En Algérie, le besoin de changement se fait sentir avec autant
d’acuité que dans les autres pays arabes. Bien que les médias français
et européens fassent silence sur ce qui s’y passe, la situation est
alarmante. Dans ce pays disposant d’immenses richesses, l’avenir semble
bouché : des jeunes s’immolent ou émigrent au risque de leur vie, des
émeutes éclatent un peu partout, la corruption règne. C’est dans cette
atmosphère de fin de règne que le président Bouteflika a décidé de se
représenter pour un quatrième mandat en 2014.
Nous avons demandé à Mourad Dhina, cofondateurs du mouvement
Rachad*, « bête noire » du régime d’Alger depuis qu’il prône le
changement par la non-violence, ce qu’il pense de cette candidature.
Mourad Dhina : La candidature de Bouteflika est certaine… mais
comme on dit en Algérie : « c’est du certain incertain ! ». Je ne suis
pas du tout sûr qu’il puisse se représenter. Indépendamment du fait
qu’il le veuille, il y a des forces pour qui c’est hors de question.
Pour une certaine frange des services secrets, il est exclu qu’il se
présente à un quatrième mandat. Or, ce sont eux qui l’ont porté au
pouvoir. Ils sont les « faiseurs de rois ». Pour eux, Bouteflika a
rempli la mission qui lui était assignée : leur assurer l’impunité au
sortir de la crise sanglante des années 90, donner l’illusion d’un
retour à la paix et à la prospérité.
Certes, l’armée et les « services » - son fer de lance – ne sont
plus dans la même position que lorsqu’ils l’ont fait élire, mais ils ne
se sentent pas pour autant dans l’obligation de reconduire le deal passé
avec lui. Les craintes et le nombre des dirigeants politiques ou
militaires mêlés aux massacres des « années noires » se sont amenuisés
avec le temps. Agés, ils disparaissent les uns après les autres.
Bien que Bouteflika soit malade, absent, incapable d’exercer
pleinement les prérogatives de sa charge, il n’en garde pas moins un
pouvoir de nuisance. Il s’en sert pour affaiblir les institutions qu’il
veut garder sous sa coupe. Pour ce faire, il utilise la ruse, l’argent,
les nominations à des postes clés de gens de sa région, ou de clans qui
lui sont fidèles. Il faut cependant garder en vue son profil
psychologique qui lui fait croire qu’il est « l’homme providentiel »,
qu’il mérite de mourir en tant que président… tout comme il faut
s’attendre à ce que la meute de ceux et de celles qui tirent profit de
sa présidence – les scandales de corruption à grande échelle nous le
rappellent - feront tout pour le convaincre de se représenter afin de
continuer à tirer profit de la situation.
En Algérie, personne ne peut accéder à la présidence par la seule voie des urnes
G.M : Alors, selon vous, que va-t-il se passer si Bouteflika se représente ?
Mourad Dhina : Il y en a qui pensent que cette élection pourrait
être l’occasion de voir émerger de nouvelles têtes, de nouveaux
programmes. Dans cette perspective, des hommes politiques ayant encore
des accointances auprès de certains cercles du pouvoir se déclarent
partants et se donnent des allures d’opposants, au risque de n’être
encore une fois que des « lièvres ». C’est le cas, par exemple, d’Ahmed
Benbitour (1). D’autres, comme Ali Benflis (2) s’y prépare. Mouloud
Hamrouche (3) se dit « disponible ». Mais, tous ces gens sont dans
l’expectative car ils sont liés d’une façon ou d’une autre au système,
malgré le fait que certains d’entre eux se réclament de projets de
changement. Ils savent qu’en Algérie – les choses étant ce qu’elles sont
- personne ne peut accéder à la présidence par la seule voie des urnes,
après une compétition loyale. Alors, les hommes politiques font la cour
aux mentors dans l’armée et les « services ». En 1994, Benflis avait le
soutien du général Lamari (4), chef d’Etat major. Il croyait que
c’était dans la poche, mais il a dû déchanter. Le général avait conclu
entre temps un autre deal sans le prévenir…
Dans certains autres cercles, on dit que 2014 n’aura pas lieu.
C’est le cas du général Mohand-Tahar Yala (5) qui fait partie des
militaires contestataires. Il déclare que le pays va à la dérive, que
Bouteflika a ruiné l’Algérie sur tous les plans, qu’un changement doit
se produire comme dans les autres pays arabes.
Je ne suis pas sûr, non plus, que l’élection ait lieu dans le
cadre prévu, ou voulu par le système en place. Tout est possible, mais
des signes avant coureur de ce qui se passera sont à déduire des
réactions de l’armée aux gros dossiers que sont la situation au Sahel et
les affaires de corruption. Le consensus qui existait entre les
différents courants a été sérieusement ébréché. S’ajoutent à cela la
guerre au Mali et le survol de l’Algérie par des avions de guerre
français…
Les nationalistes algériens ont l’impressiond’être les « dindons de la farce »
G.M : Le fait que ce soit Laurent Fabius, ministre français des
affaires étrangères, qui l’a annoncé a-t-il jeté de l’huile sur le feu ?
Comment expliquer qu’une telle autorisation ait été donnée ?
