Créé en 1964, le dinar algérien était coté avec
le franc jusqu’en 1973, un dinar pour un franc, et par rapport au
dollar un dollar pour 5 dinars. Depuis 1974, la valeur du dinar a été
fixée suivant l’évolution d’un panier de 14 monnaies, avec une
dépréciation entre 1986 et 1990 de 4,82 à 12,191 (cours USD/DZD), suivie
d’une seconde dépréciation, de l’ordre de 22%, en 1991. Avec la
cessation de paiements, en 1994, et suite au rééchelonnement et aux
conditionnalités imposées par le FMI, il y a eu une nouvelle dévaluation
de plus de 40% par rapport au dollar américain suivie dès 1995-1996
d’une convertibilité commerciale de la monnaie algérienne.
En février 2015, le problème central, toujours
posé, est le suivant : pourquoi la valeur du dinar est-elle si
insignifiante (107,247 dinars pour un euro et 94, 123 dinars pour un
dollar, selon le cours du Forex1, en date du 14 février 2015) en
comparaison, par exemple, avec le dinar tunisien qui se cote 2,284 pour
un euro et 1, 927 pour un dollar, ou avec la monnaie marocaine, qui est
de 9,534 dirhams un dollar et 10,811 dirhams pour un euro ? Sur le
marché parallèle, contrairement aux pays voisins, l’écart taux
officiel-taux parallèle est important (il est passé de 140 DA un euro
fin 2013 à 160 DA un euro, en février 2015) et les devises se vendent et
s’achètent sur la place publique sans aucune intervention bancaire.
C’est que le marché parallèle joue le rôle d’assouplisseur d’un contrôle
de change trop rigide.
Bien que les données soient souvent
contradictoires, certaines sources estiment à environ deux à trois
milliards de dollars les montants échangés annuellement sur le marché
parallèle algérien entre 2009 et 2014. Le montant est extrêmement faible
en comparaison avec les sorties de devises. Pour preuve, en 2014, 60
milliards de dollars de biens, auxquels il faut ajouter 12 milliards de
dollars de services, donc un total de 72 milliards, sorties de devises
auquel il faut ajouter 7/8 milliards de dollars de transferts légaux de
capitaux contre une recette de 58/59 milliards de dollars de Sonatrach ,
les exportations hors hydrocarbures étant insignifiantes (-2/3%), bien
que le cours du baril moyenne de l’année 2014 de plus de 85 dollars (le
prix du gaz étant indexé sur celui du pétrole).
Combiné à la baisse en volume constaté entre
2005/2014, à un cours de 60 dollars les recettes de Sonatrach
s’établiront entre 35/40 milliards de dollars et à 70 entre 40/45
milliards de dollars. Combien l’Algérie peut-elle tenir avec une sortie
de devises de 80 milliards de dollars et engranger entre 40/50 milliards
de dollars ? Aussi, je recense six raisons du dérapage du dinar ayant
un impact sur le processus inflationniste.
Premièrement, l’écart s’explique par la
diminution de l’offre, du fait que la crise mondiale, combinée au décès
de nombreux retraités algériens, a largement épongé l’épargne de
l’émigration. Cette baisse de l’offre en devises a été contrebalancée
par les fortunes acquises régulièrement ou irrégulièrement par la
communauté algérienne, localement et à l’étranger, qui fait transiter
irrégulièrement ou régulièrement des devises en Algérie. Les
importations de biens et services ont été de plus de 570 milliards de
dollars entre 2000/2014. Si l’on applique seulement 10% de
surfacturation (mauvaises négociations des contrats- corruption), nous
aurons 57 milliards de dollars. Que représente ce montant comparé aux
révélations de The international Consortium of Inverstigative
Journalists (ICIJ) et du quotidien français Le Monde selon
lesquelles 400 clients algériens ou liés à l'Algérie possèdent des
comptes dans la filiale suisse de la banque britannique HSBC d’un
montant dépassant les 670 millions de dollars ?
