique à l’université de Toulouse Jean-Jaurès, donne des explications sur cette étrange obsession.
Chaque année, elle fait son grand retour, inlassablement. On ne parle pas de la grippe ou de la raclette (hélas), mais bien de la polémique sur le voile. Une passion à la française et un succès qui ne se dément pas, puisque à chaque fois, tout le monde s’engouffre dans le débat :  les politiques, les médias, les personnalités…
Cette année, c’est l’humiliation d’une mère voilée par un élu du Rassemblement national qui a lancé l’énième polémique. Ce mardi, le Sénat doit d’ailleurs examiner une proposition de loi LR visant à interdire les signes religieux aux parents accompagnant les sorties scolaires. Sans compter que le Journal du dimanche publiait récemment un sondage Ifop selon lequel  78 % des Français jugent que la laïcité est « menacée ». Selon cette étude, ils sont également 80 % à penser que « la question de la laïcité se pose aujourd’hui différemment en France s’agissant de la religion musulmane ». Alors pourquoi une telle obsession pour le voile ? On a posé l’épineuse question à Hourya Bentouhami, philosophe et maîtresse de conférence à l’université de Toulouse Jean-Jaurès.

Y a-t-il une obsession française sur le voile ?

Certainement, on peut dire qu’en France les musulmans, et plus spécifiquement les femmes musulmanes voilées, sont interdits d’apparition. Les corps des musulmanes portant le foulard sont traqués dans le moindre espace public ou privé (sur les plages, dans les restaurants, les entreprises…). Les musulmans « avoués », comme les appelle le sociologue Abdelmalek Sayad, sont des corps toujours en excès ; qui ont une injonction à la discrétion, voire à la disparition pure et simple. Plus qu’une obsession française, il existe un véritable dégoût envers les manifestations visibles d’une religion considérée à tort comme étrangère.

Comment expliquer une telle fixation ?

En partie du fait d’une certaine acception de la laïcité. La laïcité à la française s’attache surtout aux apparences, considérant que l’attachement à la laïcité et plus largement la loyauté aux lois de la République devraient se lire immédiatement dans la désaffiliation et le désaveu de sa religion. En vérité, c’est la religion musulmane qui est présumée incompatible avec la République. A ce titre, l’exigence de dévoilement jusque dans les espaces de la vie quotidienne n’est qu’un prétexte à l’expression d’un racisme qui fait ciment social, à une période où précisément l’inquiétude première des Français concerne davantage le réchauffement climatique, les retraites, les hôpitaux, et la possibilité de conduire une vie digne.

Les autres pays occidentaux ont-ils le même rapport au voile ?

Il existe de fait dans d’autres pays d’Europe des législations prohibitives du foulard, mais la France se différencie par le fait qu’elle considère l’expression de l’identité musulmane comme tendant nécessairement vers le communautarisme si elle n’est pas sans cesse rappelée à l’ordre et à la dispersion. Dans d’autres pays, comme en Belgique ou aux Pays-Bas, on peut voir des femmes médecins, des réceptionnistes, des élues voilées sans que cela suscite d’indignation républicaine. En France, on considère qu’être voilée c’est non seulement être soumise, mais être prosélyte et incapable de représenter l’universel ou d’être neutre.

Les musulmanes attirent-elles plus l’attention des Français que les musulmans ?

En réalité, les hommes musulmans subissent aussi les conséquences de l’islamophobie, mais différemment. Le mépris, les discriminations ou les violences dont ils font l’objet sont moins médiatisées car ce ne sont pas des violences exercées au nom de grands idéaux républicains et humanistes. Le dévoilement des femmes musulmanes a toujours été au centre de l’attention des politiques coloniales de civilisation, selon un adage rendu célèbre par les administrateurs de l’Algérie coloniale : « La conquête de la femme d’abord, et le reste suivra. »

Peut-on y voir du sexisme « bienveillant » voulant « libérer » la femme contre son gré, en plus de l’islamophobie ?

En effet, mais il faudra nous expliquer comment on libère les femmes en réduisant leur liberté et leur droit. Ce féminisme opportun ignore tous de ces femmes, de leur motivation, de leur attachement à la foi… et plus généralement du féminisme. Comment peut-on prétendre libérer les femmes et les aider à leur intégration sociale en leur interdisant de travailler et d’accompagner leurs enfants lors de sorties scolaires ?

Pourquoi les autres signes religieux n’ont-ils pas cet impact médiatique dans la société ?

