Depuis les attentats du 11 septembre, nous
assistons à une transformation de la manière dont les médias rendent
compte de l’actualité. Ils nous enferment dans l’irréel. Ils fondent une
vérité non sur la cohérence d’un exposé, mais sur son caractère
sidérant. Ainsi, le sujet reste pétrifié et ne peut plus établir un
rapport à la réalité.
Les médias nous mentent, mais, en même temps, nous montrent qu’ils
nous mentent. Il ne s’agit plus de modifier la perception des faits afin
d’obtenir notre adhésion, mais de nous enfermer dans le spectacle de la
toute puissance du pouvoir. L’exhibition de l’anéantissement de la
Raison repose sur des images qui ont pour fonction de se substituer aux
faits. L’information ne porte plus sur la capacité de percevoir et de
représenter une chose, mais sur la nécessité de l’éprouver ou plutôt de
s’éprouver à travers elle.
De Ben Laden à Merah, en passant par le « tyran » Bachar
el-Assad, le discours des médias est devenu la production permanente de
fétiches, ordonnant de s’abandonner à ce qui est « donné à voir ».
L’injonction n’a pas pour objectif, comme la propagande, de convaincre.
Elle enjoint simplement le sujet à donner chair à l’image de la « guerre des civilisations ». Le dispositif discursif de la « guerre du Bien contre le Mal »,
actualisant le processus orwellien de la double pensée, doit devenir un
nouveau réel qui dé-structure l’ensemble de notre existence, de la vie
quotidienne aux rapports politiques globaux.
Ce savoir-faire est devenu actuellement omniprésent, notamment en ce
qui concerne la guerre en Syrie. Il consiste à annuler un énoncé en même
temps qu’il est prononcé, tout en maintenant ce qui a été préalablement
donné à voir et à entendre. L’individu doit avoir la capacité
d’accepter des éléments qui s’opposent, sans relever la contradiction
existante. La langue est alors réduite à la communication et ne peut
remplir sa fonction de représentation. La dé-construction de la faculté
de symboliser empêche toute protection vis-à-vis du réel et nous livre à
celui-ci.
Énoncer en même temps une chose et son contraire
Dans les comptes-rendus du conflit en Syrie, la procédure de double
pensée est omniprésente. Énoncer en même temps une chose et son
contraire, produit une désintégration de la conscience. Il n’est plus
possible de percevoir et d’analyser la réalité. Dans l’incapacité de
mettre l’émotion à distance, on ne peut plus qu’éprouver le réel et
ainsi lui être soumis.
Les opposants au régime de Bachar El Assad sont nommés à la fois comme des « combattants de la liberté »
et des fondamentalistes islamiques ennemis de la démocratie. Il en est
de même en ce qui concerne l’utilisation d’armes chimiques par les
belligérants. Les médias, en l’absence de preuves, expriment une
certitude de la culpabilité du régime syrien, malgré qu’ils mentionnent
l’usage de telles armes par les « rebelles ». Ils ont notamment
relayé les déclarations de la magistrate Carla Del Ponte, membre de la
commission d’enquête indépendante de l’Onu sur les violences en Syrie,
qui a déclaré, le 5 mai 2013 à la télévision suisse : « selon les témoignages que nous avons recueillis, les rebelles ont utilisé des armes chimiques, faisant usage de gaz sarin ».
Cette magistrate, qui est également l’ancienne procureure du Tribunal
pénal international pour l’ex-Yougoslavie peut difficilement être
qualifiée de complaisante envers le « régime de Bachar El-Assad ». « Nos
enquêtes devront encore être approfondies, vérifiées et confirmées à
travers de nouveaux témoignages, mais selon ce que nous avons pu établir
jusqu’à présent, pour le moment ce sont les opposants au régime qui ont
utilisé le gaz sarin », a-t-elle ajouté [1].
Quant à la Maison-Blanche, elle a n’a pas voulu tenir compte de ces
témoignages et a toujours exprimé une position inverse. Ainsi, en ce qui
concerne le massacre de Ghouta du 21 août, elle a diffusé un
communiqué expliquant qu’il y a « très peu de doutes » de l’usage
par la Syrie d’armes chimiques contre son opposition. Le communiqué
ajoute que l’accord syrien, pour laisser pénétrer les inspecteurs de
l’Onu dans la zone concernée, vient « trop tard pour être crédible »
Réduction du qualitatif au quantitatif
Suite à l’utilisation, le 21 août 2013, d’armes chimiques dans la banlieue de Damas, M. Kerry a réaffirmé la « forte certitude »
des États-Unis concernant la responsabilité du régime syrien. Un
rapport du renseignement US, diffusé par la Maison-Blanche et disant
s’appuyer sur de « multiples » sources, a aussi affirmé que le
gouvernement syrien a eu recours à des gaz neurotoxiques dans cette
attaque, dont il est « hautement improbable » qu’elle ait été commise
par les rebelles [2].
