Youcef dans le puits, les gens dans le bidon
par Kamel Daoud
F
inalement, Youcef Ould Dada reste en prison, dans le puits, pour deux ans de
prison ferme. Son procès n'est pas un événement national et tout le monde
tourne le dos à tout le monde. Il faut dire que la cotation des militants est
très basse, après le crash des printemps «arabes». Les régimes, encore debout,
ressuscités ou en mode massacre, ont repris du souffle et l'Occident a été
refroidi par l'islamisation des mouvements de foules. A la fin, cela pose la
grande question éthique de «à quoi cela sert d'être militant progressiste dans
le monde dit arabe ?». On aura beau lire Mahmoud Darwish, donner du sens à sa
vie par ses engagements, lutter pour l'avenir de ses enfants ou à cause d'un
principe qui vous noue le cœur à l'étincelle du monde, la question demeure
posée, obtuse, aveugle et non négociable : faut-il lutter ?
Car
au final, si oui, il y a trois raisons pour le non : l'Occident ne soutient pas
les militants sauf pour usage à long terme et rentabilité à court terme. Les
régimes chez nous sont devenus plus durs, plus riches, plus rusés, plus solides
ou plus résistants. En trois, la troisième raison, celle que l'on ne se dit pas
à haute voix par décence : faut-il lutter, sacrifier sa vie, son sang et son
temps, recevoir des coups et finir dans un puits pour des populations assises,
indifférentes, analphabétisées, soupçonneuses, bigotes et qui ne veulent pas de
changement de vie qui signifie changement alimentaire? Crûment : «faut-il
lutter pour son peuple quand son peuple n'existe plus ou a fait un autre choix
entre la justice et la sécurité ?».
A
quoi est lié le besoin de lutter, éclairer, dire, se rebeller ou se révolter et
dénoncer aujourd'hui? A une nature, un besoin intime, une vocation ou à la
sourde rupture entre une époque qui meurt et une autre qui arrive. Viennent
alors au monde des gens qui disent, osent et se soulèvent. Obscures lois de
l'histoire des péremptions et des éclaireurs de toutes sortes. A l'échelle des
Dieux. Mais à l'échelle d'homme, cela reste énigmatique, coûteux en efforts et
en désillusion. Tout cela pour parler de Youcef contre la DGSN. C'est-à-dire
contre tous et contre vents. Il y a quelques années, en 2011, un Bouteflika
tremblant après la fuite de Ben Ali l'aurait gracié et salué. Aujourd'hui,
trois ans après, il l'enfonce encore plus dans le puits. Le régime se sent
beau, riche, célèbre dans le monde pour avoir échappé au désastre et il peut se
permettre. Youcef est seul. Pas de vallée grasse. Dans les pharaonismes
modernes, le maître des vins (propagandes) et maître des pains (que Youcef a
rencontrés en prison dans l'Egypte antique) se portent biens, ne sont pas en
prison avec lui et donc il ne peut enclencher l'histoire de sa libération et de
sa prise du pouvoir pour le Salut de son peuple. Parallèle fascinant entre le
Prophète et le blogueur. Le premier interprète les rêves, le second des images
de caméras. Le premier est sauvé parce qu'il a interprété, le second est en
prison parce qu'il a interprété.
Retour
à la question de fond : faut-il se battre pour des gens qui sont contents de
leur sort, miettes et moutons ou de leurs choix face aux désordres ? Faut-il se
sacrifier pour des gens qui ne le comprennent pas ou qui le refusent ? Le
militant est-il dans l'erreur optique ou est-ce la majorité qui est dans le
besoin de sécurité et pas celui de justice? Au choix de chacun. Car l'autre
question est encore plus sans réponse : est-il possible, pour certains, de ne
pas lutter contre l'injustice sans en mourir justement ? Est-il possible de
dire non à soi-même sans souffrir ?
Tout
cela pour dire que les temps sont mauvais pour les lutteurs dans le monde dit
«arabe» : il y a beaucoup de raisons de désespérer et de ne rien faire. Et la
principale n'est plus la force des régimes, mais la faiblesse des peuples
qu'ils ont fabriqués. L'idée de salut collectif devient fragile et peu
attrayante. Mais celle du salut individuel n'a aucune valeur. C'est le temps
des sept ans de vaches malades. Y a-t-il une réponse à ce dilemme? Il faut
demander à Youcef.
A
lire la lettre, enfin, bouleversante du lutteur Alaa Abdel Fattah l'Egyptien.
Il y explique pourquoi il recourt à la grève de la faim dans les prisons du
néo-régime égyptien : «Par conséquent, je demande la permission de me battre
aujourd'hui, pas seulement pour ma liberté, mais pour le droit de ma famille à
la vie. A partir d'aujourd'hui, je prive mon corps de nourriture jusqu'à ce que
je sois capable de me tenir au côté de mon père dans son combat contre son
propre corps, car la dignité du corps a besoin de l'étreinte de proches. Je
demande vos prières. Je demande votre solidarité. Je vous demande de continuer
ce que je ne suis plus capable de faire : vous battre, rêver, espérer. Le 18
août 2014, premier jour de la grève».
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