À partir des années 1980, la crise de l’endettement public, tant des
pays du Tiers Monde et de l’Est que des pays industrialisés, a été
systématiquement utilisée pour imposer des politiques d’austérité au nom
de l’ajustement |1
|. Accusant leurs prédécesseurs d’avoir vécu « au dessus de leurs
moyens » en recourant trop facilement à l’emprunt, la plupart des
gouvernements en fonction depuis lors ont progressivement infligé un
« ajustement » des dépenses publiques, sociales en particulier, comme
s’il s’agissait d’ajuster une ceinture en la resserrant de deux ou trois
crans.
Pour ce qui est du Tiers Monde et de l’Est, le formidable
accroissement de la dette publique commença à la fin des années 1960 et
déboucha sur une crise de remboursement à partir de 1982. Cet
endettement connaît des responsables. Ils se trouvent essentiellement
dans les pays les plus industrialisés : les banques privées, la Banque mondiale
et les gouvernements du Nord qui ont littéralement prêté à tour de bras
des centaines de milliards d’eurodollars et de pétrodollars.
Pour placer leurs surplus de capitaux et de marchandises, ces différents
acteurs du Nord ont prêté à des taux d’intérêt très bas. La dette
publique des pays du Tiers Monde et de l’Est a ainsi été multipliée par
douze entre 1968 et 1980. Dans les pays les plus industrialisés,
l’endettement public augmenta également fortement pendant les années
1970, les gouvernements tentant de répondre à la fin des « trente
glorieuses » années d’après-guerre par des politiques keynésiennes de
relance de la machine économique.
Un tournant historique s’amorça
en 1979, 1980, 1981, avec l’arrivée au pouvoir de Thatcher et de
Reagan, qui appliquèrent dès lors à grande échelle les politiques rêvées
par les néolibéraux.
D’emblée, ils procédèrent notamment à une
très forte hausse des taux d’intérêt, qui obligea les pouvoirs publics
endettés à transférer aux institutions financières privées des montants
colossaux. A partir de ce moment, à l’échelle planétaire, le
remboursement de la dette publique constitua un puissant mécanisme de
pompage d’une partie des richesses créées par les travailleurs salariés
et les petits producteurs au profit du capital financier.
Ces
politiques, dictées par les néolibéraux, amorçaient une formidable
offensive du capital contre le travail. Endettés, les pouvoirs publics
se sont mis à réduire les dépenses sociales et d’investissement, pour
« équilibrer » les comptes ; puis, ils eurent recours à de nouveaux
emprunts, pour faire face à la montée des taux d’intérêt : c’est le
fameux effet « boule de neige », vécu aux quatre coins de la planète
durant les années 1980, soit une augmentation mécanique de la dette
causée par l’effet combiné des taux d’intérêt élevés et des nouveaux
emprunts nécessaires au remboursement des emprunts antérieurs.
Pour rembourser la dette publique, les gouvernements se servirent
abondamment de l’impôt, dont la structure fut modifiée de manière
régressive au cours des années 1980-1990 : la part des recettes fiscales
provenant des prélèvements sur les revenus du capital diminua, tandis
qu’augmentait la part des recettes provenant des prélèvements sur le
travail salarié, d’une part, et sur la consommation de masse, via la
généralisation de la TVA et l’augmentation des accises, d’autre part.
Bref, l’État prit aux travailleurs et aux pauvres pour donner aux
riches, au capital : exactement l’inverse d’une politique
redistributive, qui devrait être pourtant la préoccupation principale
des pouvoirs publics...
La crise de la dette publique des années
1980 est intimement liée au processus de déréglementation qui préside à
la mondialisation néolibérale. En effet, l’augmentation colossale de
l’endettement public, de la fin des années 1960 au début des années
1980, est allée de pair avec le développement du marché des
« eurodollars », soit l’une des premières étapes de la déréglementation
du système monétaire international et des marchés des changes. Enjeux stratégiques de l’ajustement structurel dans les pays de la périphérie
Les politiques d’ajustement structurel commencèrent à être appliquées
dans les pays de la périphérie juste après l’éclatement de la crise de
la dette en août 1982. Elles constituèrent la poursuite, sous une forme
nouvelle, d’une offensive débutée quelque quinze ans auparavant.