Mourad Dhina : Le survol de l’Algérie par des avions militaires
étrangers n’est pas nouveau. Les Américains le font de façon assez
récurrente depuis une bonne dizaine d’années. Ces décisions sont souvent
le fruit du lobbying de certains politiques auprès des « services »,
plutôt que prises par le commandement militaire. Il ne faut pas aussi
oublier que l’armée algérienne évolue : la génération ALN (6) a
quasiment disparu, les déserteurs de l’armée française – les fameux DAF –
ne sont plus seuls aux commandes. Ils doivent compter avec d’autres,
notamment avec les officiers formés dans les écoles US – ils sont
relativement nombreux dans les postes de commandement - ou qui cherchent
à moderniser l’armée en regardant vers les Etats-Unis.
Le survol de l’Algérie par des chasseurs français et son annonce
par Fabius ont provoqué un malaise parmi les caciques de l’armée et les
anciens de l’ALN. Les nationalistes ont eu l’impression d’être les «
dindons de la farce », que l’ANP (7) était devenue une institution
sous-traitante de l’ancien colonisateur. Je rappelle aussi qu’en 2006 un
Mirage français s’est écrasé dans l’Est algérien sans que l’on sache ce
qu’il faisait.
La façon dont a été gérée la prise d’otages de In Amenas est à
l’origine de nombreuses tensions entre militaires commandant
l’opération…
Q : Justement, comment expliquez-vous qu’une telle attaque ait pu
se produire. Le Sahara est sous haute surveillance, y compris par les
satellites occidentaux, et les Algériens qui veulent s’y rendre ont
besoin d’une autorisation spéciale…
Mourad Dhina : Des questions resteront toujours en suspens, mais
cet événement démontre que ce qu’on appelle quadrillage et contrôle de
l’armée sont une utopie, un mythe. Je suis loin d’être convaincu que
l’armée – dans son état actuel - ait la capacité de protéger
véritablement l’Algérie d’intrusions en provenance de l’étranger.
L’armée est comme les autres institutions. On ne peut pas avoir un pays à
deux vitesses, un pays en faillite dans des domaines aussi stratégiques
que l’éducation et la santé, et j’en passe, et être performant
ailleurs, notamment dans le secteur militaire. Il y a là, comme
ailleurs, des manifestations diverses de médiocrité, de mépris. Il y a
des gens qu’on peut acheter, des choses qui ne fonctionnent pas parce
que le cœur n’y est pas, que ce soit au niveau de la troupe ou des hauts
gradés.
Je ne crois ni à l’image de l’armée que le régime véhicule, ni
ceux qui suggèrent que ce qui s’est passé à In Amenas était manipulé. Je
ne veux pas dire qu’il n’y a pas eu de complicités. Combien de fois
n’a-t-on pas assisté à des scénari qui dérapent – comme dans l’affaire
des moines de Tibhirine - et qui finissent de façon catastrophique ? A
chaque fois, le régime affirme que « notre glorieuse armée a fait ce
qu’il fallait faire… ». Et à ceux à qui cela ne suffirait pas: «
Circulez, il n’y a rien à voir ! ». Tout cela dénote d’un état de
délabrement de l’armée qui fait peur.
A suivre…
* Mourad Dhina - physicien algérien formé au MIT, ancien chercheur
au CERN et professeur à l’université polytechnique de Zurich - est un
opposant algérien résidant à Genève où il dirige Alkarama, une ONG arabe
des droits de l’homme. En 2007, il a cofondé le mouvement Rachad («
droiture » en français) après avoir représenté le Front Islamique du
Salut (FIS) à l’étranger. Il milite pour un changement politique
non-violent dans son pays, ce qui par les temps qui courent effraie le
plus les régimes militaires. Arrêté le 16 janvier 2012 à l’aéroport
d’Orly, suite à une demande d’extradition des autorités algériennes qui
l’accusent de « terrorisme », il a été libéré six mois plus tard.
L’avocat général, Jean-Charles Lecompte, s’est en effet déclaré «
défavorable » à son extradition, compte tenu des « incohérences », des «
approximations » et de nombreuses « discordances » dans les documents
transmis par le régime d’Alger. Le magistrat a qualifié la justice
algérienne d’ « ubuesque » !
Note :
(1) Ahmed Benbitour, Premier ministre de 1999 à 2000.
(2) Ali Benflis, Premier ministre de 2000 à 2003.
(3) Mouloud Hamrouche, Premier ministre de 1980 à 1991.
(4) Mohamed Lamari, ancien officier de l’Armée française ayant
déserté en 1961, chef d’Etat major de l’Armée nationale populaire
algérienne (1993-2004). Décédé en février 2012.
(5)Mohand-Tahar Yala, ancien commandant des Forces navales algériennes.
(6) ALN : Armée de libération nationale.
(7) ANP : Armée nationale populaire.
Pour en savoir plus sur Mourad Dhina et son combat, lire :
Le parcours de Mourad Dhina : une brève histoire de l’avenir (31/1/12)
http://hoggar.org/index.php?option=com_content&view=article&id=3139:le-parcours-de-mourad-dhina-une-breve-histoire-de-lavenir&catid=94:hoggar&Itemid=36
La menace d’extradition pèse toujours sur Mourad Dhina, par Gilles Munier (AFI-Flash – mars 2012)
http://www.france-irak-actualite.com/article-la-menace-d-extradition-pese-toujours-sur-mourad-dhina-102163863.html
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