Le scandale
éclate dès 2009. Le service de police judiciaire du Département de
renseignement et de sécurité (DRS -le service de renseignement
algérien), transmet alors à la justice le dossier d’un personnage qui se
faisait passer pour un des leurs. Il s’appelle Chani Medjdoub et
"travaille» pour le consortium chinois CITIC-CRCC, engagé dans la
construction de l’autoroute Est-ouest. L’autoroute Est-ouest est le
chantier phare des programmes publics de l'ère du président Bouteflika.
Lancés en 2006, les 927 kilomètres qui connectent la frontière
tunisienne à la frontière marocaine ne sont toujours pas achevés en
avril 2014. Le montant du marché est le plus élevé pour un contrat en
Afrique : 11,4 milliards de dollars.
Chani Medjdoub
devient vite l’accusé principal d’un scandale qui ne cesse de grandir :
le total des commissions et pots de vin est évalué par certains
protagonistes à près d'un milliard de dollars ! Homme d’affaires peu
connu en Algérie, Chani Medjdoub est un influent lobbyiste. Il aurait,
selon des enquêteurs du DRS, profité de ses relations à différents
niveaux de l’Etat pour favoriser les compagnies chinoises lors des
procédures d’appels d’offres.
Des acteurs secondaires, des décideurs protégés
Le procès de
l'affaire n'est toujours pas enrôlé. La Cour suprême a en effet reporté
sine die sa décision sur les pourvois introduits par plusieurs prévenus
en vue de casser l’ordonnance de renvoi de la chambre d’accusation de la
Cour d’Alger. C’était en janvier dernier. «Le report de la décision de
la Cour permet d’éviter la tenue d’un procès avant l’élection
présidentielle», explique à Maghreb Emergent l'avocat d'un des prévenus.
Les accusés sont
au nombre de dix-huit. Quatre sont en détention préventive depuis plus
de deux ans et un est en fuite. Dans le lot des entreprises incriminées,
des sous-traitants étrangers de CITIC-CRCC. Tous doivent répondre des
chefs d’inculpation suivants : association de malfaiteurs, trafic
d’influence, corruption et blanchiment d’argent. Mais à l'examen, la
plupart des accusés ne sont que des acteurs secondaires dans le vaste
système de corruption qu'ils ont décrit aux enquêteurs. Mis en cause, le
ministre des travaux publics en charge du projet, Amar Ghoul a été
appelé comme témoin. Il n'est pas inquiété. Aucun autre ministre, ancien
ou en exercice, n’a été convoqué par le magistrat instructeur. Aucun
des «amis» de Chani ne figure sur la liste des prévenus. Enfin, cité par
plusieurs inculpés comme l'un des principaux bénéficiaires du système
de commissions occultes, le sulfureux homme d’affaires français Pierre
Falcone n'a pas même été entendu. Si un procès finit par se tenir, il
tournera longtemps autour de la personne de Chani Medjdoub.
Une connexion "finances et renseignement"
Né à Ain Sefra,
dans la Saoura, Chani Medjdoub émigre au Luxembourg en 1987. Aujourd’hui
âgé de 61 ans, il a 34 ans quand il s’installe dans ce paradis fiscal
pour faire des études supérieures dans le domaine des finances. Il
travaille dans le secteur bancaire avant de monter ses propres affaires
qui vont prospérer dès son retour en Algérie. Ses explications aux
enquêteurs du DRS et ses réponses au magistrat instructeur, comme celles
d’autres personnes mises en cause ou témoins dans cette affaire,
révèlent des liens étroits avec des hommes politiques, des hommes
d'affaires et des cadres des services algériens de renseignement.
L’ordonnance de
renvoi de l’affaire N° 11/02050, désormais connue comme «l’affaire de
l’autoroute Est-ouest», que nous avons pu consulter, détaille ces
réseaux de relations et d’influence. L’ancien directeur des nouveaux
projets à l’Agence nationale des autoroutes (ANA), Mohamed Khelladi, a,
selon l'ordonnance, reçu Chani Medjdoub sur recommandation d’un officier
général du DRS qui répond au petit nom d’«Abdelghani». Selon ce même
document, Khelladi a ensuite informé, vers la fin de 2008, le général
Abdelkader Ait Ourab, dit Hassan, alors coordonnateur de la lutte
antiterroriste, de la teneur de cette entrevue avec Chani Medjdoub.
