ELWATAN-ALHABIB
samedi 23 juin 2012
 

Un monde sans l’Occident

 

 


par Fedor Loukianov pour RIA Novosti
« Lorsque la première euphorie du triomphe des valeurs occidentales à la fin du XXe siècle est passée, il s’est avéré qu’il restait bien moins d’éléments unificateurs qu’il ne paraissait auparavant. »
Le débat traditionnel évoquant la politique étrangère russe se réduit à la discussion sur le vecteur qui dominera – pro-occidental ou anti-occidental. Il est temps d’y renoncer, car on ne peut tirer aucune conclusion consistante en prenant de tels appuis. La réalité a changé et le système des coordonnées Occident – non-Occident la reflète de moins en moins.
L’Occident a cessé d’être l’entité politique à laquelle la Russie était habituée. L’espace culturel et historique demeure, mais il changera également au fur et à mesure des changements démographiques aux Etats-Unis et en Europe (l’augmentation de la population issue de cultures non-européennes). Mais l’union politique étroite n’a véritablement existé que pendant la seconde moitié du XXe siècle. Avant cela, les pays occidentaux se sont beaucoup et volontiers fait la guerre, et seulement la victoire sur le nazisme et la menace du communisme ont réussi à rallier les ennemis séculaires – la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Espagne, les Etats-Unis, etc. On estimait que l’union prenait pour base certaines valeurs. Cependant, la nature particulièrement antidémocratique des pays tels que l’Espagne, le Portugal, la Turquie et la Corée du Sud ne les empêchait pas d’être dans le même rang que de véritables démocraties pour parer la « menace rouge ». Il convient de noter que Washington et les pays européens avancés ne se sont jamais sentis dans leur assiette en raison de la nécessité de collaborer avec des autocrates et saluaient chaudement les changements dans ces pays dans les années 1970.
Quoi qu’il en soit, l’effondrement de l’URSS a supprimé le principal motif de solidarité pour le monde occidental: la menace existentielle n’existait plus. Et lorsque la première euphorie du triomphe des valeurs occidentales à la fin du XXe siècle est passée, il s’est avéré qu’il restait bien moins d’éléments unificateurs qu’il ne paraissait auparavant.
L’Europe et les Etats-Unis n’ont pas simplement des intérêts différents, ils se retrouvent surtout à des « étages » différents de la politique mondiale. En tant que seule superpuissance, les Etats-Unis sont guidés par la stratégie globale et projettent leur force (sous toutes ses formes) à travers la planète. L’Europe se replie de plus en plus sur elle-même et restreint ses ambitions par le fait de subvenir à ses propres besoins économiques et politiques, c’est-à-dire, s’oriente avant tout vers la région adjacente, les pays voisins. La différence d’horizons stratégiques influe également sur la mentalité politique – le Nouveau Monde continue à compter sur la force traditionnelle, et le Vieux Continent préfère la « puissance douce » (soft power). Par ailleurs, les uns et les autres sont confrontés à de graves problèmes. Les Américains font face à l’efficacité limitée même de la plus grande puissance militaire (c’est-à-dire, l’impossibilité de parvenir à la victoire en Irak ou en Afghanistan), et l’enveloppe d’attractivité de l’Europe (la base de son influence « douce ») a été endommagée par la grave crise en UE.
Les deux rives de l’Atlantique font toujours partie de la même alliance et ne cessent de souligner son importance et son indestructibilité, mais en dépit de ces déclarations claironnantes sur l’avenir prospère de l’OTAN, il n’existe toujours aucune mission claire unissant solidement l’Europe et les Etats-Unis. Le Moyen-Orient permet encore de compter sur une coïncidence d’intérêts (pour les Etats-Unis c’est une question de domination mondiale, et pour l’Europe c’est une arrière-cour et une station d’essence). Mais la possibilité d’escalade de la confrontation en Extrême-Orient ne suscite aucun enthousiasme auprès des Européens, tandis que c’est la principale arène de la future concurrence globale pour les USA.
De cette manière, la notion d’antan de l’Occident n’existe plus, il y a l’Europe, les Etats-Unis, le Japon, la Turquie, la Corée du Sud, etc., et chacun a ses propres intérêts, et la Russie devrait mener une politique autonome sur chaque axe. Pour les Etats-Unis, ce sont des relations stratégiques, avant tout dans le secteur nucléaire et en termes de sécurité globale. Peu d’économie et l’absence de perspectives de relations étroites, bien qu’il soit possible de coopérer sur des questions concrètes. Pour l’Europe, c’est l’économie, les affaires, un minimum de thèmes en matière de sécurité, mais une perspective d’approfondissement progressif de l’alliance en se basant sur les intérêts commerciaux communs et l’unité culturelle. La Turquie, une puissance régionale émergente, de même que la Russie, qui appartient historiquement à l’Europe, mais qui ne se limite pas à celle-ci, est un carrefour énergétique et un partenaire-concurrent de la Russie dans le « grand jeu » post-soviétique et moyen-oriental. Le Japon et d’autres pays pro-américains d’Asie sont des contrepoids potentiels à l’influence croissante de la Chine et membres du programme de développement de la Sibérie et de l’Extrême-Orient russe. Tout cela ne s’exclut pas mutuellement, mais se complète de manière complexe.
L’Orient ou l’Asie sont également absents dans l’ancienne notion: de synonyme de retard et de sous-développement, or telle était traditionnellement cette notion dans le discours russe, l’Asie s’est transformée en symbole de développement le plus dynamique et prometteur. Les relations de Moscou avec Pékin sont les plus importantes pour les années à venir. Mais il est encore nécessaire d’élaborer leur nouveau modèle, car pour la première fois la Chine est supérieure à la Russie sur la majorité des indices. Et cela oblige la Russie de balancer entre la nécessité de maintenir de très bonnes relations avec la Chine et d’éviter d’en devenir dépendante. D’ailleurs, cela doit être un axe parfaitement autonome de la politique russe, dissocié des relations avec les Etats-Unis. Malheureusement, la Russie est souvent encline à associer l’un à l’autre.
L’attitude envers les pays post-soviétiques comme envers une arène de luttes géopolitiques acharnées pour l’influence est également obsolète. D’une part, les grands acteurs internationaux ont suffisamment de problèmes de taille et ne peuvent pas se permettre le luxe d’accorder une attention particulière aux pays problématiques de l’ex-périphérie soviétique. D’autre part, l’ampleur des risques associés, par exemple, à l’avenir de l’Afghanistan est telle qu’il serait temps de ne pas se battre pour l’influence, mais d’essayer de coordonner les actions autant que possible. Le départ des Etats-Unis en 2014 laissera en Afghanistan un vide sécuritaire, dont on ignore comment le combler. Toutes les tentatives de la Russie pour mettre au point une stratégie régionale dans le cadre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) ou de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) n’apportent encore aucuns résultats.
La politique internationale contemporaine est un effacement des lignes habituelles idéologiques et géopolitiques, et des relations traditionnelles. Pour la Russie, avec sa géographie transcontinentale et ses intérêts sur tout le périmètre immense des frontières, il est vital de garder les mains libres et la souplesse, qui permet d’interagir avec n’importe qui en fonction des besoins. La politique pro- ou anti-occidentale n’est plus nécessaire. Du moins, jusqu’à ce qu’un nouveau système de relations stable ne soit établi dans le monde. Mais on en est loin.
Fedor Loukianov
Source : RIA Novosti
 