Parce que c’est l’islam qui est considéré comme un problème. Il est souvent avancé de fait que ce serait la peur de l’islam dit « radical » et plus encore, du terrorisme, qui expliquerait ce soupçon généralisé vis-à-vis des musulmans. Mais lorsqu’une musulmane comme Latifa Ibn Ziaten – mère de la première victime de Merah – fait un travail de prévention du terrorisme dans les écoles, les parlementaires poussent des cris d’orfraie et exigent son dévoilement avant toute apparition publique.
Le gouvernement avec sa politique de détection des « signaux faibles » et les médias qui plébiscitent les éditorialistes comme Eric Zemmour, ont une immense responsabilité dans le développement d’un racisme populaire. Ils alimentent la croyance implicite que des gestes et des conduites de haine envers les musulmans seraient autorisés, avec le risque majeur en France de voir un attentat de l’extrême droite ou de déséquilibrés à la Christchurch. N’oublions pas en effet que dans ce dernier cas, les terroristes se réclamaient de la thèse de Renaud Camus sur le « grand remplacement ».

Comment expliquer que la loi sur la laïcité soit si mal comprise et soit autant détournée contre le voile ?

Certainement parce que le problème français du voile n’est pas lié à la laïcité contrairement à ce qui est sans cesse claironné. Ce qui ne passe pas dans la visibilité de l’islam, c’est l’existence pérenne des musulmans et plus largement de populations postcoloniales. La preuve en est que la loi sur les signes religieux à l’école de 2004 n’a pas fait taire les polémiques, puisque celles-ci s’étendent sans cesse vers des lieux et des espaces où les femmes concernées ne sont pas des agents de la fonction publique. Ces traques et cette volonté de faire disparaître tout signe d’expression de la foi musulmane dans l’espace public risquent d’alimenter précisément ce que l’on veut combattre, c’est-à-dire le terrorisme.
 
Commentaires:

Enregistrer un commentaire

Abonnement Publier les commentaires [Atom]





<< Accueil
"Si vous n’y prenez pas garde, les journaux finiront par vous faire haïr les opprimés et adorer les oppresseurs." Malcom X

Archives
février 2007 / mars 2007 / avril 2007 / mai 2007 / juin 2007 / juillet 2007 / août 2007 / septembre 2007 / octobre 2007 / novembre 2007 / décembre 2007 / janvier 2008 / février 2008 / mars 2008 / avril 2008 / mai 2008 / juin 2008 / septembre 2008 / octobre 2008 / novembre 2008 / décembre 2008 / janvier 2009 / février 2009 / mars 2009 / avril 2009 / mai 2009 / juin 2009 / juillet 2009 / août 2009 / septembre 2009 / octobre 2009 / novembre 2009 / décembre 2009 / janvier 2010 / février 2010 / mars 2010 / avril 2010 / mai 2010 / juin 2010 / juillet 2010 / août 2010 / septembre 2010 / octobre 2010 / novembre 2010 / décembre 2010 / janvier 2011 / février 2011 / mars 2011 / avril 2011 / mai 2011 / juin 2011 / juillet 2011 / août 2011 / septembre 2011 / octobre 2011 / novembre 2011 / décembre 2011 / janvier 2012 / février 2012 / mars 2012 / avril 2012 / mai 2012 / juin 2012 / juillet 2012 / août 2012 / septembre 2012 / octobre 2012 / novembre 2012 / décembre 2012 / janvier 2013 / février 2013 / mars 2013 / avril 2013 / mai 2013 / juin 2013 / juillet 2013 / août 2013 / septembre 2013 / octobre 2013 / novembre 2013 / décembre 2013 / janvier 2014 / février 2014 / mars 2014 / avril 2014 / mai 2014 / juin 2014 / juillet 2014 / août 2014 / septembre 2014 / octobre 2014 / novembre 2014 / décembre 2014 / janvier 2015 / février 2015 / mars 2015 / avril 2015 / mai 2015 / juin 2015 / juillet 2015 / août 2015 / septembre 2015 / octobre 2015 / novembre 2015 / décembre 2015 / janvier 2016 / février 2016 / mars 2016 / avril 2016 / mai 2016 / juin 2016 / juillet 2016 / août 2016 / septembre 2016 / octobre 2016 / novembre 2016 / décembre 2016 / janvier 2017 / février 2017 / mars 2017 / avril 2017 / mai 2017 / juin 2017 / juillet 2017 / août 2017 / septembre 2017 / octobre 2017 / novembre 2017 / décembre 2017 / janvier 2018 / février 2018 / mars 2018 / avril 2018 / mai 2018 / juin 2018 / juillet 2018 / août 2018 / septembre 2018 / octobre 2018 / novembre 2018 / décembre 2018 / janvier 2019 / février 2019 / mars 2019 / avril 2019 / mai 2019 / juin 2019 / juillet 2019 / août 2019 / septembre 2019 / octobre 2019 / novembre 2019 / décembre 2019 / janvier 2020 / février 2020 / mai 2020 /


Powered by Blogger

Abonnement
Articles [Atom]