«C’est le général
Abdelghani qui m’a demandé de le recevoir. Chani m’a dit que le
groupement chinois pour lequel il travaille disposait d’une caisse noire
et m’a demandé de l’aider pour qu’il la mette à la disposition du DRS à
l’étranger», a confié Mohamed Khelladi au général Hassan, selon les
éléments de l’enquête judiciaire. Inculpé et en détention préventive
depuis 2009, Mohamed Khelladi doit sa carrière administrative au
ministre Amar Ghoul qui l’avait recruté quand il était à la tête du
ministère de la Pêche.
Autre
connaissance de Chani Medjdoub : Abdelhamid Melzi. Chani Medjdoub
affirme l’avoir aidé en 1996, quand il était directeur du Palais du
Peuple (actuellement directeur des résidences de l’Etat, Ndlr) et avait
alors pour mission de trouver au Luxembourg un montage financier pour le
projet du Sheraton d’Alger. Melzi a été recommandé à Medjdoub par le
colonel Sadek, Ait Mesbah de son vrai nom, devenu général-major par la
suite, et désormais en retraite, qui siégeait alors à la présidence de
la République. Melzi dément, dans sa déposition faite au juge
d’instruction, toute aide apportée par Chani Medjdoub pour ce projet du
Sheraton, mais il reconnaît l’avoir «croisé» au Luxembourg.
Cette relation
avec Melzi n’en est pas restée là. C’est Melzi qui met par la suite
Chani Medjdoub en contact avec le secrétaire général du ministère des
Travaux publics, Mohamed Bouchama, également mis en cause dans l’affaire
de l’autoroute Est-ouest. De même, Chani Medjdoub a conseillé, à titre
«gracieux», le fils de Melzi dans son projet de monter une entreprise de
fabrication de glaces.
Une première alerte avec le FAKI
A son retour en
Algérie en 2003, peut-on encore lire dans l’ordonnance de renvoi, Chani
Medjdoub fait la connaissance de l’ancien ministre des Finances
Abdelatif Benachenhou et discute avec lui de la création d’une école de
banques en Algérie. Un an plus tard, au début du second mandat du
président Bouteflika, il est reçu au ministère des finances et évoque
avec Abdelatif Benachenhou le futur projet de l’autoroute Est-ouest, le
manque de filiales de banques étrangères d’investissement en Algérie et
même de la création d’un fonds pour «soutenir la politique du président
et de son programme».
Les premiers
ennuis de Chani Medjdoub avec la justice surviennent en 2006.
Lorsqu'éclate le scandale du fonds algéro-koweïtien (FAKI). Il est mis
en cause et écope d’une peine de six mois de prison avec sursis. Des
«amis» bien placés interviennent : Nacer Mehal, alors directeur général
de l’APS (Algérie Presse Service), avant de devenir brièvement ministre
de la Communication, et Chami Mohamed, alors président de la Chambre de
commerce. Tous deux sollicitent le colonel Khaled pour qu’il intervienne
en faveur de Medjdoub. Mohamed Ouezzane de son vrai nom, le colonel
Khaled était en poste au ministère de la Justice. Il est actuellement
sous contrôle judiciaire dans l’affaire de l’autoroute Est-ouest.
L'enquête bugue sur l'autre réseau
Lorsqu'elle tire
sur le fil Chani Medjdoub, l’enquête judiciaire sur l’affaire de
l’autoroute aboutit à une forte présomption. Le prévenu n'a pas été
décisif dans l'attribution du marché du siècle aux chinois. Il est venu
s'ajouter à un système de corruption "originel" et parallèle au sien.
C'est sur ce premier réseau que l'ordonnance de renvoi ouvre des pistes
pour s'arrêter curieusement lorsqu’elles conduisent très près du sommet
du pouvoir en Algérie. Premier fil conducteur, un autre homme
d’affaires, Sid Ahmed Tajeddine Addou. Il est de longue date un proche
du ministre Amar Ghoul qui l’a accompagné depuis ses débuts, l’aidant
même à monter sa première entreprise dans le domaine de la pêche. En
détention préventive depuis 2009.
