L'âme piégée par le pétrole, l'histoire et le parti unique absolu
par Kamel Daoud
Pourquoi nous n'avons pas d'Etat ? Pourquoi avons-nous
seulement un «Pouvoir» ? Pourquoi on a tendance à gouverner ainsi, de cette
manière précisément, en Algérie ? Trois réponses selon les gens qui pensent :
le pétrole, l'histoire, l'ALN-FLN. Au choix donc. La piste du pétrole est
simple : un Pouvoir qui peut se passer de l'impôt peut se passer de son peuple
et devient un régime. Cela se voit dans les yeux de Bouteflika quand il nous
regarde à peine. Cela se ressent dans les grandes décisions que l'on prend sans
nous. Cela se vérifie dans les élections, dans l'isolement des élites, la
faiblesse de la classe moyenne et dans les traditions de la répression. Le
Régime a son argent de poche qui lui vient du pétrole, pas de nous et donc il
se comporte avec indépendance, morgue, insolence et mépris. Au mieux, il vit
dans sa bulle. Il peut décider de vendre du gaz de schiste sans se gêner. C'est
ce qui explique un peu la tendance monarchiste du régime.
La seconde piste ? C'est l'histoire ALN-FLN. Mémoire de
notre gloire, raison de nos asservissements. Selon les historiens, c'est à
cette époque où le pays était encore dans le ventre du pays, en 54, que tout
s'est joué : primauté du militaire sur le civil, de la frontière sur la zone
d'Alger, d'Alger sur les gens, du peuple sur les meilleurs et du populisme sur
le réel. C'est à cette époque que l'on a consolidé le système de la trahison et
de la méfiance, de l'armée comme corde d'amarre et corde au cou de la nation,
du parti unique, du populisme, du centralisme et de la clandestinité du
Pouvoir. C'est l'histoire de la guerre de Libération qui nous coûte encore en
termes de construction d'un Etat fort. Cette mémoire empêche la construction de
l'Etat et donne au régime cette vocation de maquis face à la plaine.
La troisième piste ? C'est celle que discuta un peu
Hamrouche avec le chroniqueur : l'histoire. Pas celle de 54 jusqu'à votre
dernière tasse de café, mais l'histoire des 50 premières pages déchirées de
notre mémoire. Il y a un étrange et fascinant atavisme dans la nature du régime
algérien. Il a des tendances ouvertes à imiter les colons (sans moi, c'est le
chaos ou les marais), un penchant à imiter les Ottomans et leur mode de désignation
du Dey (ou de l'assassinat du Dey), une vocation à rejouer les janissaires et
les Barberousse. L'Algérie a même des cycles de réédition de ses messianismes à
la Ibn Toumert, des fièvres de fanatisme, des cycles d'émirats fanatiques et de
royaume religieux. L'histoire « sans Etat » de l'Algérie est beaucoup plus
longue que l'histoire de son indépendance, fera remarquer Hamrouche lors de son
passage à Oran. Le régime garde souvenir de ses anciennes natures et les
Algériens rééditent un peu parfois leur anciens comportements dissidents ou
saccageurs : face à la ville, face à l'urbain, face à l'espace communautaire,
face au rite, face à l'autorité centrale, face à l'impôt ou face à la loi. On
fait des appels de phares pour signaler un radar de route mais on est peu
solidaires pour sauver le pays ou préserver son écologie. Cela nous vient de
l'histoire coloniale, de l'histoire ottomane, espagnole ou romaine. On se
souvient mieux de comment contourner les lois que de ce qu'a tenté le Roi
Jugurtha.
A la fin ? Il nous faut monter loin et profond. Pour
comprendre ce pour quoi on n'a jamais eu un pays et ce pour quoi il faut
absolument sauver celui que l'on possède enfin et qui nous obsède. Car un
étrange cycle est en mode depuis deux décennies presque : nous sommes passés du
régime centraliste collégial au messalisme du premier mandat. Puis du
messalisme du premier mandat à la régence d'Alger et, aujourd'hui, depuis les
dernières élections, on est passé de la régence d'Alger aux premières
monarchies du Moyen-Âge avec un éclatement discret du pays entre régions, clans
et tribus. Cap sur la préhistoire, si on n'analyse pas très vite notre
histoire. Tout cela ne nous aide pas à construire un Etat. Et tout cela nous
pousse à en construire au plus vite.
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