Généralités
Qui n’en a pas suivi les déclarations concernant la Syrie en marge du
sommet du G20 ? Qui n’a pas lu les analyses qui ont suivi ? Des
analyses se sont fait jour sur le Web, interprétant les relations
Moscou-Damas en présentant un discours médiatique déterminé par son
point de départ ainsi que par son point d’arrivée. Des analystes, qui se
veulent objectifs, interprètent la position de Moscou de la crise
syrienne en tant qu’une position purement pragmatique, soumise aux prix
d’échange et de négociation tels qu’ils sont déterminés au bazar des
intérêts géopolitiques et stratégiques des grandes puissances. À plus
forte raison, le point commun qui caractérise leurs analyses c’est
qu’elles commencent par la même constatation – les Russes sont
pragmatiques – et se terminent par la même conclusion – les Russes
vendront le président syrien Assad une fois les Occidentaux et les
Arabiques auront payé le prix demandé. Ainsi qu’en témoignent les
analyses publiées sur le Web, qui répandent aussi, d’une manière
sinistre, un état lugubre et cafardeux parmi les lecteurs, et attirent
par conséquent les hiboux et les corbeaux de la région s’étendant du
désert du Sinaï, au Sud, jusqu’au plateau d’Anatolie, au Nord.
Brouillage atlantique
Les sources d’information de telles analyses restent toujours les
mêmes : les dirigeants et les responsables arabiques et atlantiques qui
font souvent des déclarations soupçonnables, mais intentionnelles,
concernant la Syrie. D’ailleurs, l’objectif de telles déclarations se
précise en deux points : premièrement, démoraliser les masses et les
forces qui soutiennent le gouvernement syrien, et qui se tiennent
résistantes face à la propagande arabo-atlantique ; deuxièmement,
perturber les relations diplomatiques Moscou-Damas.
À titre d’exemple, le ministre français des Affaires étrangères,
Laurent Fabius, a déclaré le 14 juin que Paris et Moscou avaient entamé
des pourparlers concernant la période après-Assad [2]
. Parallèlement, le porte-parole du département d’État américain,
Mme Victoria Nuland, a annoncé pour sa part que Washington et Moscou
« continuent des pourparlers concernant l’après-Assad » [3]
. Ajoutons à ceux-ci les déclarations des chefs atlantiques au sommet
du G20, à Los Cabos au Mexique. En marge du sommet, le président
français, François Hollande, a affirmé que Moscou jouait « son rôle pour
permettre la transition » en Syrie, impliquant le départ de Bachar
al-Assad du pouvoir [4].
Branché sur la même prise électrique, le premier ministre britannique,
David Cameron, ne voulant pas manquer la fête, a annoncé que le
président russe, Vladimir Poutine, avait changé sa position et il
voulait désormais le départ du président Assad : « la position du
président Poutine devient explicitement claire, il ne veut plus Assad au
pouvoir » [5], affirma-t-il.
Ainsi, partout aux capitales de la Sainte-Alliance arabo-atlantique,
des prophètes et des messies clairvoyants se sont précipités à l’autel
des médias de l’ordre pour annoncer la « Bonne nouvelle » au peuple
syrien et aux Gentils des nations : le président russe, a exprimé son
intention à abandonner le Satan de Damas et à se joindre à la
Sainte-Alliance. Alléluia !
Comme d’habitude, suite à de pareilles prophéties, des analystes, des
experts stratégiques et des gitans clairvoyants se sont avancés sur la
scène pour prévoir, dans la boule de Cristal magique, la « chute
inévitable » du président syrien, Bachar al-Assad.
« Cieux, écoutez ! terre, prête l’oreille ! car l’Éternel parle » [6] .