Quels étaient les enjeux de cette offensive ?
Pour les stratèges des gouvernements du Nord et des institutions
financières multilatérales à leur service, à commencer par la Banque
mondiale, il fallait impérativement répondre à un défi, la perte de
contrôle sur une partie croissante de la périphérie : des années 1940
aux années 1960, les indépendances asiatiques et africaines s’étaient
succédées, le bloc de l’Est européen s’était élargi, les révolutions
chinoise, cubaine et algérienne avaient triomphé, des politiques
populistes et nationalistes, mises en oeuvre par des régimes
capitalistes de la périphérie - du péronisme argentin au parti du
Congrès indien de Nehru en passant par le nationalisme nassérien -,
s’étaient fait jour... En bref, de nouveaux mouvements et organisations
s’étaient développés pêle-mêle au niveau international, constituant
autant de dangers pour la domination des principales puissances
capitalistes.
Les prêts massifs octroyés, à partir de la seconde
moitié des années 1960, à un nombre croissant de pays de la périphérie
(à commencer par les alliés stratégiques, le Congo de Mobutu,
l’Indonésie de Suharto, le Brésil de la dictature militaire, et en
allant jusqu’à des pays comme la Yougoslavie et le Mexique) jouent le
rôle de lubrifiant d’un puissant mécanisme de reprise de contrôle. Ces
prêts ciblés visent l’abandon par ces pays de leur politique
nationaliste et une connexion plus forte des économies de la périphérie
au marché mondial dominé par le centre. Il s’agit également d’assurer
l’approvisionnement des économies du Centre en matières premières et en
combustibles. En mettant les pays de la périphérie progressivement en
concurrence les uns par rapport aux autres, en les incitant à
« renforcer leur modèle exportateur », l’objectif est de faire baisser
les prix des produits qu’ils exportent et, par conséquent, de réduire
les coûts de production au Nord et d’y augmenter le taux de profit. Il
s’agit enfin, dans un contexte de montée des luttes d’émancipation des
peuples et de guerre froide avec le bloc de l’Est, de renforcer la zone
d’influence des principaux pays capitalistes. Certes, on ne peut pas
affirmer qu’il y a eu, de la part des banques privées, de la Banque
mondiale et des gouvernements du Nord, mise en place d’un complot. Il
n’en reste pas moins qu’une analyse des politiques suivies par la Banque
mondiale et par les principaux gouvernements des pays industrialisés en
matière de prêts à la périphérie, montre clairement que ces acteurs
poursuivaient des objectifs stratégiques. |2 |
La crise qui éclate en 1982 est le résultat de l’effet combiné de la
baisse des prix des produits exportés par les pays de la périphérie vers
le marché mondial et de l’explosion des taux d’intérêt. Du jour au
lendemain, il faut rembourser plus avec des revenus en diminution. De
là, l’étranglement. Les pays endettés annoncent qu’ils sont confrontés à
des difficultés de paiement. Les banques privées du centre refusent
immédiatement d’accorder de nouveaux prêts et exigent qu’on leur
rembourse les anciens. Le FMI
et les principaux pays capitalistes industrialisés avancent de nouveaux
prêts pour permettre aux banques privées de récupérer leur mise et pour
empêcher une succession de faillites bancaires.
