Ni glaciation, ni guerre civile, ni attentisme pour notre pays
Une urgente seconde République et un légitime pouvoir de salut public !
Encore une fois, devant la gravité et l’urgence de ce qui se passe en
Algérie à l’occasion de cette psychédélique «élection présidentielle
2014», je ne peux m’empêcher de penser que ce serait criminel, de la
part de tout Algérien qui se respecte, de surcroît revêtu du privilège
de faire un métier d’intellectuel comme j’en ai l’honneur et le
privilège, de demeurer indifférent, encore moins silencieux.
Levons tout d’abord une tenace ambiguïté à mon sujet, ambiguïté qui me
fait de la peine et qui est injuste, entretenue par certains milieux que
cela arrange afin de discréditer mes «dérangeants» discours et
interventions en me faisant la réputation d’être un «arriviste» qui a
«fui l’Algérie pour mener la belle vie ailleurs», doublé d’un
nostalgique dangereux cryptocommuniste, sous-produit d’un non moins
dangereux cryptoboumédiéniste.
Tous ceux qui me connaissent savent — j’explique cela en détail dans
Algérie, entre l’exil et la curée, paru en 1989) — que j’ai été, de
diverses mais fermes et efficaces façons, poussé vers la porte de sortie
de mon pays dès le milieu des années 1970. C’était la mort dans l’âme
et le cœur déchiqueté que ma famille et moi avons pris la voie de
l’exil. Avec nos têtes et nos tripes, nous vivons toujours au sein de ce
pays que nous aimons sans limites. La plaie est vive et ne se fermera
jamais, pour ce qui me concerne. Quant au cryptoboumédiénisme,
innombrables sont les témoins qui pourraient attester du fait que
j’étais l’un des plus précoces amères critiques de ce système, alors que
beaucoup de ceux qui m’en accusent en étaient de zélés adeptes et
profiteurs.C’est donc en Algérien, en simple et total Algérien que je
lance ce cri à mon pays et à ceux qui pourraient intervenir, avant que
ne soit ouverte la voie au pire, afin de stopper immédiatement cette
macabre mascarade électorale et tenter de nous mettre sur des pistes qui
pourraient sauver le futur.
Quelle que soit la personne «élue» avec l’actuel «système
algérie», le scénario mortifère demeurera et s’aggravera très vite,
boycott ou non
Tout d’abord, le non-engagement, l’appel au boycott ou le retrait de la
course de «figures» comme les Mouloud Hamrouche, Ahmed Benbitour,
Soufiane Djilali, Kamel Benkoussa ou encore le général TaharYala…
m’incitent à en faire une lecture à la fois mitigée et amère. Une
lecture mitigée, d’un côté, parce que j’ignore les vraies motivations
(je ne parle pas des motifs déclarés) qui se tissent derrière chacune de
ces attitudes en termes de véritables et profondes convictions ou,
encore moins, les authentiques différences et distances par rapport aux
socles du «système Algérie» tel qu’il a toujours été et tel qu’il est
pérennisé par Bouteflika.
Ces «figures» restent, qu’on le veuille ou non, d’une façon ou d’une
autre, «redevables» à ce même système pour leur propre «ascension» et,
forcément, peu ou prou liées à l’un ou l’autre des clans des
«traditionnels» faiseurs de pouvoir en notre pays… Comment imaginer
l’avènement de la radicale révolution des mœurs politiques dont on a
urgemment besoin ? Une lecture amère, d’un autre côté, parce que je me
vois obligé de faire le constat qui semble se dégager, dans nos sphères
de prise potentielle du pouvoir, qu’aucune force-tendance suffisamment
solide pour réellement modifier en profondeur ou transcender cinquante
années de gabegie politique érigée en cynique et ostentatoire mode de
gouvernance qui ne dissimule même plus ni sa profonde corruption ni ses
pestilentielles pratiques mafieuses.
Cette gabegie devient de plus en plus surréaliste mortifère «système»
mais en plus, désormais, hallucinante arrogance d’incompétents-impotents
propre à faire rougir Ubu, Néron, Amin Dada et Caligula réunis ! Car
rien, absolument rien, en l’état, ne me paraît, à ce que j’observe,
pouvoir stopper l’accélération des létales nuisances (et
l’action-pouvoir de leurs acteurs enracinés) qui minent le pays. Autant
de murailles dressées contre toute évolution (révolution) digne de ce
nom.
Calcul de gain politique pour plus tard ? mais quel horizon de
«plus tard» pour un pays descendu aussi bas et sous menace d’explosion
imminente ?
