Cinq façons d’étouffer la révolte
Une Algérienne bâillonnée lors d’une...
La révolte est dans tous les esprits, même si ceux qui la manifestent dans la rue le font encore en rangs dispersés.
Créant une impression de désordre minoritaire. Pourtant, plus de 6500
protestations de rue et 1500 grèves ont eu lieu en 2013. Presque autant
qu’en 2012 et en 2011. Et si tout avait été fait pour que la révolte des
Algériens ne fasse jamais long feu ?
Au départ, il y avait le prix de l’huile et du sucre, la contestation
des listes d’attribution de logements, le chômage, des revendications
salariales. Les raisons de la révolte n’ont jamais cessé de s’élargir.
Aujourd’hui, la rue réclame moins de corruption, plus de justice
sociale, un changement de régime. Les Algériens sortent dans la rue pour
huer les hommes du gouvernement en pleine campagne présidentielle.
Depuis que des émeutes fulgurantes ont éclaté un certain 5 janvier 2011 à
Bab El Oued (Alger) pour finir par gagner plusieurs villes du pays,
toute révolte, aussi vivace soit-elle, est vite étouffée.
Le régime intimide les syndicalistes, réprime les manifestants et
poursuit en justice les mécontents (émeutiers, manifestants, chômeurs,
etc.) avant de finir par se payer la paix sociale à coups de
subventions, de crédits et d’augmentations salariales. Mais au-delà de
ces mesures coercitives qui hésitent entre amadouer le peuple et le
punir, il y a un conditionnement, une logique profonde qui trouve ses
sources plus loin dans le temps. Dans un extrait d’un livre
d’anticipation visionnaire, Le meilleur des mondes (écrit en 1932),
l’écrivain britannique Aldous Huxley met à nu les méthodes de
manipulation de masses qui visent à étouffer «par avance toute révolte».
Un texte dans lequel on est tenté de se reconnaître.
1. L’école :
Aldous Huxley : «Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en
réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme
d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de
pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations
médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès
au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste.»
Mauvais classement, surcharge des classes, matraquage, l’école
algérienne souffrirait de tous les maux. Les experts le martèlent depuis
des années. Parmi eux, Youcef Maachb, professeur à l’université de
Constantine, qui a consacré une enquête à l’échec de l’école algérienne,
révélatrice pour lui de la crise que traverse actuellement l’Algérie
sur les plans économique, sociologique, identitaire et sécuritaire.
Sa conclusion est sans équivoque : «La jeunesse algérienne, longtemps
bernée par un discours socialiste qui lui promettait liberté, égalité et
une place au soleil, a vu, petit à petit, son rêve s’étioler et fondre
comme ‘‘peau de chagrin’’. Et le 5 Octobre 88, lorsque cette jeunesse a
déferlé sur les rues d’Alger pour crier haut et fort son malaise et
lorsque des matraques se sont abattues sur elle pour la faire taire, le
peu de lien qui l’unissait encore aux valeurs de la République s’est
cassé à tout jamais». L’école algérienne serait révélatrice de cette
cassure, mais serait aussi l’instrument de formatage le plus puissant :
un appareil idéologique d’Etat, tel que défini par Louis Althusser.
2. Le matraquage à la télé :
Aldous Huxley : «Là encore, il faut user de persuasion et non de
violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des
divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On
occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans
un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser».
Propagande politique et matraquage parfois «abrutissant», l’ENTV,
chaîne de télévision publique algérienne est devenue au fil des années
une télévision d’Etat sous contrôle du pouvoir exécutif.
Elle n’hésite pas à passer des montages mensongers pour défendre le
candidat du régime, quitte à être démasquée et moquée par des médias
étrangers.Le 2 mars dernier, l’une de ses journalistes a été traînée en
conseil de discipline, comme à l’école, pour avoir osé poster sur son
profil Facebook une photo d’elle portant une banderole blanche avec un
chiffre «quatre» barré, ce qui a vite été interprété comme une
opposition au 4e mandat de Bouteflika, inconcevable pour la direction de
l’ENTV. Une preuve parmi d’autres que les programmes de la télévision
publique laissent peu de place aux voix discordantes et au débat.