Les révélations
de Sid Ahmed Tajeddine Addou aux enquêteurs du DRS et au juge
d’instruction, comme le précise l’ordonnance de renvoi, ne se sont pas
limitées à l’autoroute Est-ouest. Travaux publics, transports,
hydraulique… L’homme cite son neveu Sid Ahmed Addou qui explique comment
il s’est imposé comme un intermédiaire dans la passation des marchés
publics, favorisant au passage ses propres entreprises et clients. C’est
l’autre volet de l’affaire. Les deux « Addou » fournissent des
renseignements au magistrat instructeur qui, après vérification et envoi
de commissions rogatoires à l'étranger, inculpe un haut cadre du
ministère des Transports, gendre de l’ancien ambassadeur d’Algérie à
Bamako, Abdelkrim Ghrib, et les trois filles de ce dernier. Mais le
magistrat s’en tient là et ne juge pas utile de pousser les
investigations s’agissant du marché de l’autoroute Est-ouest, ni de
creuser les pistes ouvertes par Sid Ahmed et Sid Ahmed Tajeddine Addou.
Sid Ahmed
Tajeddine Addou a expliqué pourtant au juge d’instruction qu’il a appris
le système de corruption mis en place par les groupes chinois auprès
d’un certain Nasreddine Bousaid, dit «Sacha», un Algérien établi en
France. Selon sa déposition, les deux entreprises publiques chinoises
(CITIC et CRCC), bénéficiaires du marché des lots centre et ouest de
l’autoroute, ont décidé de ponctionner une partie des commissions
prévues pour ce « Sacha » au profit de Chani Medjdoub. Furieux, «Sacha»
aurait décidé de parler.
Les 9% de Pierre Falcone
C’est enfin un
personnage puissant que Sid Ahmed Tajeddine Addou met en cause devant
les enquêteurs. Il affirme que l'architecte du système de corruption mis
en place n'est autre que l’homme d’affaires et marchand d’armes Pierre
Falcone. Personnage sulfureux, ayant trois nationalités (angolaise,
brésilienne et française), présent sur de nombreux marchés africains,
Pierre Falcone était apparu au grand jour lors du scandale français dit
de l’Angolagate : il s’agissait de ventes d’armes illégales au
gouvernement angolais de José Eduardo Dos Santos, en plein guerre
civile, en 1994, sans l’autorisation de l’Etat français. Cet
intermédiaire a été condamné à six mois de prison par la justice
française avant d’être relaxé en appel en 2011.
Selon les
déclarations de Sid Ahmed Tajeddine Addou, Pierre Falcone aurait empoché
9 % des deux contrats (lots centre et ouest) enlevés par le consortium
CITIC-CRCC pour 6,2 milliards de dollars. Contacté par mail via son
avocat à Paris, Pierre-François Veil, Pierre Falcone n'a pas répondu en
dépit de nombreuses relances par téléphone. Aucun élément matériel ne
permet à ce stade de confirmer ces accusations. Mais il est vrai
qu'aucune enquête n’a été ouverte, à la suite de ces fracassantes
déclarations, à l’encontre de Pierre Falcone qui, à ce jour, n’a pas été
entendu dans ce dossier.
"Sacha" perd la main, les langues se délient
Sid Ahmed Addou
et son neveu mettent également en cause l’ancien ministre des Travaux
publics Amar Ghoul, aujourd’hui ministre des Transports. Selon eux, il
aurait touché une commission de 1,25 % sur les 6,2 milliards de dollars
de CITIC-CRCC.
Sid Ahmed
Tajeddine Addou a détaillé au juge d’instruction les principaux
bénéficiaires des commissions et le système de répartition mis en place.
Ainsi « Sacha», premier intermédiaire entre le gouvernement algérien et
le groupe chinois représenté par Pierre Falcone, devait toucher un
pot-de-vin de 1,25% avant de voir sa part revue à la baisse pour
s’établir à 0,78%. Sid Ahmed Tajeddine Addou indique au juge
d’instruction qu’il aurait lui-même été à l’origine du déclenchement de
cette enquête judiciaire et que c’est lui qui aurait dénoncé ce système
de corruption.