Que pourrait, par exemple, un «boycott» généralisé sinon générer une
solution d’attentisme qu’on ne peut plus se permettre ? Alors, que
faire, quand on peut ou se veut candidat ? Etre un président
colmate-brèches ? Arbitre-otage pris dans l’étau d’inamovibles puissants
intérêts aussi bien campés qu’inter-neutralisés ? Ou encore caution
consentante, marionnette faire-valoir d’un lugubre énième simulacre de
scrutin populaire dont les résultats sont d’ores et déjà négociés,
décidés et consignés à la décimale de pourcentage près ? Mieux vaut, en
effet, se retirer, cela est déjà un bel acte de résistance, mais encore
faut-il être plus à la hauteur de l’inédite gravité des événements
actuels qui menacent notre pays et appeler à autre chose de plus radical
que le boycott !
C’est finalement, peut-on légitimement penser, sans doute plutôt un
gain en capital politique que de faire cela (demeurer «en réserve» ou se
retirer de la course) en pareille circonstance : y gagner peut-être une
réputation de probité et de désintéressement… et prendre une certaine
avance pour briguer plus tard d’autres suffrages. Un jeu politicien
somme toute avisé, si ce n’était de l’extrême gravité de ce qui se passe
actuellement et de l’imminence possible d’un basculement dans des
affrontements (récupérés-manipulés de l’extérieur ou non) sanglants. Un
scénario à l’égyptienne, à la syrienne ou à la vénézuélienne nous pend
au nez et oblige à l’urgence dans l’action, non à l’attentisme du genre
«boycott».
Aucun calcul politique de moyen ou long termes ne me semble plus de
mise du tout, hélas. Néanmoins, je ne peux que louer, pour le moment,
des décisions qui boycottent un jeu de dupes dont on sait les dés
grossièrement et cyniquement pipés depuis toujours. Qui peut en effet
croire qu’il n’y a pas de méga-magouilles et de super-intérêts derrière
cette surréaliste «candidature par procuration» parmi nos «élites»,
depuis certains des plus hauts gradés de l’armée et de l’Exécutif
(lesquels ont d’ailleurs soudain tu leurs tonitruantes diatribes d’il y a
quelques semaines) jusqu’au nouveau poids de nos milliardaires et
millionnaires ? Ces derniers, même divisés au début quant aux choix à
faire entre Bouteflika et les «autres», ont opté pour un choix officiel
final qui ne leur fait aucun honneur (en tout cas à l’organe qui les
représente) et qui en dit long sur leurs réels intérêts à contribuer à
la démocratisation et au développement de l’Algérie ! Et que dire du
poids des multiples hautes instances de divers partis, de la Fonction
publique, d’entreprises privées et publiques… voire d’officines
étrangères et de multinationales en haute accointance avec pratiquement
toutes ces mêmes «élites» en même temps ?
Ni boycott ni «printemps algérien» : un coup d’arrêt à tout,
tout de suite, et la convocation urgente d’une constituante pour une
seconde république !
Sans parler de puissances extérieures fort intéressées par une certaine
«continuité» des choses en Algérie : pensons à l’heureux «hasard» de la
récente virée algérienne de John Kerry et à l’hallucinante pièce de
vaudeville jouée autour de la «traduction» de ses paroles faisant état
«d’élections claires et transparentes…» ! Je comprends donc et approuve
ces retraits, même s’il peut y avoir d’habiles calculs de plus ou moins
basse politique politicienne derrière certains, mais je ne peux résister
à me poser la question : in fine, quelle élection de qui aurait été, ou
serait, le prélude à la révolution copernicienne dont le système
Algérie a besoin ? Quel boycott stoppera une chronique de réélection
annoncée, de surcroît ostensiblement souhaitée-appuyée par Washington et
consorts ?
Ma lecture serait cependant incomplète si je ne revenais à la question
cruciale du rôle de cet énorme lobby montant qu’est le milieu du
business en Algérie. Même en proie à de fortes bisbilles entre factions
qui ne relèvent pas des mêmes hommes-liges en haut lieu, ce lobby est
forcément objectivement porté à plutôt s’accommoder d’une continuité des
opacités et magouillages qui tiennent lieu de politiques économiques
algériennes qu’à encourager le (vrai) changement. Comment en juger
autrement quand à peine 40 membres du FCE sur 500 se présentent à une
réunion dont l’objet était le positionnement quant à cette quatrième
candidature ? Quand ce lobby finit par adouber officiellement
l’inimaginable ? Pour moi donc, la situation est limpide et m’inspire
ceci :
1- il est impossible d’imaginer un «challenger» qui ne soit dans
l’obligation de s’allier moult appuis occultes de notre sombre «système
Algérie» et «alliés internes et externes», y compris parmi la kyrielle
de très hauts officiers actuels (presque tous issus de «l’Ouest») nommés
et placés par Bouteflika ;
2- il est tout aussi impossible de soutenir ni cautionner une
candidature qui ne soit et s’annonce clairement capable d’être en
rupture totale (je dis bien totale) avec tout ce qui ce qui touche de
près ou de loin à une quelconque «continuité» par rapport au système
algérien tel qu’il est depuis pratiquement l’indépendance. Système
auquel il convient d’ajouter aujourd’hui les carnages de l’adoption
d’une idéologie économique (donc modèle de gouvernance) résolument
néolibérale, ce qui n’est pour déplaire à aucune des factions
magouilleuses, à commencer par le milieu du business.