Pourtant, les déclarations de type commérage des chefs atlantiques
ont été immédiatement rejetées par Moscou. Le président russe, Vladimir
Poutine, a estimé que « personne n’avait le droit de décider pour
d’autres pays qui devrait être au pouvoir ou pas » [7]
. Il a ajouté : « il est important que la paix s’établisse et que le
carnage s’arrête à la suite d’un changement de régime ; et si l’on
arrive à un tel changement, il devra être achevé par des moyens
constitutionnels (…) la majorité du peuple syrien ne veut pas le départ
d’Assad » [8]
. Pour sa part, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei
Lavrov, a rejeté, de Bagdad, les déclarations atlantiques, et a confirmé
que « Moscou ne discute pas un changement de régime, ni en approuvant
des actions unilatérales au sein du Conseil de sécurité de l’ONU ni en
participant à des conspirations politiques » [9] .
À quoi bon ces jeux enfantins performés sur la scène internationale par des chefs atlantiques ? et « de quel frivole soin mon esprit s’embarrasse ! » [10] .
Les constantes de la politique extérieure russe
Il est vrai que le « comportement » des nations, la Russie incluse,
se mesure par leur pragmatisme ainsi que par leurs intérêts
géopolitiques ; et que dans le jeu des nations, les principes et les
amitiés permanentes n’ont pas de place ; pourtant, il est non moins vrai
que ce même jeu de nations se détermine par des constantes et des
variantes, qui à leur tour se soumettent à des déterminants
géopolitiques, économiques et stratégiques.
Ceci dit, la position de Moscou de la crise syrienne se lit non en
interprétant les prophéties des chefs atlantiques, mais plutôt en
partant d’abord des constantes de la politique extérieure russe pour
arriver ensuite à ses variantes. Précisons, ici, que la question des
constantes qui peuvent exister dans la politique extérieure de telle ou
telle nation ne doit être posée qu’avec beaucoup de circonspection, de
sorte que toute prophétie ou clairvoyance quant à l’avenir sera évitée.
Notons à ce propos deux éléments qui sont à la base de la politique
d’une nation : « d’une part, ses ambitions en tant que société, qui
tiennent elles-mêmes à sa composition sociale et à ses conceptions
idéologiques ; d’autres part, le rapport de forces existant entre elle
et les puissances qui sont ses concurrentes sur le plan régional ou sur
le plan mondial. Ce rapport lui-même subit de constants changements en
fonction des découvertes techniques et de l’évolution démographique qui
caractérisent chaque époque » [11].
En prenant compte des points ci-devant, l’étude des relations
Moscou-Damas abandonne le domaine de la clairvoyance pour se joindre au
domaine de l’analyse objective.
Ce que la Syrie veut dire pour la Russie
Premièrement, en ce qui concerne les ambitions russes, il n’est plus
secret que les Russes rêvent depuis des siècles d’arriver à des mers
chaudes, sinon d’y avoir au moins un accès sûr et sécurisé [12].
Vue sa position géographique, le chemin le plus court menant à la
Méditerranée, tout en partant de la Russie, passe par la Turquie.
Évidemment, cette réalité géographique ne cache pas une certaine
réciprocité : le chemin le plus court menant en Russie, tout en partant
de la Méditerrané, passe aussi par la Turquie ; ce qui entraine à dire
que le positionnement de la Turquie au sein de l’OTAN depuis l’après
deuxième Guerre mondiale constitue une menace stratégique à la Russie,
qui se trouve obligée de chercher un contrepoids sur la côte est de la
Méditerranée, pour qu’elle ne soit pas d’abord bloquée voire assiégée,
ensuite envahie par l’OTAN à travers la Turquie ; et pour qu’elle puisse
enfin, le cas échéant, s’infiltrer au-delà de la « boucle » turque et
contre-attaquer toute menace probable de la part de l’OTAN. Notons, ici,
qu’à la fin des années quarante, l’Union soviétique se trouvait
« assiégé » par un barrage de pays atlantiques et de régimes despotiques
proaméricains qui bloquait sa côté sud. Ce barrage s’étendait de la
France à l’Ouest jusqu’en Chine à l’Est. Au Moyen-Orient, le barrage
américain comportait des dictatures militaristes, telles que la Turquie
et le Pakistan, et des monarchies despotiques imposées par l’occupation
franco-britannique au lendemain du démembrement de l’Empire ottoman en
1918 ; telles que, le royaume d’Irak, les émirats et sultanats
arabiques, l’empire de Perse et le royaume d’Afghanistan. En Asie, la
Chine de Tchang Kaï-chek était un satellite américain. Par contre, en
1947, les soviétiques ont trouvé en État hébreu leur « terre promise » !