L’individu est placé hors du pouvoir de différenciation du langage.
Le qualitatif, la certitude, est réduite au quantitatif, aux « différents degrés de certitude » exprimés préalablement par Obama ou bien à la « forte certitude » prononcée par J. Kerry. Le « très peu de doutes », quant à la culpabilité du régime syrien, fait aussi miroir à la responsabilité « hautement improbable »
attribuée aux opposants. La qualité est alors restreinte à une
différence de quantité. La qualité, ce qui est, devient, en même temps,
ce qui n’est pas ou du moins ce qui peut ne pas être, puisqu’elle
n’exprime plus une certitude, mais un degré ou une certaine quantité de
certitude ou de doute. Se produit alors une équivalence entre des termes
opposés, « certitude » et « doute ». La différence qualitative se réduit à un écart entre des quantités. Il n’y a plus d’autre qualité que celle de la mesure.
Cette réduction du qualitatif au quantitatif a, par ailleurs, déjà
envahi notre vie quotidienne. Il n’y a plus de pauvres, mais des « moins favorisés ». De même nous ne rencontrons plus d’invalides, mais des « moins valides ».
Les travaux les moins qualifiés sont actuellement auréolés par une
dénomination opérant un déni de la dé-qualification subie. Ainsi, une
femme de ménage devient une « technicienne de surface », la caissière disparaît au profit de « l’hôtesse de caisse » et l’ouvrier est promu comme « opérateur de production ».
Le pouvoir séparateur du langage est annihilé. Les mots sont
transformés en locutions verbales qui construisent un monde homogénéisé.
Nous vivons dans un univers dans lequel tout le monde est favorisé. Il
n’y a plus de différences qualitatives entre les êtres, mais seulement
quantitatives. La vision d’un monde d’une parfaite homogénéité ou il
n’existerait plus que des égaux, ne se différenciant plus que de manière
quantitative, a déjà été anticipée par Georges Orwell dans La Ferme des animaux : tous sont des égaux, mais certains le seraient plus que d’autres [3].
Certitude absolue en l’absence de preuve
Le mot, ce qui qualifie et différencie les choses, est remplacé par
une image, par ce qui est tout en n’étant pas. Au contraire du mot qui
se réfère à un objet, le degré de certitude, ne porte que sur le
sentiment du locuteur. Ces locutions verbales n’ont pas pour but de
désigner les choses de l’extériorité, mais de mettre la personne qui
reçoit le message dans le regard de celui qui parle, de l’enfermer dans
la torsion du sens qu’il effectue.
La certitude exprimée peut se détacher des faits et se présente comme
purement subjective. Elle ne se rapporte pas à une observation, mais
fait référence à une affection se présentant comme objective grâce à une
opération de quantification.
La certitude des autorités états-uniennes et françaises se spécifie
aussi par le fait qu’elle est construite sur des données équivoques,
sur l’invocation de preuves de la responsabilité du régime syrien, bien
qu’ils rappellent l’impossibilité de savoir qui a effectué les frappes
et comment ont été utilisées les armes chimiques. Il n’est plus possible
de construire une certitude objective, car l’observation des faits est
désamorcée et laisse la place à la sidération du sujet. La certitude
exprimée ne sépare plus le vrai du faux, puisque la capacité de juger
est suspendue.
Précisément, certitude subjective et objective sont indifférenciées.
Il ne s’agit pas de croire ce qui est énoncé, mais de croire l’autorité
qui parle, quoi qu’elle dise. Les déclarations des présidents Obama et
Hollande se donnent immédiatement comme certitude absolue, c’est à dire
qu’elles occupent la place que Descartes donne à Dieu « comme principe de garantie de la vérité objective du vécu subjectif ... » [4].
La question de passer par l’étape de la vérification objective, à
travers le jugement d’existence, ne se pose pas dans la mesure ou la
certitude énoncée est libérée de toute contrainte spatiale et
temporelle. Elle est posée en l’absence de limite, en l’absence de ce
que la psychanalyse nomme le « Tiers », le lieu de l’Autre [5].
Suppression de la place du « Tiers »
La certitude absolue, se présentant comme toute, installe un déni du
réel, de ce qui nous échappe. Elle ne reconnaît pas la perte. Constituer
un « nous » n’est plus possible car, celui-ci ne peut que se
former qu’à partir du manque. La monade, elle, ne manque de rien, car
elle est en fusion avec la puissance étatique. Les fétiches fabriqués
par les « informations » bouchent le trou du réel, occupent la place du manque et opèrent un déni du tiers.
