Norman Finkelstein : Charlie Hebdo n’est pas satirique, il est sadique
Dans cet article, Norman
Finkelstein fait des rappels historiques et éthiques fondamentaux, mais
impensables dans une scène médiatique française encrassée d’aveuglement,
d’ignorance et de lâcheté (cf. cet échantillon,
qui ose notamment prétendre que la France est plus libérale que les
Etats-Unis en matière de liberté d’expression). La France en est réduite
à recevoir d’Outre-Atlantique des leçons indispensables sur sa propre histoire.
*
Norman Finkelstein, Professeur
de science politique de renommée mondiale déclare qu’il n’éprouve «
aucune sympathie » pour le personnel de Charlie Hebdo
NEW YORK
Dans l’Allemagne nazie, il y avait un journal hebdomadaire antisémite appelé Der Stürmer.
Dirigé par Julius Streicher, il était réputé comme l’un des défenseurs les plus virulents de la persécution des Juifs pendant les années 1930.
Tout le monde se souvient des caricatures morbides de Der Stürmer sur les Juifs, le peuple qui était alors confronté à une discrimination et à une persécution généralisées.
Ses représentations validaient tous les stéréotypes communs sur les Juifs – nez crochu, avarice, avidité.
« Imaginons qu’au milieu de toute cette
mort et de toute cette destruction, deux jeunes juifs aient fait
irruption dans le siège de la rédaction de Der Stürmer, et
qu’ils aient tué tout le personnel qui les avait humiliés, dégradés,
avilis, insultés », se demande Norman Finkelstein, un professeur de
sciences politiques et auteur de nombreux ouvrages dont « L’industrie de l’Holocauste. Réflexions sur l’exploitation de la souffrance des Juifs » et « Méthode et démence » [consacré aux agressions israéliennes contre Gaza].
« Comment réagirais-je à cela ? » se demanda Finkelstein, qui est le fils de survivants de l’Holocauste.
Finkelstein dressait ainsi une analogie
entre une attaque hypothétique contre le journal allemand et l’attaque
mortelle du 7 janvier au siège parisien du magazine satirique Charlie Hebdo
qui a causé la mort de 12 personnes, dont son éditeur et ses principaux
dessinateurs. L’hebdomadaire est réputé pour sa publication de contenus
controversés, y compris des caricatures dégradantes sur le Prophète
Muhammad [Mahomet] en 2006 et en 2012.
L’attaque a déclenché un énorme tollé
mondial, avec des millions de personnes en France et dans le monde qui
ont défilé dans les rues pour soutenir la liberté de la presse derrière
le cri de ralliement « Je suis Charlie » ou « I am Charlie ».
Ce que les caricatures du Prophète Muhammad [Mahomet] par Charlie Hebdo ont réalisé « n’est pas de la satire », et ce qu’ils ont soulevé n’était pas des « idées », a soutenu Finkelstein.
La satire authentique est exercée soit
contre nous-mêmes, afin d’amener notre communauté à réfléchir à deux
fois à ses actes et à ses paroles, soit contre des personnes qui ont du
pouvoir et des privilèges, a-t-il affirmé.
« Mais lorsque des gens sont misérables
et abattus, désespérés, sans ressources, et que vous vous moquez d’eux,
lorsque vous vous moquez d’une personne sans-abri, ce n’est pas de la
satire », a affirmé Finkelstein.
« Ce n’est rien d’autre que du sadisme. Il y a une très grande différence entre la satire et le sadisme. Charlie Hebdo, c’est du sadisme. Ce n’est pas de la satire. »
La « communauté désespérée et méprisée »
d’aujourd’hui, ce sont les musulmans, a-t-il déclaré, évoquant le grand
nombre de pays musulmans en proie à la mort et à la destruction, comme
c’est le cas en Syrie, en Irak, à Gaza, au Pakistan, en Afghanistan et
au Yémen.
« Donc deux jeunes hommes désespérés
expriment leur désespoir contre cette pornographie politique qui n’est
guère différente de celle de Der Stürmer, qui, au milieu de
toute cette mort et de toute cette destruction, a décrété qu’il était en
quelque sorte noble de dégrader, d’avilir, d’humilier et d’insulter les
membres de cette communauté. Je suis désolé, c’est peut-être très
politiquement incorrect de dire cela, mais je n’ai aucune sympathie pour
[le personnel de Charlie Hebdo]. Est-ce qu’il fallait les tuer ? Bien
sûr que non. Mais bien sûr, Streicher n’aurait pas dû être pendu. Je ne
l’ai pas entendu dire par beaucoup de personnes », a déclaré
Finkelstein.
Streicher fut l’un de ceux qui furent
accusés et jugés au procès de Nuremberg, après la Seconde Guerre
mondiale. Il a été pendu pour ses caricatures.