On comprendra que je fais ici allusion à ce que, devant l’insondable
cul-de-sac dans lequel nous sommes et devant l’impossible attentisme,
notre armée se décide à prendre les choses en main car elle reste le
dernier recours. Mais c’est une grande question qui est ici posée car
elle touche aussi le cœur de ce que j’appelle le «système Algérie». Sans
l’ALN, puis l’ANP et ses hauts gradés, à commencer par le défunt
Boumediène, rien de consistant sur l’histoire algérienne récente et
contemporaine ne peut se dire. Tout d’abord, il est clair que notre
armée — en particulier bien sûr, ses hauts officiers — est loin d’être
si homogène et monolithique qu’on pourrait le penser.
Tous les cadres de l’ANP, sans doute plus particulièrement parmi les
générations promues post-indépendance, ne sont pas, loin s’en faut, des
accapareurs tous azimuts, des assoiffés de prestige, de luxe, de
pouvoir-hagra ou de sombres éminences grises. Il y a donc, en Algérie,
armée et armée, et en particulier les nouvelles générations de hauts
gradés capables de penser et agir de façon
désintéressée-transcendantale. De surcroît, le rôle historique de cette
institution en a toujours fait un élément incontournable parmi les
institutions et les interlocuteurs de la politique de notre pays. Elle
doit donc prendre, plus que jamais, de grandes responsabilités devant
l’histoire.
Notre pays n’en peut tout simplement plus. Les temps de l’amateurisme
et des incompétences boulimiques ont atteint leurs ultimes limites. Il y
a péril imminent en la demeure Algérie. Il faut absolument que l’unique
institution qui en est capable, notre armée, «stoppe tout»
immédiatement et convoque en urgence une Assemblée constituante en règle
(la Tunisie vient d’en recueillir les fruits, pourquoi pas nous ?)
représentative de toutes les tendances politiques, ethniques,
régionales… de toute l’Algérie, de tous ses recoins, et veiller à ce
qu’elle aboutisse à une seconde République largement appuyée sur le
peuple et la société civile, et non pas sur des groupes de pression, de
forces ou d’influences instituées telles que la religion, l’argent, la
propriété, les clercs de service...
C’est là le scénario de salut public algérien que je privilégie depuis
toujours et que je réclame depuis des années : tout effacer et reprendre
à zéro ; seule l’amputation rapide et à vif peut venir à bout de la
gangrène. Et cette gangrène est aussi profonde que tentaculaire, comme
en témoignent les tristes statistiques suivantes concernant le
classement et la situation de l’Algérie dans le monde : 185e place (sur
192 pays) dans le Doing Business, 152e place dans la corruption, 175e
place dans l’efficacité de l’administration, 134e place dans
l’innovation et recherche (sur 141 pays), 146e place dans liberté
économique (sur 178 pays)… dépendance dramatique des importations en
produits de consommation tels que le sucre (100%), les légumes secs
(85%), les viandes rouges (18%), les huiles végétales (95%), les
céréales (70%), les viandes blanches (90%), le lait (57%), et même… les
poissons (11%)… Ajoutons au portrait les avalanches de scandales
politico-financiers qui n’en finissent plus (Khalifa, Sonatrach,
autoroute Est-Ouest, BRC…), les taux d’inflation et de chômage record,
les injustices et inégalités abyssales, l’inéluctable imminente
dégringolade des prix mondiaux des hydrocarbures combinée à la non moins
inéluctable montée en flèche des prix des produits importés… et nous
avons un cocktail si explosif que toute solution «attentiste» ne serait
qu’un criminel plongeon vers de bien sombres perspectives.
Peut-être, diront certains, que ce que je propose s’apparente aussi à
une forme d’attentisme… soit, mais quel autre choix avons-nous ? Sinon
l’espoir qu’un nouveau pouvoir sorti des suffrages du peuple (avec un
intérim le plus bref et le plus neutre-intègre possible) puisse nous
tracer des voies de sortie, hors les pièges des girons néocolonialistes
de type «mondialisation/néolibéralisme» dont on constate chaque jour les
carnages et telles que certaines qui ont fait leurs preuves comme en
Malaisie, Indonésie, Corée du Sud…
Omar Aktouf : Professeur titulaire, HEC Montréal.
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