Ce qui explique l’approbation par l’URSS du plan de partage de la
Palestine de 1947 à l’ONU puis la reconnaissance quasi-immédiate de
l’État d’Israël, en mai 1948. En plus, l’Union soviétique a même permis
au jeune État hébreu « de s’imposer sur ses voisins arabes en lui
fournissant d’importants armements durant la guerre de 1948-1949 » [13]
. Par ailleurs, le rapprochement soviétique de l’État hébreu a créé,
parmi les Arabes, de méfiances et de soupçons face aux Soviétiques.
Pourtant, la lune de miel entre le pays de kolkhoz et celui de
kibboutz devrait arriver à sa fin. Le rapprochement d’Israël et des
États-Unis et la dégradation des rapports entre soviétiques et
Israéliens poussaient finalement Moscou, quelques années plus tard, à
« repenser profondément sa politique moyen-orientale en établissant des
liens avec les régimes nationalistes arabes » [14]. Dans les années soixante, la Syrie sous le commandement du parti Baath [15],
offrait aux soviétiques un contrepoids idéal dans la région, après
qu’ils avaient perdu leur influence en État hébreu. Les relations de
coopération économique et militaire entre les deux pays se renforçaient
progressivement avec l’arrivée au pouvoir du président Hafez al-Assad en
1970 [16],
pour qu’elles deviennent plus tard stratégiques sous le mandat du
président Bachar al-Assad ; de sorte que les Russes ne semblent point,
sous n’importe quelle circonstance, prêts à abandonner leur allié
stratégique à des moments aussi critiques que ceux présentés par la
guerre arabo-atlantique contre la Syrie. La preuve en est qu’après seize
mois de pressions et de « propositions » arabo-atlantiques envers
Moscou, les Russes sont plus que jamais déterminés à s’opposer, par tout
moyen possible, à toute tentative arabo-atlantique visant à renverser
le régime Assad par la force militaire ; que cette force soit de
l’extérieur ou de l’intérieur. À plus forte raison, chaque fois que les
Atlantiques menacent d’intervenir militairement en Syrie, des navires de
guerre russes se dirigent vers les côtes syriennes. Mentionnons ici que
selon une source au sein de l’état-major de la marine russe, deux
grands navires de débarquement, le Nikolaï Filtchenkov, le César
Kounikov et un remorqueur SB-15 [17]
, se dirigeront vers le port de Tartous en Syrie. Il s’agit, en effet,
de deux navires de guerres amphibies avec des milliers de marins, a
indiqué l’agence Interfax [18]
En un mot, même si la Russie et la Syrie n’ont pas annoncé
officiellement la formation d’un front uni, au model du Bloc socialiste à
l’époque de la Guerre froide, il reste à prendre en considération que
la collaboration entre les deux pays, concernant le conflit au
Moyen-Orient, a atteint, effectivement, un niveau stratégique.
Notons, ici, que les Russes ont connu des situations pareilles où ils
devaient s’allier à d’autres pays avec lesquels ils ne partageaient pas
de frontières. L’exemple le plus pertinent, ici, c’est l’alliance
franco-russe (1892 – 1917) face à la Triple alliance [19].
Les Russes visaient d’après cette alliance à éviter, à n’importe quel
prix, de se trouver martelés par les ambitions expansionnistes du
nouveau kaisar prussien, Guillaume II [20], qui avait mis fin à l’alliance des trois empereurs [21].
