Tribune. Le voile est désormais le chiffon rouge qui cristallise toutes les peurs, les paniques et même les hystéries de la France. Pourquoi? Parce que le voile au fil des années, est devenu une sorte de métonymie anxiogène qui désigne l’autre, les autres, femmes et hommes confondus. Bref, tout ce qui semble désormais réfractaire ou insoluble dans le paysage français. Pour paraphraser Sartre on peut dire que le voile aujourd’hui, c’est les Autres. C’est-à-dire l’enfer.
Ce signe que l’on croit religieux est d’origine païenne, il remonte en fait à la nuit des temps. La première mention de son port obligatoire remonte aux lois assyriennes attribuées au roi Téglat-Phalazar Ier qui a régné aux alentours du Xe siècle avant Jésus-Christ. Le voile serait né d’une croyance sémitique qui assimilait la chevelure de la femme à sa toison pubienne. Ses cheveux feraient miroir à son pubis! Ainsi, la femme porte son sexe sur sa tête ou sur son visage, d’où la nécessité d’effacer de l’espace public le désir furieux de sexe ou la concupiscence qu’elle peut inspirer aux hommes. Le voile, répond au cri d’effroi que l’homme lance depuis trois mille ans à la femme  «cache ce pubis que je ne saurai voir». Cette lecture est toujours d’actualité chez certains religieux.
C’est Saint Paul qui, le premier, a imposé le voile aux femmes en avançant des arguments strictement théologiques. Dans l’Epître aux Corinthiens, il écrit: «Toute femme qui prie ou parle sous l’inspiration de Dieu sans voile sur la tête, commet une faute identique, comme si elle avait la tête rasée. Si donc une femme ne porte pas de voile, qu’elle se tonde; ou plutôt, qu’elle mette un voile, puisque c’est une faute pour une femme d’avoir les cheveux tondus ou rasés.» Et plus loin: «L’homme, lui, ne doit pas se voiler la tête: il est l’image et la gloire de Dieu, mais la femme est la gloire de l’homme. Car ce n’est pas l’homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme, et l’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. Voilà pourquoi la femme doit porter sur la tête la marque de sa dépendance.» L’Eglise s’en servira à l’égard des femmes, pour les considérer comme des créatures inférieures par nature et selon le droit.
Le Coran consacre au voile ces passages: «Et dis aux croyantes de baisser leurs regards, de garder leur chasteté et de ne montrer de leurs atours que ce qui en paraît et qu’elles rabattent leur étoffe sur leurs poitrines.» Coran (24 : 31). Enfin dans la sourate 33, Al-Ahzab (les Coalisés), au verset 59, il est dit: «Ô Prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles, et aux femmes des croyants, de ramener sur elles de grandes étoffes: elles en seront plus vite reconnues et éviteront d’être offensées.» Coran (33 : 59) Les versets, comme on le voit, ne constituent une prescription religieuse formelle. Aujourd’hui plusieurs théologiens musulmans l’affirment. Cependant aux yeux des musulmans rigoristes la femme est considérée comme awra, littéralement «borgne» ou «partie honteuse», qu’il convient d’occulter et d’effacer, coûte que coûte, de l’espace public. Mais le débat n’est pas là. Longtemps on a cru, et à raison, que le hijab est le symbole d’asservissement de la femme par l’homme, et c’est toujours vrai. Mais ces dernières années, le voile a connu aussi une sorte de glissement symbolique, il est devenu, notamment en Europe, et surtout pour les jeunes générations, un signe d’insoumission et de dissidence que les femmes affichent dans les sociétés occidentales, pour dire qu’elles n’en partagent pas les valeurs. Si on ne tient pas compte de ce renversement et de cette mutation symboliques, on restera toujours à côté de la plaque. Le hijab exprime désormais une forme radicale d’insurrection, juvénile; on a vu le nombre de filles qui ont pris ces dernières années le chemin de la Syrie.