La reconvention de l’argent mal acquis, jouant
sur la distorsion du taux de change en référence à l’officiel (vous me
facturez 120/130 au lieu de 100, avec la complicité des fournisseurs,
opérations plus faciles et plus rapides dans le commerce), montre
clairement que le marché parallèle des devises est bien plus important
que l’épargne de l’émigration.
Cette corruption à travers les surfacturations
confirme les données internationales qui notent que pour la seule année
2013, plus d’un millier d’appartements ont été achetés par des Algériens
non résidents dans la ville espagnole de Valence. Si on compte une
moyenne de 100.000 euros par appartement, ce sont plus de 100 millions
d’euros que les Algériens ont dépensé dans cette seule ville. Un chiffre
auquel il faudra additionner les autres villes espagnoles mais aussi
françaises (les Algériens sont dans le quatuor de tête des acquéreurs
immobiliers à Paris et dans sa région, où l’immobilier est l’un des plus
chers au monde). Cela explique également en Algérie la flambée des
prix, notamment dans les grandes agglomérations et même en zone
semi-urbaine, ces placements dans l’immobilier étant une valeur refuge
contre la dépréciation du dinar. Ces montants fonctionnant comme des
vases communicants entre l’étranger et l’Algérie renforcent l’offre. Il
existe donc un lien dialectique entre ces sorties de devises dues à des
surfacturations et l’offre ; autrement cette dernière serait fortement
réduite et le cours sur le marché parallèle de devises serait plus
élevé, jouant paradoxalement comme amortisseur pour la chute du dinar
sur le marché parallèle.
Deuxièmement, la demande provient de simples
citoyens qui voyagent : touristes, ceux qui se soignent à l’étranger et
les hadjs) du fait de la faiblesse de l’allocation devises. Les agences
de voyages, à défaut de bénéficier du droit au change, recourent aux
devises du marché noir, étant importatrices de services.
Majoritairement, elles exportent des devises au lieu d’en importer comme
le voudrait la logique touristique, comme en Turquie, au Maroc ou en
Tunisie.
La sphère informelle : une évasion fiscale de 3 milliards de dollars par an
Troisièmement, la forte demande provient de la
sphère informelle, qui contrôle 40-50% de la masse monétaire en
circulation (les calculs pour 2012 uniquement donnent plus de 62
milliards de dollars) avec une concentration au profit d’une minorité et
65% des segments de différents marchés: fruits et légumes, viande
rouge/blanche, poisson et, à travers l’importation en utilisant de
petits revendeurs, le textile-cuir. Il existe une intermédiation
financière informelle, loin des circuits étatiques. Au niveau de cette
sphère, qui est le produit de la bureaucratie, tout se traite en cash
favorisant des liens dialectiques avec certains segments rentiers du
pouvoir et donc la corruption. L’union nationale des commerçants
algériens estime l’évasion fiscale due à cette sphère d’environ 3
milliards de dollars par an.
La cause essentielle de cette situation réside
dans les dysfonctionnements des différentes structures de l’Etat, du
fait de l’interventionnisme excessif de ce dernier qui fausse les règles
du marché, ce qui contraint les ménages et les opérateurs à contourner
les lois et les règlements. Ainsi, lorsque les autorités publiques
taxent (fiscalité excessive) et réglementent à outrance ou en déclarant
illégales les activités du libre marché, elles biaisent les relations
normales entre acheteurs et vendeurs. En réaction, les acheteurs et les
vendeurs cherchent naturellement les moyens de contourner les embûches
imposées par les gouvernements.
Lorsqu’un gouvernement veut imposer des règles
et des lois qui ne correspondent pas à l’état réel de la société, cette
dernière enfante ses propres lois lui permettant de fonctionner. Le
fondement d’un contrat doit reposer sur la confiance. Au niveau de la
sphère informelle, il existe des contrats informels plus crédibles que
ceux de l’Etat, car reposant sur la confiance entre l’offreur et le
demandeur. Qu’on visite l’Algérie profonde et on verra des milliers de
contrats établis par des notables crédibles au niveau de différentes
régions du pays, en présence de témoins. Devant le fait accompli, l’État
a souvent régularisé ces contrats (notamment dans le domaine du foncier
et de l’immobilier). Il doit se cantonner dans son rôle de régulateur
stratégique et non fausser les règles de la libre concurrence. Dans les
pays à économie administrée, on délivre des autorisations (comme,
autrefois, les licences d’importation, que certains nostalgiques
voudraient rétablir) qui permettent à ceux qui ont des relations de les
vendre, mais au cours du marché, s’alignant sur les cours du marché
parallèle donnant à ces personnes ayant des relations des rentes sans
contreparties productives.