« Message » balistique Topol-M
Deuxièmement, il est vrai que la Russie, sous le mandat du président
Boris Eltsine, a connu une période de souplesse discursive et de
vulgarisation politique à l’américaine [22],
mais cette période ne constitue qu’une variante limitée à un moment
historique précis, celui de la chute de l’Union soviétique. Par contre,
sous le mandat de Vladimir Poutine et de Dmitri Medvedev, le rapport de
forces existant entre la Russie et ses concurrentes sur le plan régional
et sur le plan mondial a subit de constants changements en faveur de
Moscou, et cela en fonction de nouvelles découvertes et inventions
techniques dans le domaine militaire. Ainsi qu’en témoigne le
« message » balistique intercontinental envoyé récemment par Moscou aux
capitales occidentales.
De surcroît, après plusieurs échecs, l’armée russe a réussi, le 23
mai, à lancer avec succès, un prototype d’un nouveau missile balistique
intercontinental, selon le porte-parole des Troupes balistiques
stratégiques russes (RVSN), Vadim Koval : « l’ogive d’essai a atteint
ses cibles situées sur la péninsule du Kamchatka » [23]
. Deux semaines plus tard, le 7 juin, les troupes RVSN ont effectué un
autre tir d’essai réussi d’un missile balistique intercontinental RS-12M
Topol. Le porte-parole a déclaré aussi aux journalistes que le missile
avait atteint sa cible avec la précision requise.
D’ailleurs, ce qui caractérise le nouveau missile, ce sont les
nouvelles technologies développées lors de la reproduction de missiles
de cinquième génération ; ce qui réduit notablement les frais de sa
création. Ce missile de 45 tonnes, à tête unique et à trois étages, a
une portée maximale de 10, 000 km et peut transporter une ogive
nucléaire de 550 kilotonnes [24]
. L’accélération rapide de sa vitesse très élevée au moment de
lancement lui permet d’atteindre une vitesse de 7320 m / s et à
parcourir une trajectoire plate allant jusqu’à10, 000 km ; ce qui le
rend effectivement imperceptible par les radars, et élimine par
conséquent l’efficacité du système antimissile américain (ABM) [25]déployé
en Europe et en Turquie. Le missile est aussi « blindé » contre toutes
radiations, impulsions électromagnétiques (IEM) [26],
ou explosions nucléaires à des distances dépassant 500 mètres ; en
effet, le missile a été construit selon une technologie précise lui
permettant de survivre toute sorte de frappe laser [27].
Il est clair d’emblée que le tir de missiles balistiques
intercontinentaux russes a semé la confusion parmi les chefs de la
Sainte-Alliance, qui ont bien décodé le message balistique de Moscou et
en ont tiré la conclusion suivante : la position de Moscou de la crise
syrienne, qu’elle soit au sein du Conseil de sécurité ou sur le champs
de bataille, est une position ferme et sérieuse, reposant sur des
constantes historiques et stratégiques bien déterminées, soutenues à
leur tour par une puissance militaire réelle ; et non sur des
« bargaining » au bazar des intérêts provisoires. En effet, le tir de
missiles balistiques a levé les doutes et dissipé les délires concernant
la puissance militaire russe.
Ainsi, après deux décennies d’hégémonie atlantique par suite au
démembrement de l’Union soviétique et de la période de souplesse et de
vulgarisation sous le mandat de Boris Eltsine, voici la Russie quittant
la cour extérieure pour requérir sa place à l’intérieur du temple,
couronnée par les dieux du Panthéon d’Agrippa [28].
Fida Dakroub, Ph. D
Pour communiquer avec l’auteure : http://bofdakroub.blogspot.com/
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© Droits d’auteurs Fida Dakroub, Mondialisation.ca, 2012
Docteur en Études françaises (UWO, 2010), Fida Dakroub
est écrivaine et chercheure, membre du « Groupe de recherche et
d’études sur les littératures et cultures de l’espace francophone »
(GRELCEF) à l’Université Western Ontario. Elle est militante pour la
paix et les droits civiques. Fida Dakroub est un collaborateur régulier de Mondialisation.ca.
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