La certitude absolue s’oppose à la constitution d’un ordre symbolique intégrant le « tiers » [6],
le lieu du langage. Le propre de la fonction du langage est de
signifier le réel, en sachant que le mot n’est pas le réel lui-même,
mais ce par quoi ce réel se trouve représenté. Jacques Lacan exprime
cette nécessite par son aphorisme « Il faut que la chose se perde pour être représentée » [7].
Au contraire, la certitude absolue colle les mots aux choses et ne rend pas compte de leurs rapports. En l’absence du « tiers »,
elle empêche toute articulation du réel avec le symbolique. Cette
absence de nouage est la formation d’une psychose sociale dans laquelle
le dit du pouvoir devient le réel. La carence permet également
l’émergence d’une structure perverse qui renverse l’acte de la parole et
empêche de nommer le réel de la psychose..
Nous inscrivant dans la psychose, le discours des autorités
françaises et américaines relève du déni pervers. Il constitue un coup
de force contre le langage , « coup de force car le désaveu se situe au niveau du fondement logique du langage » [8].
Le démenti du réel s’effectue par une chosification des mots et une
procédure de clivage. Le coup de force cynique consiste en ceci : « pervertir ce par quoi s’énonce la loi, faire du langage le discours raisonnable de la déraison » [9], tel celui de la « guerre humanitaire » ou de la « lutte contre le terrorisme ».
Les législations antiterroristes se présentent comme des actions
rationnelles de démantèlement du droit au profit de la fabrication
d’images. Le droit états-unien est particulièrement riche de ces
constructions imagées, tel le « loup solitaire », un terroriste isolé se rattachant à une mouvance internationale, « l’ennemi combattant » ou le « belligérant illégal »
qui existent, car désignés comme tels par le président états-unien.
L’ennemi combattant, comme le belligérant illégal, peut être un citoyen
US n’ayant jamais fréquenté un champ de bataille et dont « l’action guerrière »
se résume à un acte de protestation contre un engagement militaire.
L’écart avec le dit du pouvoir n’est plus possible. De même, toute
protection face à son réel menaçant est levée. Le réel se manifeste sans
voilement et peut alors nous pétrifier.
La suppression du Tiers réduisant l’individu à une monade, n’ayant
plus d’Autre que la puissance étatique, permet au pouvoir, notamment en
ce qui concerne le discours sur la guerre en Syrie, de fabriquer un
nouveau réel. Les preuves de la culpabilité du régime syrien existent,
car il le déclare.
Une « inquiétante étrangeté »
L’absence de « tiers » nous installe dans la transparence, dans un
au-delà du langage. Elle supprime l’articulation entre intérieur et
extérieur. L’expression de la toute puissance du président états-unien,
sa volonté, de se libérer des contraintes du langage et de tout ordre
juridique, nous dévoile notre condition, sa réduction à la « vie nue ». Il se produit alors « une variété particulière de l’effrayant » que Freud nomme Unheimliche [10], terme sans équivalent en Français et traduit aussi bien par « inquiétante étrangeté » que par « inquiétante familiarité ».
Elle serait, selon la définition de Schelling, quelque chose qui
aurait dû demeurer caché et qui a reparu. Dévoilées, les choses du monde
apparaissent dans leur présence brute, en tant que Réel. Là où
l’individu se croyait chez lui, il se sent tout à coup chassé de chez
lui et devenu étrangement étranger à lui-même. Le dedans de notre
condition, notre néantisation, est exorbitée, jetée dehors et nous
apparaît sous la forme d’une manifestation de jouissance de l’exécutif
étasunien. Par la mise en scène de notre division, l’inquiétante
étrangeté, en devenant ce qui nous est le plus familier, supprime
l’intime en se substituant à lui.
Freud évoque une dissociation du Moi. Ce dernier est alors éclaté et
ne peut plus faire écran au Réel, à la menace qui le pétrifie. Freud
parle de la formation d’un Moi étranger qui peut se transformer en
conscience morale et traiter l’autre partie comme un objet [11].
Ce mécanisme resurgit comme retour du refoulé archaïque, celui qui a
pour objet de voiler la détresse originaire du nourrisson. L’inquiétante
étrangeté, produite par le discours d’Obama, est du même ordre. Il
instrumentalise ce qui s’est passé en Irak, afin d’empêcher tout oubli
de notre impuissance. Ainsi, il conforte « le retour permanent du même »,
constitutif du sentiment d’inquiétante étrangeté ou d’inquiétante
familiarité. La procédure de répétition se présente comme un processus
inexorable, comme une puissance que l’on ne peut confronter.