Quatrièmement, l’écart s’explique par le
passage de la Remdoc au Crédoc, crédit documentaire (expliquant les
mesures d’assouplissement), en 2013, ce qui a largement pénalisé les
petites et moyennes entreprises représentant plus de 90% du tissu
industriel en déclin (5% du PIB). Le Crédoc n’a pas permis de juguler,
comme cela était prévu, la hausse des importations, mais a renforcé les
tendances des monopoles importateurs, où, selon l’officiel, 83% du tissu
économique global est constitué du commerce et de petits services à
faible valeur ajoutée. Nombreuses sont les PME/PMI qui, pour éviter les
ruptures d’approvisionnement, ont dû recourir au marché parallèle de
devises. Le gouvernement a, certes, relevé à 4 millions de dinars la
possibilité du recours au paiement libre pour les importations urgentes
de matières premières ou de pièces de rechange mais cela reste
insuffisant. Par ailleurs, beaucoup d’opérateurs étrangers utilisent le
marché parallèle pour le transfert de devises, puisque chaque Algérien a
droit à 7.200 euros par voyage transféré, utilisant leurs employés
algériens pour augmenter le montant.
Une grosse dépense publique à très faible impact
Cinquièmement, l’Etat fait déraper (la Banque
d’Algérie parle de glissement) le dinar pour voiler l’importance du
déficit budgétaire, biaisant les comptes publics. On a vu, par le passé,
que lorsque le cours du dollar baissait et celui de l’euro augmentait,
la Banque centrale dévaluait le dinar, pour des raisons politiques, tant
par rapport au dollar que de l’euro alors que le dinar, dans une
véritable économie de marché, devrait s’apprécier par rapport au dollar.
Pourquoi cet artifice comptable ? Les recettes
des hydrocarbures, estimées selon les bilans de Sonatrach à plus de 760
milliards de dollars entre 2000 et 2014, sont reconverties en dinars,
passant, par exemple, de 70 à 90 DA un dollar, les taxes douanières se
calculant sur la partie en dinars et cette dévaluation accélérant
l’inflation intérieure. Tout cela voile l’inefficacité du budget de
l’Etat à travers la dépense publique (gonflement de la fiscalité
hydrocarbures) et gonfle artificiellement le Fonds de régulation des
recettes calculé en dinars. L’inflation étant la résultante, cela
renforce la défiance vis-à-vis du dinar où le cours officiel se trouve
déconnecté par rapport au cours du marché parallèle traduisant le cours
du marché.
Sixièmement, l’écart s’explique par le niveau
d’inflation qui ne peut être compris qu’en analysant d’abord la
productivité du travail et les liens dialectiques entre le
développement, la répartition du revenu et le modèle de consommation par
couche sociale. Celui qui perçoit 200 euros par mois n’a pas la même
perception de l’inflation que celui qui en perçoit 30.000. La
non-proportionnalité est réelle entre la dépense publique programmée
(plus de 630 milliards de dollars entre budget d’équipement et de
fonctionnement entre 2000 et 2013 mais aucun bilan physico-financier à
ce jour) et son faible impact : le taux de croissance moyen n’a pas
dépassé 3% entre 2000 et 2014 (il aurait dû dépasser les 10%). Cela est
source d’inflation et explique la détérioration de la cotation du dinar
sur le marché libre par rapport aux devises que la Banque d’Algérie
soutient artificiellement grâce aux recettes d’hydrocarbures.