Commentaires:

Enregistrer un commentaire

Abonnement Publier les commentaires [Atom]





<< Accueil
"Si vous n’y prenez pas garde, les journaux finiront par vous faire haïr les opprimés et adorer les oppresseurs." Malcom X

Archives
février 2007 / mars 2007 / avril 2007 / mai 2007 / juin 2007 / juillet 2007 / août 2007 / septembre 2007 / octobre 2007 / novembre 2007 / décembre 2007 / janvier 2008 / février 2008 / mars 2008 / avril 2008 / mai 2008 / juin 2008 / septembre 2008 / octobre 2008 / novembre 2008 / décembre 2008 / janvier 2009 / février 2009 / mars 2009 / avril 2009 / mai 2009 / juin 2009 / juillet 2009 / août 2009 / septembre 2009 / octobre 2009 / novembre 2009 / décembre 2009 / janvier 2010 / février 2010 / mars 2010 / avril 2010 / mai 2010 / juin 2010 / juillet 2010 / août 2010 / septembre 2010 / octobre 2010 / novembre 2010 / décembre 2010 / janvier 2011 / février 2011 / mars 2011 / avril 2011 / mai 2011 / juin 2011 / juillet 2011 / août 2011 / septembre 2011 / octobre 2011 / novembre 2011 / décembre 2011 / janvier 2012 / février 2012 / mars 2012 / avril 2012 / mai 2012 / juin 2012 / juillet 2012 / août 2012 / septembre 2012 / octobre 2012 / novembre 2012 / décembre 2012 / janvier 2013 / février 2013 / mars 2013 / avril 2013 / mai 2013 / juin 2013 / juillet 2013 / août 2013 / septembre 2013 / octobre 2013 / novembre 2013 / décembre 2013 / janvier 2014 / février 2014 / mars 2014 / avril 2014 / mai 2014 / juin 2014 / juillet 2014 / août 2014 / septembre 2014 / octobre 2014 / novembre 2014 / décembre 2014 / janvier 2015 / février 2015 / mars 2015 / avril 2015 / mai 2015 / juin 2015 / juillet 2015 / août 2015 / septembre 2015 / octobre 2015 / novembre 2015 / décembre 2015 / janvier 2016 / février 2016 / mars 2016 / avril 2016 / mai 2016 / juin 2016 / juillet 2016 / août 2016 / septembre 2016 / octobre 2016 / novembre 2016 / décembre 2016 / janvier 2017 / février 2017 / mars 2017 / avril 2017 / mai 2017 / juin 2017 / juillet 2017 / août 2017 / septembre 2017 / octobre 2017 / novembre 2017 / décembre 2017 / janvier 2018 / février 2018 / mars 2018 / avril 2018 / mai 2018 / juin 2018 / juillet 2018 / août 2018 / septembre 2018 / octobre 2018 / novembre 2018 / décembre 2018 / janvier 2019 / février 2019 / mars 2019 / avril 2019 / mai 2019 / juin 2019 / juillet 2019 / août 2019 / septembre 2019 / octobre 2019 / novembre 2019 / décembre 2019 / janvier 2020 / février 2020 / mai 2020 /


Powered by Blogger

Abonnement
Articles [Atom]