Finkelstein a également fait référence
au fait que certaines personnes soutiendront qu’elles ont le droit de se
moquer de tout le monde, même des gens désespérés et démunis, et elles
ont probablement ce droit, a-t-il concédé. « Mais vous avez aussi le
droit de dire : ‘Je ne veux pas publier ça dans mon journal…’ Lorsque
vous le publiez, vous en prenez la responsabilité. »
Finkelstein a comparé les caricatures controversées de Charlie Hebdo à la doctrine des « propos incendiaires », une catégorie de propos passibles de poursuites dans la jurisprudence américaine.
Cette doctrine se réfère à certains
propos qui entraîneraient probablement la personne contre qui ils sont
dirigés à commettre un acte de violence. C’est une catégorie de propos
qui n’est pas protégée par le Premier Amendement.
« Vous n’avez pas le droit de prononcer
des propos incendiaires, parce qu’ils sont l’équivalent d’une gifle sur
le visage, et ça revient à chercher des ennuis », a déclaré Finkelstein.
« Eh bien, est-ce que les caricatures de Charlie Hebdo
sont l’équivalent des propos incendiaires ? Ils appellent cela de la
satire. Ce n’est pas de la satire. Ce ne sont que des épithètes, il n’y a
rien de drôle là-dedans. Si vous trouvez ça drôle, alors représenter
des Juifs avec des grosses lèvres et un nez crochu est également
drôle. »
Finkelstein a souligné les
contradictions dans la perception occidentale de la liberté de la presse
en donnant l’exemple du magazine pornographique Hustler, dont l’éditeur, Larry Flynt, a été abattu et laissé paralysé en 1978 par un tueur en série suprématiste blanc, car il avait publié des illustrations de sexe interracial.
« Je n’ai pas le souvenir que tout le monde l’ait glorifié par le slogan « Nous sommes Larry Flynt » ou « Nous sommes Hustler »,
a-t-il souligné. Est-ce qu’il méritait d’être attaqué ? Bien sûr que
non. Mais personne n’a soudainement transformé cet événement en un
quelconque principe politique. »
L’adhésion occidentale aux caricatures de Charlie Hebdo est due au fait que les dessins visaient et ridiculisaient les musulmans, a-t-il affirmé.
Le fait que les Français décrivent les
musulmans comme des barbares est hypocrite au regard des meurtres de
milliers de personnes durant l’occupation coloniale française de
l’Algérie, et de la réaction de l’opinion publique française à la guerre
d’Algérie de 1954 à 1962, selon Finkelstein.
La première manifestation de masse à
Paris contre la guerre « n’a eu lieu qu’en 1960, deux ans avant la fin
de la guerre », a-t-il rappelé. « Tout le monde soutenait la guerre
française annihilatrice en Algérie. »
Il rappela que l’appartement du
philosophe français Jean Paul Sartre a été bombardé à deux reprises, en
1961 et en 1962, ainsi que les bureaux de son magazine, Les Temps Modernes, après qu’il se soit déclaré absolument opposé à la guerre.
Finkelstein, qui a été décrit comme un « Radical Américain »,
a déclaré que les prétentions occidentales sur le code vestimentaire
musulman révèlent une contradiction remarquable lorsqu’on les compare à
l’attitude de l’Occident envers les indigènes sur les terres qu’ils
occupaient durant la période coloniale.
« Lorsque les Européens sont arrivés en
Amérique du Nord, ce qu’ils ont déclaré à propos des Amérindiens, c’est
qu’ils étaient vraiment barbares, parce qu’ils marchaient tout nus. Les
femmes européennes portaient alors trois couches de vêtements. Puis ils
sont venus en Amérique du Nord, et ont décrété que les Amérindiens
étaient arriérés parce qu’ils marchaient tous nus. Et maintenant, nous
marchons tout nus, et nous proclamons que les musulmans sont arriérés
parce qu’ils portent tant de vêtements », a-t-il affirmé.
« Pouvez-vous imaginer quelque chose de
plus barbare que cela ? Exclure les femmes qui portent le voile ? »,
a-t-il demandé, faisant référence à l’interdiction du voile dans les
emplois de service public français promulguée en 2004.
Les travaux de Finkelstein, accusant les
Juifs d’exploiter la mémoire de l’Holocauste à des fins politiques et
dénonçant Israël pour son oppression des Palestiniens, ont fait de lui
une figure controversée même au sein de la communauté juive.
Sa nomination en tant que Professeur à
l’Université De Paul en 2007 a été annulée après une querelle très
médiatisée avec son collègue académique Alan Dershowitz, un ardent
défenseur d’Israël. Dershowitz aurait fait pression sur l’administration
de De Paul, une université catholique de Chicago, afin d’empêcher sa
nomination. Finkelstein, qui enseigne actuellement à l’Université de
Sakarya en Turquie, affirme que cette décision fut fondée sur des «
motifs politiques transparents. »
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