Il décrit le
système qui aurait été mis en place : «Au fur et à mesure, Chani
Medjdoub a gagné en crédit auprès des Chinois qui ont augmenté sa part
des pots-de-vin de 1,25 à 5,3 % au détriment, entre autres, de Sacha qui
a vu sa part baisser pour s’établir à 0,78 %. Au départ, les
négociations avaient débouché sur le partage suivant : 9% pour pierre
Falcone, 1,25 % pour le président du groupement chinois et 1,25 % pour
sa vice-présidente, 1,25 % pour la fille de l’ancien président du même
groupement, 1,25 % pour Réda Bedjaoui, le neveu de l’ancien ministre des
affaires étrangères Mohamed Bedjaoui, 1,25 % pour Tayeb Kouidri, homme
de confiance d’Amar Ghoul, 1,25 % pour Chani Medjdoub et 1,25 % pour
Nasreddine Bousaid».
Falcone arrose le réseau des "facilitateurs"
Si ces
affirmations sont exactes, le total de ces commissions représente ainsi
16% de la valeur totale du marché, près de 930 millions de dollars.
Selon les déclarations des différents personnages mis en cause, l’argent
bénéficiant aux négociateurs algériens et au "lobbyiste" français
aurait été versé par étapes, via des sociétés écrans créées spécialement
pour rétribuer chacun suivant son rôle, avant ou après la signature du
contrat. Ces déclarations n’ont pas amené à l’ouverture d’une enquête
sur le rôle spécifique qu’a joué Pierre Falcone. Pourtant, elles se
recoupent avec celles de Mohamed Khelladi qui se réfère lui aussi à «
Sacha » mais, également à un homme d’affaires chinois qui s’appelle
Philip Chen.
Khelladi indique :
«Pierre Falcone, qui est chargé des affaires du groupe CITIC en
Afrique, perçoit 20 à 30 % sur chaque situation financière régularisée
par l’Etat algérien et distribue l’argent sur les membres du réseau de
lobbyistes constitué autour de lui en 2005. Le groupe compte Mohamed
Bedjaoui, ses deux neveux dont Réda, Chani Medjdoub qui a remplacé
Sacha, Tayeb Kouidri homme de confiance d’Amar Ghoul et des responsables
du groupement chinois CITIC-CRCC. Chacun touche une somme
proportionnelle au taux convenu avec lui ». Et d’ajouter : « Falcone
aurait été reçu en Algérie, sans aucun protocole, par le ministre des
Affaires étrangères de l’époque Mohamed Bedjaoui, et par le ministre des
Travaux publics Amar Ghoul avec il a eu à prendre un repas ».
Chani Medjdoub pour affiner le système
L'enquête
judiciaire montre finalement que le prévenu principal de son dossier,
Chani Medjdoub, arrive dans la transaction de l'autoroute Est Ouest
seulement en renfort. Devant le juge d’instruction, Chani Medjdoub a
assuré qu'en 2004 déjà, «Pierre Falcone avait approché le gouvernement
algérien par le biais de Nasreddine Bousaid (Sacha) qui l’avait mis en
contact avec le ministre des Affaires étrangères, Mohamed Bedjaoui.».
Lorsque lui se fait recruter par Pierre Falcone auprès de CITIC-CRCC, le
système de corruption est déjà bien huilé. Son parrainage est solide.
Une réunion est organisée en 2004 entre Pierre Falcone, ses clients
chinois et des membres du gouvernement algérien Mohamed Bedjaoui
(affaires étrangères) et Amar Ghoul (Travaux publics). Chakib Khelil
(Energie) et Abdelatif Benachenhou (Finances) décident à la dernière
minute de ne pas y participer, au prétexte que le président de la
République, Abdelaziz Bouteflika, n’apprécierait pas la présence d’un
homme d’affaires étranger dans une réunion interministérielle, même
informelle. Selon Chani Medjdoub, les Chinois auraient, au cours de
cette réunion exploratoire proposé de construire l’autoroute en
contrepartie de pétrole, mais ce troc n’emballe pas la partie
algérienne. Les discussions butent sur le mode de financement et aucun
accord n’est trouvé. Quelques mois plus tard, tout s’est arrangé. Ces
mêmes Chinois de CITIC, constitués en groupement avec CRCC, une autre
entreprise publique chinoise, décrochent le marché soumis à un appel
d’offres. Ce faisant, Pierre Falcone, Mohamed Bedjaoui et Amar Ghoul
auraient permis aux Chinois d’avoir une longueur d’avance sur leurs
concurrents. Le procès du contrat du siècle dira comment et surtout à
quel prix. Le jour où il se tiendra.
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