Depuis cette
époque, le FMI, appuyé par la Banque mondiale, impose les plans
d’ajustement structurel. Un pays endetté qui refuse l’ajustement
structurel se voit menacé de l’arrêt des prêts du FMI et des
gouvernements du Nord. On peut affirmer sans risquer de se tromper que
ceux qui, à partir de 1982, proposaient aux pays de la périphérie
d’arrêter le remboursement de leurs dettes et de constituer un front des
pays débiteurs avaient raison. Si les pays du Sud avaient instauré ce
front, ils auraient été en mesure de dicter leurs conditions à des
créanciers aux abois.
En choisissant la voie du remboursement,
sous les Fourches Caudines du FMI, les pays endettés ont transféré vers
le capital financier du Nord l’équivalent de plusieurs plans Marshall.
Les politiques d’ajustement ont impliqué l’abandon progressif d’éléments
clé de la souveraineté nationale, ce qui a débouché sur une dépendance
accrue des pays concernés à l’égard des pays les plus industrialisés et
de leurs multinationales. Aucun des pays appliquant l’ajustement
structurel n’a pu soutenir de manière durable un taux de croissance
élevé. Partout, les inégalités sociales ont augmenté. Aucun pays
« ajusté » ne fait exception.
Les nouveaux prêts accordés par le FMI depuis 1982 suivent trois objectifs :
1) établir les réformes structurelles imposées par l’ajustement ;
2) assurer le remboursement de la dette contractée ;
3) permettre progressivement aux pays endettés d’avoir accès aux prêts privés via les marchés financiers. En quoi consiste cet « ajustement » ?
L’ajustement structurel comprend deux grands types de mesure. Les
premières sont des mesures de choc (généralement, la dévaluation de la
monnaie et la hausse des taux d’intérêt à l’intérieur du pays concerné).
Les secondes sont des réformes structurelles (privatisation, réforme
fiscale, etc.). Les dévaluations imposées par le FMI ont atteint
régulièrement des taux de 40 à 50 %. Elles visent à rendre plus
compétitives les exportations des pays concernés de manière à augmenter
les rentrées de devises nécessaires au remboursement de la dette. Autre
avantage, non négligeable si on se place du point de vue des intérêts du
FMI et des pays les plus industrialisés, elles entraînent une baisse du
prix des produits exportés par les pays du Sud.
Pour ces
derniers, elles ont des effets plus négatifs : elles engendrent une
explosion du prix des produits importés sur leur propre marché et
dépriment du même coup la production intérieure. Ainsi, non seulement
leurs coûts de production augmentent, tant dans l’agriculture que dans
l’industrie et l’artisanat - ce d’autant plus qu’ils incorporent
désormais de nombreux intrants importés suite à l’abandon des politiques
« autocentrées » - mais le pouvoir d’achat de la grande masse de leurs
consommateurs stagne (le FMI interdisant toute indexation des salaires).
De plus, ces dévaluations provoquent une aggravation des inégalités
dans la répartition des revenus, les capitalistes, qui disposent de
liquidités, ayant pris soin d’acheter des devises étrangères avant leur
mise en œuvre. Ainsi, dans le cas par exemple d’une dévaluation de 50 %,
la valeur de leurs liquidités double.
La politique de taux
d’intérêt élevés, quant à elle, ne fait qu’accroître la récession
intérieure : le paysan ou l’artisan qui doit emprunter pour acheter les
intrants nécessaires à sa production, hésite à le faire ou réduit sa
production par manque de moyens.
Par contre, le capital rentier
prospère. Le FMI justifie ces taux élevés en affirmant qu’ils attireront
les capitaux étrangers dont le pays a besoin. En pratique, les capitaux
qui sont attirés par de tels taux sont volatils et prennent la
direction d’autres cieux au moindre problème ou quand une meilleure
perspective de profit apparaît.
Autres mesures d’ajustement
spécifiques aux pays de la périphérie : la suppression des subsides à
certains biens et services de base et la contre réforme agraire. Dans la
plupart des pays du Tiers Monde, la nourriture de base (pain, tortilla,
riz...) est subventionnée de manière à empêcher de fortes hausses de
prix. C’est souvent le cas également pour le transport collectif,
l’électricité et l’eau. Le FMI et la Banque mondiale exigent
systématiquement la suppression de tels subsides, ce qui entraîne un
appauvrissement des plus pauvres et quelques fois des émeutes de la
faim.
