ELWATAN-ALHABIB
vendredi 27 octobre 2017
 

Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou : « L’“État islamique” sera de plus en plus un phénomène occidental »






ENTRETIEN RÉALISÉ PAR PIERRE BARBANCEY
MARDI, 24 OCTOBRE, 2017
L'HUMANITÉ
Chassé de Raqqa (Syrie), le 17 octobre, l’« État islamique » a déjà commencé sa mutation. Photo : Erik De Castro / Reuters
Chassé de Raqqa (Syrie), le 17 octobre, l’« État islamique » a déjà commencé sa mutation. Photo : Erik De Castro / Reuters
Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou publie un ouvrage (1) qui marque une rupture avec les études consacrées jusque-là à Daech, récemment défait à Raqqa. S’intéressant à sa généalogie, ses liens avec al-Qaida, il pointe son immersion dans un monde postcolonial marqué par la violence politique.
Que représentent les chutes de Mossoul et Raqqa pour l’« État islamique » (EI) ?
Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou Professeur d’histoire internationale au Graduate Institute à GenèveMohammad-Mahmoud Ould Mohamedou Un micro-récit tactique surjoué par ses adversaires et moins conséquent que le macro-récit stratégique qui anime le groupe. Le focus médiatisé sur cet épisode retient, à tort, plus l’attention des décideurs politiques au niveau international et régional, et, partant, leurs populations invitées à ne comprendre – c’est-à-dire donc ne pas vraiment comprendre – la question de l’« État islamique » que dans une logique militaire et sécuritaire, là où le problème est sociétal et historique. D’une part, des défaites d’appareils étatiques sont présentées comme des victoires, puisqu’un groupe armé, quelle que soit sa force, n’aurait en réalité jamais dû prendre le contrôle durant trois longues années (de l’été 2014 à l’automne 2017) de villes si importantes et d’aires si larges face à des coalitions internationales si puissantes et des adversaires si farouches (peshmergas, milices chiites, forces paramilitaires irakiennes et syriennes). D’autre part, et de manière plus importante, l’EI avait en réalité déjà entamé une nouvelle transformation avant les épisodes de reconquête de ces villes, relativisant donc plus en avant l’importance de ce récit de « victoire finale ». À la mi-2015, l’EI opère une mutation et se replace de plus en plus dans cet espace transnational (Paris, Bruxelles, Londres…), qui avait été le propre d’al-Qaida de Ben Laden il y a quinze ans, mais en lui donnant, cette fois-ci, une assise locale plus forte avec l’implication de nationaux de ces pays. En se repositionnant aujourd’hui dans l’évanescence du transnational et en reprenant sa place d’insurrection irakienne et syrienne, l’EI va pouvoir marier des dynamiques qu’elle contrôle en réalité bien mieux que la gestion de la chose administrative à Raqqa et Mossoul et jouer sur ce tableau martial avec plus d’agilité. De débâcle, il n’y a en donc en réalité point, simplement un déplacement de terrain.
Le sous-titre de votre ouvrage est « Violence politique et transformation de l’ordre mondial ». Avant d’en venir à la création même de l’EI, comment ces deux notions sont-elles liées ?
Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou Intrinsèquement et historiquement. Au-delà des architectures de construction de la paix mondiale et des dynamiques de « plus jamais ça » d’après-guerre en Europe, l’ordre mondial contemporain est indélébilement fondé sur une violence initiale, à savoir la dépossession coloniale, que l’on a présentée comme ayant été résolue et transcendée mais qui en réalité a été normée et habillée différemment durant la période postcoloniale (exigence de bonne gouvernance, conditionnalités démocratiques, interventionnisme à répétition, injonctions de « stabilité », partenaires sécuritaires/régimes autoritaristes et à terme « guerre contre le terrorisme ») depuis la fin des années 1980, dès que l’interlude de la guerre froide prend fin et que l’on se retourne vers le Sud pour le rediscipliner. Cet ordre est assis dans une nouvelle violence politique, aux forts relents sociaux et économiques, qui est venue s’ajouter dans un contexte postmoderne et postmondialisation. L’émergence, le développement et le futur de l’EI sont plus profondément liés à la symbiose de ces deux ordres fabricateurs de désordre et non pas, comme le débat ambiant en Occident insiste à le faire, à l’islamisme radical ou simplement l’islam à la suite de lectures à la parole raciste de plus en plus libérée et au contenu scientifique absent.
Vous proposez de lire ce qui se passe aujourd’hui à l’aune de l’histoire du monde arabe. On a tendance à parler aujourd’hui de « monde arabo-musulman ». Est-ce juste  ?
Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou En réalité, j’invite plus à une lecture de l’EI comme une organisation qui sera de plus en plus occidentale… À l’évidence, ces deux dimensions arabe et musulmane sont importantes pour l’EI mais elles se jouent sur des temporalités différentes. Au départ, le géniteur de l’EI est une organisation, al-Qaida, qu’Oussama Ben Laden porte à une dimension transnationale (arabe, asiatique, africaine et européenne) qui dépasse à la fois le tropisme arabe, et ceci est important puisque le leadership originel est saoudien (Ben Laden), égyptien (Aymen El Zawahiri) et palestinien (Abdallah Azzam), et à une dimension confessionnelle puisque Ben Laden refuse explicitement d’attaquer les chiites en Irak (et Zawahiri intime à Abou Moussab El Zarkawi d’arrêter de le faire en 2006). Ce mouvement d’islamisme radical mondialisé est présent à la naissance de l’EI en Irak, mais, par la suite, et dans le contexte des conflits en Syrie et en Irak, la question identitaire émerge, également avec l’arrivée de combattants d’autres pays arabes (tunisiens, saoudiens, libyens…), et les dirigeants des factions du groupe en Irak et en Syrie sont de plus en plus motivés par un retour au local et à des questions néo-baasistes (référence aux partis Baas rivaux de Bachar Al Assad à Damas et Saddam Hussein à Bagdad – NDLR) et tribales. Le rajout des combattants étrangers venus d’autres régions renforce paradoxalement cet aspect identitaire censé avoir été transcendé au sein d’une communauté de religion. Il y a de plus des références chez Ben Laden à la mythologie guerrière de l’histoire arabe et musulmane, que l’on retrouve ensuite mises en scène avec l’EI.
Vous dites qu’al-Qaida est arrivé à son but et a muté. Pourquoi existe-t-il encore des groupes se revendiquant de cette organisation ?
Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou Comprenons que ce que Ben Laden a cherché à mettre en place, c’est non pas une organisation mais un mouvement ; très précisément une « base » (qaida en arabe) pour mener le combat transnationalement. Il est, à cet égard, révélateur que le nom initial du groupe en 1988 soit al-Qaida al-Askariya (la base militaire). Ce projet de violence politique, mise à jour par le biais d’une militarisation résultant de l’expérience en Afghanistan durant le conflit avec l’Union soviétique durant les années 1980, est ensuite patiemment travaillé durant les années 1990, culminant avec les attentats du 11 septembre 2001. Au lendemain de ce premier acte, le groupe entame une deuxième période durant laquelle il dissémine son action – c’est l’époque des franchises régionales en Afrique du Nord, au Golfe et en Irak, notamment – afin de l’inscrire dans la durée et peser, façon Sun Tzu (général chinois du VIe siècle av. J.-C., auteur de l’ouvrage de stratégie militaire le plus ancien connu, l’Art de la guerre – NDLR), sur ses adversaires en élargissant son champ d’action. Enfin, dans un troisième moment, et en se rendant paradoxalement elle-même obsolète, al-Qaida passe de facto le bâton à une de ces franchises, l’EI, qui la dépasse et la déplace. Au final, si les groupes tels al-Nosra (désormais Jabhat Fatah al-Sham) en Syrie ou Aqmi au Maghreb se réclament d’al-Qaida, c’est bien en réalité cet EI formellement en compétition avec elle, et dont Zawahiri dénonce en 2013 le coup de force, qui est son véritable héritier.
Comment en est-on arrivé à l’EI ?
Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou Le déficit de théorisation de l’EI dans les sciences sociales est le pendant du marketing réussi médiatiquement et politiquement de la guerre contre le terrorisme. À ne parler que « terrorisme », « sécurité », « radicalisme » et « extrémisme », l’université a perdu de vue l’essentiel ici, à savoir l’analyse de l’histoire et l’élaboration de la conceptualisation. Lorsque ce groupe apparaît en avril 2013 en tant qu’« État islamique en Irak et au Levant » (EIIL) puis devient l’« État islamique » en 2014, le récit précédemment adopté en 2001 pour al-Qaida est remis en selle et le seul tropisme qui est mis en avant est celui de la nouveauté et de la dangerosité. Aussi l’on manque de voir deux notions essentielles à notre compréhension de l’histoire de ce mouvement et, partant, de la nature de la violence mondialisée contemporaine. Premièrement, la filiation par rapport à al-Qaida est complexe et dénote à la fois un remplacement générationnel, comme on l’a noté, mais également une redéfinition du projet, en ce sens que le recentrage territorial et la contiguïté de l’EI s’opposent à la fluidité d’al-Qaida. En se « rebootant » ainsi, l’EI offre un nouveau produit plus fort et une destination circonscrite à sa soldatesque, là ou al-Qaida leur demandait un travail d’auto-organisation (la cellule de Hambourg, les franchises, etc.) différent. La seconde idée essentielle est celle de la nature hybride de l’EI. J’identifie dans mon ouvrage sept identités différentes du groupe : héritier d’al-Qaida, insurrection islamiste irakienne, rébellion militaire irakienne néo-baasiste, soulèvement syrien post-2011, groupe islamiste régional, mouvement transnational islamiste et, aujourd’hui, tremplin pour des individualités occidentales radicalisées diverses.
