ELWATAN-ALHABIB
mardi 2 septembre 2014
 
Youcef dans le puits, les gens dans le bidon 
 
 
 
 
 
par Kamel Daoud
F inalement, Youcef Ould Dada reste en prison, dans le puits, pour deux ans de prison ferme. Son procès n'est pas un événement national et tout le monde tourne le dos à tout le monde. Il faut dire que la cotation des militants est très basse, après le crash des printemps «arabes». Les régimes, encore debout, ressuscités ou en mode massacre, ont repris du souffle et l'Occident a été refroidi par l'islamisation des mouvements de foules. A la fin, cela pose la grande question éthique de «à quoi cela sert d'être militant progressiste dans le monde dit arabe ?». On aura beau lire Mahmoud Darwish, donner du sens à sa vie par ses engagements, lutter pour l'avenir de ses enfants ou à cause d'un principe qui vous noue le cœur à l'étincelle du monde, la question demeure posée, obtuse, aveugle et non négociable : faut-il lutter ?

Car au final, si oui, il y a trois raisons pour le non : l'Occident ne soutient pas les militants sauf pour usage à long terme et rentabilité à court terme. Les régimes chez nous sont devenus plus durs, plus riches, plus rusés, plus solides ou plus résistants. En trois, la troisième raison, celle que l'on ne se dit pas à haute voix par décence : faut-il lutter, sacrifier sa vie, son sang et son temps, recevoir des coups et finir dans un puits pour des populations assises, indifférentes, analphabétisées, soupçonneuses, bigotes et qui ne veulent pas de changement de vie qui signifie changement alimentaire? Crûment : «faut-il lutter pour son peuple quand son peuple n'existe plus ou a fait un autre choix entre la justice et la sécurité ?».

A quoi est lié le besoin de lutter, éclairer, dire, se rebeller ou se révolter et dénoncer aujourd'hui? A une nature, un besoin intime, une vocation ou à la sourde rupture entre une époque qui meurt et une autre qui arrive. Viennent alors au monde des gens qui disent, osent et se soulèvent. Obscures lois de l'histoire des péremptions et des éclaireurs de toutes sortes. A l'échelle des Dieux. Mais à l'échelle d'homme, cela reste énigmatique, coûteux en efforts et en désillusion. Tout cela pour parler de Youcef contre la DGSN. C'est-à-dire contre tous et contre vents. Il y a quelques années, en 2011, un Bouteflika tremblant après la fuite de Ben Ali l'aurait gracié et salué. Aujourd'hui, trois ans après, il l'enfonce encore plus dans le puits. Le régime se sent beau, riche, célèbre dans le monde pour avoir échappé au désastre et il peut se permettre. Youcef est seul. Pas de vallée grasse. Dans les pharaonismes modernes, le maître des vins (propagandes) et maître des pains (que Youcef a rencontrés en prison dans l'Egypte antique) se portent biens, ne sont pas en prison avec lui et donc il ne peut enclencher l'histoire de sa libération et de sa prise du pouvoir pour le Salut de son peuple. Parallèle fascinant entre le Prophète et le blogueur. Le premier interprète les rêves, le second des images de caméras. Le premier est sauvé parce qu'il a interprété, le second est en prison parce qu'il a interprété.

Retour à la question de fond : faut-il se battre pour des gens qui sont contents de leur sort, miettes et moutons ou de leurs choix face aux désordres ? Faut-il se sacrifier pour des gens qui ne le comprennent pas ou qui le refusent ? Le militant est-il dans l'erreur optique ou est-ce la majorité qui est dans le besoin de sécurité et pas celui de justice? Au choix de chacun. Car l'autre question est encore plus sans réponse : est-il possible, pour certains, de ne pas lutter contre l'injustice sans en mourir justement ? Est-il possible de dire non à soi-même sans souffrir ?

Tout cela pour dire que les temps sont mauvais pour les lutteurs dans le monde dit «arabe» : il y a beaucoup de raisons de désespérer et de ne rien faire. Et la principale n'est plus la force des régimes, mais la faiblesse des peuples qu'ils ont fabriqués. L'idée de salut collectif devient fragile et peu attrayante. Mais celle du salut individuel n'a aucune valeur. C'est le temps des sept ans de vaches malades. Y a-t-il une réponse à ce dilemme? Il faut demander à Youcef.

A lire la lettre, enfin, bouleversante du lutteur Alaa Abdel Fattah l'Egyptien. Il y explique pourquoi il recourt à la grève de la faim dans les prisons du néo-régime égyptien : «Par conséquent, je demande la permission de me battre aujourd'hui, pas seulement pour ma liberté, mais pour le droit de ma famille à la vie. A partir d'aujourd'hui, je prive mon corps de nourriture jusqu'à ce que je sois capable de me tenir au côté de mon père dans son combat contre son propre corps, car la dignité du corps a besoin de l'étreinte de proches. Je demande vos prières. Je demande votre solidarité. Je vous demande de continuer ce que je ne suis plus capable de faire : vous battre, rêver, espérer. Le 18 août 2014, premier jour de la grève».



 
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