En matière de propriété de la terre, le FMI et la Banque
mondiale ont lancé une offensive de longue haleine qui vise à faire
disparaître toute forme de propriétés communautaires. C’est ainsi qu’ils
ont obtenu la modification de l’article de la Constitution mexicaine
protégeant les biens communaux (appelés ejido). Et un des grands
chantiers sur lequel travaillent aujourd’hui ces deux institutions est
la privatisation des terres communautaires ou étatiques en Afrique
sub-saharienne... Mesures d’ajustement communes au Nord et au Sud
La réduction du rôle du secteur public dans l’économie, la diminution
des dépenses sociales, les privatisations, la réforme fiscale favorable
au capital, la déréglementation du marché du travail, l’abandon
d’aspects essentiels de la souveraineté des États, la suppression des
contrôles de change, la stimulation de l’épargne-pension par
capitalisation, la déréglementation des échanges commerciaux,
l’encouragement des opérations boursières... toutes ces mesures sont
appliquées dans le monde entier à des doses variant selon les rapports
de forces sociaux. Ce qui frappe, c’est que du Mali à l’Angleterre, du
Canada au Brésil, de la France à la Thaïlande, des États-Unis à la
Russie, on constate une profonde similitude et une complémentarité entre
les politiques appelées d’« ajustement structurel », à la périphérie,
et celles baptisées au centre d’« assainissement », d’« austérité », ou
de « convergence ».
Partout, la crise de la dette publique a servi de prétexte au lancement de ces politiques.
Partout, le remboursement de la dette publique représente un
engrenage infernal de transfert des richesses au profit des détenteurs
de capitaux.
François Chesnais résume la situation en quelques phrases : « Les marchés des titres de la dette
publique (les marchés obligataires publics), mis en place par les
principaux pays bénéficiaires de la mondialisation financière et puis
imposés aux autres pays (sans trop de difficultés le plus souvent) sont,
au dire même du Fonds monétaire international, la pierre ‘angulaire’ de
la mondialisation financière. Traduit en langage clair, c’est très
exactement le mécanisme le plus solide, mis en place par la
libéralisation financière, de transfert de richesses de certaines
classes et couches sociales et de certains pays vers d’autres.
S’attaquer aux fondements de la puissance de la finance suppose le
démantèlement de ces mécanismes et donc l’annulation de la dette
publique, pas seulement celle des pays les plus pauvres, mais aussi de
tout pays dont les forces sociales vivantes refusent de voir le
gouvernement continuer à imposer l’austérité budgétaire aux citoyens au
titre du paiement des intérêts de la dette publique. » |3 |
Les plans d’ajustement structurel et autres plans d’austérité
constituent une machine de guerre visant à détruire tous les mécanismes
de solidarité collective (cela va des biens communaux au système de
pension par répartition) et à soumettre toutes les sphères de la vie
humaine à la logique marchande.
Le sens profond des politiques
d’ajustement structurel, c’est la suppression systématique de toutes les
entraves historiques et sociales au libre déploiement du capital pour
lui permettre de poursuivre sa logique de profit immédiat, quel qu’en
soit le coût humain ou environnemental.
Il faut rompre avec cette
logique, abandonner les politiques d’ajustement structurel, où qu’elles
s’appliquent, et reconstruire un ensemble de mécanismes de contrôle du
capital de manière à donner la priorité à l’Humanité. De là l’importance
de créer collectivement grâce à des solidarités Nord/Sud, Est/Ouest, de
nouveaux réseaux de lutte citoyenne. Les multiples résistances dont ce
livre est l’écho, peuvent déboucher sur un nouveau projet émancipateur.
Bruxelles, juillet 2000.
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