La faiblesse de la productivité du travail
aggravée par le versement de salaires sans contrepartie productive
accroît l’inflation et l’importation ; du fait que l’Algérie a une
capacité productive très faible, 70% des besoins des entreprises
publiques et privées, dont le taux d’intégration ne dépasse pas 15%,
sont couverts par l’importation. Selon un rapport de l’OCDE, la
productivité du travail en Algérie est une des plus faibles dans le
Bassin méditerranéen. Pour se prémunir contre l’inflation, et, donc, la
détérioration du dinar, non seulement l’Algérien place ses actifs dans
le foncier, l’immobilier ou l’or mais aussi place une partie de
l’épargne dans les devises. C’est un choix de sécurité dans un pays où
l’évolution des prix pétroliers est décisive.
Ce sont les réserves de change actuels
d’environ 190 milliards de dollars (y compris les 173 tonnes d’or) qui
permettent de soutenir la valeur officielle du dinar, entre 8 et 10
milliards de dollars ayant été consommés en 2014 en raison de la chute
du cours des hydrocarbures. Si les réserves de change tombent en dessous
de 20/30 milliards de dollars, l’euro s’échangera sur le marché
parallèle entre 300/350 dinars connecté à plus de 70% à la valeur des
hydrocarbures autant que le pouvoir d’achat des Algériens.
L’Algérie ne peut continuer à fonctionner sur
la base d’un baril à 120/130, avec cette envolée des dépenses
improductives qui ont des conséquences néfaste sur la valeur du dinar
algérien, coté administrativement et déconnecté de la situation
économique réelle. La valeur de la monnaie dépend de la confiance, de la
production et de la productivité, comme nous l’ont montré les analyses
des classiques de l’économie sur la valeur. Face à une économie
totalement rentière, au risque du retour de l’inflation, à
l’incertitude politique et la psychose créée par les scandales
financiers, beaucoup de responsables et ménages achètent à l’étranger,
se mettant dans la perspective d’une chute des revenus pétroliers, et vu
les fluctuations erratiques des cours d’or, à la baisse, ils achètent
des devises. Cela explique que le dérapage du dinar, au lieu de
dynamiser les exportations hors hydrocarbures, a produit l’effet
contraire, montrant que le blocage est d’ordre systémique.
Cela rend urgent l’approfondissement de la
réforme globale, de profondes réformes structurelles, par une nette
volonté politique qui rencontreront de fortes résistances de la part des
tenants de la rente sous le couvert fallacieux d’un nationalisme
populiste, alors que le véritable nationalisme se mesure par la création
de la valeur ajoutée interne. Cela implique de lever touts les
obstacles bureaucratiques, de réhabiliter l’entreprise publique et
privée créatrice de richesses, le savoir, la réforme du système
financier, lieu de distribution de la rente (les banques publiques
contrôlent en 2015 plus de 80% du crédit octroyé et les banques privées,
malgré leur nombre, sont marginales) ainsi que le règlement de
l’épineux problème du foncier.
En cas de non-dynamisation des sections hors
rente, le dinar algérien ne pourrait que se déprécier à l’avenir avec le
retour à l’inflation que le gouvernement comprime actuellement par des
subventions généralisées et sans ciblage (subventions et transferts
sociaux totalisent environ 60 milliards de dollars soit 27-28% du
PIB). Cela est intenable dans le temps au vu de l’évolution prévisible
du cours des hydrocarbures qui, entre 2015 et 2020, selon l’AIE,
fluctueront entre 60 et 90 dollars le baril, le pic énergétique étant
reporté 2025/2030.
Le retour à l'inflation ne pourra que conduire
à terme au relèvement des salaires, avec une spirale inflationniste,
qui conduirait à son tour au relèvement des taux d’intérêts des banques
primaires freinant l’investissement et favorisant les rentes
spéculatives d’une minorité. D’où l’urgence de la transition d’une
économie de rente à une économie hors hydrocarbures, fonction elle-même
d’une transition énergétique dans le cadre d’avantages comparatifs
mondiaux.
(*) Abderrahmane Mebtoul est professeur des Universités et expert international en management stratégique.
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