Comment ce mouvement transnational généré par al-Qaida a pu se traduire par la suite par des départs massifs notamment de l’Europe vers les territoires tenus par l’EI ?
Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou Du maelström des deux conflits au Levant, en Irak et en Syrie naît en 2012-2013 un vortex qui s’installe comme une nouvelle destination pour les islamistes radicaux. À la perte du leader Ben Laden, un an et demi plus tôt, et celle de compétitivité de la marque de son organisation se substituent non pas une nouvelle figure mais un espace et un projet nouveau mené par l’entité de remplacement/déplacement qu’est l’EI. Ce qui se passe par la suite est un phénomène unique et dont il faut prendre l’ampleur, non pas simplement de façon sécuritaire mais historique. Des milliers de personnes émigrent de par le monde, littéralement du Chili à la Chine, vers un double lieu (Raqqa-Mossoul) à cheval sur deux pays et géré par un groupe armé aux velléités d’étatisation. On peut noter trois facteurs qui se rejoignent en ce sens : le momentum de l’après-Ben Laden, qui est un moment d’émancipation pour sa soldatesque, le projet ultramédiatisé et mondialisé de l’EI, et la nature déjà internationalisée des conflits en Irak depuis 2003 et en Syrie depuis 2011.
Faut-il prévoir une mutation de l’EI comme cela s’est passé pour al-Qaida ?
Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou Elle est déjà entamée. Mais cette mutation ne va pas cette fois-ci se situer à un niveau d’évolution linéaire prévisible du type « État islamique 2.0 » avec des tentatives de remettre en selle ce qui sera perdu à Mossoul ou à Raqqa. Chaque nouvelle génération de groupe terroriste apprend de la précédente. De la même manière que l’EI a transformé le modèle al-Qaida, l’EI à venir sera qualitativement différent. Cette différence viendra d’un approfondissement de deux caractéristiques naissantes et qui vont éclore plus complètement, à savoir l’hybridité de l’entité et sa nature proto-occidentale. Les différentes identités de l’EI vont pouvoir accommoder d’autres sous-versions, régionalisées à l’image des wilayas (« départements ») en Libye, au Sinaï, au Nigeria, mais également de nouvelles interprétations simplement inspirées par l’EI et plus précisément par sa mécanique et son imagerie. À ceci s’ajoutera fort probablement un déplacement de cette violence vers les mégalopoles urbaines über-« tribalisées » en Occident. Le drapeau de l’EI sera ainsi plus important que l’EI, en un sens. Un symbole de rébellion extrême, un vecteur de violence et un épouvantail sanglant dans la cité postmoderne.
Votre dernier chapitre s’intitule « Le boomerang du colonialisme ». La clé réside-t-elle dans la fin des politiques néocoloniales ? La politique de reconstruction qui se prépare ne porte-t-elle pas en germe une nouvelle forme de dépendance économique ?
Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou Le silence sur l’épisode colonial dans le commentaire sur le terrorisme contemporain est le texte. Depuis 2001, une lecture anhistorique et culturaliste a abouti à une forme de simplification à l’extrême d’une séquence historique de violence qui, à l’évidence, a un soubassement colonial et postcolonial conséquent. Faire l’impasse sur ceci, comme on le fait en France et au Royaume-Uni notamment, est plus qu’une cécité ; c’est précisément une posture révélatrice d’un évitement d’une histoire en passe de rattraper ces pays. Or, réellement traiter le terrorisme dans les zones de conflits, tel le Levant ou le Sahel, c’est effectivement marquer une rupture avec cette dépossession à ne pas en finir qui s’y joue avec toujours de nouveaux visages mais avec des intérêts économiques et stratégiques familiers.
(1) À paraître le mois prochain : A Theory of Isis – Political Violence and the Transformation of the Global Order (Une théorie de l’« État islamique » – Violence politique et transformation de l’ordre mondial, non traduit ), Pluto Press, Londres et University of Chicago Press, États-Unis.
 
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