3. L’aliénation :
Adlous Huxley : «Que le fossé se creuse entre le peuple et la science,
que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout
contenu à caractère subversif. Surtout pas de philosophie».
Elle était, à l’époque, considérée comme salvatrice face aux violences
faites à l’identité algérienne durant la colonisation, mais la politique
d’arabisation initiée après l’indépendance par l’ancien président
Boumediene a très vite montré ses limites. Niveau de compétence
linguistique très bas, connaissances partielles de chacune des langues
en présence en Algérie, incapacité à formuler ses idées clairement et
repères identitaires complètement brouillés : l’Algérien est aujourd’hui
face à un malaise identitaire et linguistique sur lequel il a du mal à
mettre des mots, en français (langue détestée de l’ancien colon), en
arabe qui n’est pratiqué qu’à l’école et dans l’administration, et en
dialecte algérien qui souffre d’une dévaluation constante.
A l’origine, une arabisation maladroite. Pour Rachid Grim, politologue,
«la langue arabe a été utilisée en Algérie comme un instrument
d’aliénation du peuple.» Et d’expliquer : «La langue arabe représente
l’outil privilégié de formation d’un ‘‘homo-algerianicus’’ formaté à
l’idéologie arabo-islamique, sujet consentant, obéissant et parfaitement
heureux du nouveau pouvoir, devenu le maître absolu du pays, en
remplacement de l’ancien maître colonisateur.»
4.Entretenir la peur :
Adlous Huxley : «Le conditionnement produira ainsi de lui-même une
telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera
celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux
conditions nécessaires au bonheur. L’homme de masse, ainsi produit, doit
être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé
comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité
est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être
ridiculisé, étouffé, combattu».
«J’aimerais m’engager, militer pour que l’Algérie change mais j’ai trop
peur que ça dégénère, que l’Algérie replonge dans le terrorisme.» Les
Algériens sont nombreux à penser comme cette jeune Algéroise qui
commentait les émeutes qui ont éclaté à Béjaïa cette semaine. Une peur
encouragée, en cette période électorale, par le discours du
gouvernement. «Le maintien de la stabilité» est le premier argument du
régime pour défendre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika pour un
quatrième mandat. Les Algériens sont nombreux à rêver de changement,
mais les souvenirs des bombes, des égorgements et des assassinats
restent vivaces. Le régime n’hésite pas à instrumentaliser cette peur
pour garder le pouvoir.
5.La diabolisation de l’opposition :
Adlous Huxley : «Toute doctrine mettant en cause le système doit
d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la
soutienne devront ensuite être traités comme tels. On observe cependant
qu’il est très facile de corrompre un individu subversif : il suffit de
lui proposer de l’argent et du pouvoir.» Malgré la levée de l’état
d’urgence en février 2011, qui justifiait la restriction des libertés
individuelles pour des raisons sécuritaires, la volonté de l’Etat de
restreindre la liberté de manifester et de s’exprimer est restée
intacte. L’opposition est ainsi réduite au silence sous couvert du
maintien de l’ordre public. Tout mouvement d’opposition, fut-il
pacifique et intellectuel est diabolisé. Le dernier né, le mouvement
«Barakat» qui milite pour un changement de régime a ainsi été qualifié
de «groupuscule fasciste» par le comité de campagne du candidat
Bouteflika. Aujourd’hui, il n’y a plus besoin d’étouffer la révolte des
Algériens. Elle s’est enfermée par elle-même dans une logique de
non-dit. L’Algérien qui s’est battu pour libérer son pays il y a plus
d’un demi-siècle devient de plus en plus conciliant. Non par fatalisme
ou par patience, mais par peur. Une peur que dix ans de terrorisme ont
fini par inscrire dans tous ses réflexes.
Bouredji Fella
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