Travaillant depuis des années au Studio théâtre de Stains, l‘un des rares théâtres ouvert sur la vie et la diversité de la cité, j’ai été étonné de croiser l’une des filles qui fréquentait nos ateliers entièrement voilée. C’était une Française de souche. Voyant ma stupeur elle m’a répondu: «Pourquoi tu me regardes comme ça? Je ne suis pas devenue un monstre, au contraire, depuis que je porte le voile, j’ai l’impression d’être dans la peau d’un ange, j’ai arrêté le shit et l’alcool; le soir, je peux prendre le RER à minuit, tranquille. Quand je n’ai rien à manger, je frappe chez les voisines, elles m’ouvrent leur frigo, quand je rentre chez moi, je vais sur facebook, et j’ai 10 000 sœurs à Berlin, Londres, Dakar, New York, ou Jakarta. J’ai de la famille partout, je peux aller où je veux, et toi tu me proposes quoi? D’aimer Koltès et de crever la dalle, seule, dans la cité comme une chienne de banlieue?». Cette question pointe notre impuissance, notre faillite et celle des pouvoirs publics. Au lieu de proposer des rêves concrets, on se contente de discours, de bons sentiments et d’admonestations. Et à chaque crise, plutôt que de mettre à plat les choses, de se poser la question: qu’est ce qui fait que cette génération soit si rétive au pacte républicain? Pourquoi foule-t-elle du pied les lois de la laïcité, qui n’est rien d’autre que l’art de vivre sa foi en prenant soi de ne pas empiéter sur les croyances des autres? Pourquoi une partie de la jeunesse française, issue des immigrations, estime-t-elle aujourd’hui avoir été laissée sur le bord de la route? Au lieu de cela, au lieu de la réflexion, on revient aux réflexes de jadis: on ressort l’épouvantail de l’immigration que l’on croyait épuisé depuis Sarkozy, et qui est devenu une sorte d’exutoire, de défouloir ou de fourre-tout, qui serait à l’origine des malheurs des Français alors qu’ils souffrent d’un libéralisme effréné et de la destruction systématique de leur système social.
Même les migrants aujourd’hui ne veulent pas de la France. On l’a vu, ils préfèrent crever dans la Manche pour rejoindre l’Angleterre plutôt que de rester dans le Nord-Pas-de-Calais. Non, les «monstres» ne viennent pas d’ailleurs, pas plus qu’ils ne tombent du ciel, «les monstres» fleurissent dans les territoires désertés, sciemment, par la République. A la veille de la Révolution, Diderot, rêvait pour desserrer l’étau de l’Eglise, «d’élargir Dieu». Demain, il faudra penser à élargir davantage la France, si on veut que ces femmes et ces filles tombent un jour le voile. Elles le feront le jour où elles sauront qu’elles ne sont pas étrangères, mais chez elles dans ce pays qui est le leur et qu’on leur dénie. J’ai été un partisan farouche, et le reste, de la loi de 2004 sur l’interdiction des signes ostentatoires à l’école. J’avais du reste défendu cette loi dans les colonnes de Libération.
Mais je ne crois pas à l’idée de l’interdiction du voile, dont rêvent beaucoup de politiques, et pas seulement Marine le Pen. Une loi pareille ne ferait qu’accentuer les replis identitaires et convaincre beaucoup du caractère raciste de la République. La peur du voile traduit en fait la grande panique d’une vieille France qui est en train de mourir et qui, dans la douleur, met au monde un autre pays où elle ne se reconnaît pas. Une France qui sera peuplée de petites têtes blondes ou brunes, noires ou jaunes qui apprendront à l’école qu’elles ont toutes pour ancêtre, non pas les Gaulois, mais une australopithèque, née en Afrique il y a 3,18 millions d’années et qui s’appelait Lucy.
Dernier ouvrage de Mohamed Kacimi, Dissidences, éditions Frantz Fanon, Alger.