Jacques Lacan confirme cette lecture. Reprenant les travaux de Freud
sur l’inquiétante étrangeté, il montre que l’angoisse surgit quand le
sujet est confronté au « manque du manque », c’est-à-dire à une altérité toute-puissante qui l’envahit au point de détruire en lui toute faculté de désir [12].
En fait, les deux traductions, la première mettant en avant
l’étrangeté, la seconde son caractère familier, font chacune ressortir
un aspect de cette angoisse particulière que l’on peut également aborder
grâce à la notion de transparence. L’intérieur et l’extérieur se
confondant, l’individu est à la fois saisi par l’étrangeté de voir son
impuissance, par son dénuement intérieur exhibé à l’extérieur de
lui-même et par la colonisation de son intime par le spectacle, devenu
familier, de la jouissance de l’autre.
Déni et clivage du moi
La dissociation est une tentative de défense archaïque, face à une
puissance à laquelle on ne peut faire face. Cette désintégration du Moi
permet le retour d’un « déjà vu » qui nous regarde. Il nous fait
l’injonction surmoique de nous regarder en tant qu’infans, en tant que
celui qui ne parle pas, provoquant alors un sentiment d’inquiétante
étrangeté.
Face à l’impératif de croire en la responsabilité de Bachar El-Assad,
l’individu se doit de suspendre les informations contraires et de les
traiter comme si elles n’existaient pas. Il procède à un déni de tout ce
qui relève de la différence, le fixant alors dans la position
régressive, celle de l’union avec la mère, un stade précédant le
langage, avant l’apparition de la fonction du père [13].
Le déni de la contradiction entre une chose et son contraire, la
responsabilité du gouvernement syrien et l’utilisation d’armes chimiques
par les rebelles, est l’acte de refuser la réalité d’une perception
perçue comme dangereuse, car l’individu devrait alors affronter la toute
puissance affichée par le pouvoir. Pour contenir l’angoisse produite
par l’inquiétante étrangeté, le sujet est contraint de juxtaposer deux
raisonnements contraires et parallèles. L’individu possède alors deux
visions incompatibles et dénuées de tout lien. Le déni de l’opposition
entre ces deux éléments supprime toute conflictualité, car il fait
coexister au sein du moi deux affirmations opposées qui se juxtaposent
sans s’influencer. Il s’appuie sur ce que la psychanalyse appelle « clivage du moi ».
Le clivage donne au moi la possibilité de vivre sur deux registres
différents, mettant côte à côte, d’une part, un « savoir »,
l’utilisation de gaz sarin par les rebelles et de l’autre un
« savoir-faire », une esquive de la confrontation par une suspension de
l’information. Il s’agit d’empêcher toute lutte, toute symbolisation,
afin de jouir de la toute puissance du pouvoir. En l’absence de
perception d’un manque dans ce qui nous est affirmé, on se trouve dans
un en-deçà du conflit et dans une annulation de tout jugement.
La procédure a également été mise en évidence par Orwell dans sa définition de la « double pensée ». Elle consiste à « retenir simultanément deux opinions qui s’annulent, alors qu’on les sait contradictoires et croire à toutes deux »,
tout en étant capable d’en oublier une, lorsque l’injonction surmoïque
se manifeste. Ensuite, il convient d’oublier que l’on vient d’oublier,
c’est à dire « persuader consciemment l’inconscient, puis devenir ensuite inconscient de l’acte d’hypnose que l’on vient de perpétrer » [14].
Le clivage est récurrent dans le discours de la guerre en Syrie. Les
choses y sont régulièrement affirmées, en même temps que ce qui les
infirme, sans qu’une relation soit établie entre les différentes
énonciations. Contrairement aux déclarations de Carla Del Ponte,
Washington serait d’abord parvenu, « avec différents degrés de
certitude », à la conclusion que les forces gouvernementales syriennes
ont fait usage de gaz sarin contre leur propre peuple. Cependant, Barack
Obama a, en même temps, déclaré que les États-Unis ne savaient « pas
comment [ces armes] ont été utilisées, quand elles ont été utilisées, ni
qui les a utilisées » [15].
L’opération place le sujet dans le morcellement, dans l’incapacité de
réagir face au non sens de ce qui est dit et montré. Il ne peut faire
face à une certitude qui se revendique d’une absence de savoir.
Le renversement logique de la construction langagière devient une
manifestation de la puissance de l’exécutif états-unien. Il exhibe une
capacité de s’affranchir de toute organisation du langage et ainsi de
tout ordre symbolique. L’absurdité revendiquée de l’énonciation est un
coup de force contre le fondement logique du langage. Elle a alors un
effet de pétrification sur les populations et les enferme dans la
psychose.
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