L’ère post-étasunienne
par
Imad Fawzi Shueibi
A la
fin du XXe siècle, la bonne nouvelle aura été la disparition de l’URSS
en tant qu’empire imposant sa loi sur l’Europe centrale, et la mauvaise
aura été la survie des USA en tant qu’empire imposant leur loi sur
l’Europe occidentale, l’Amérique latine et d’autres parties du monde. La
renaissance de la Russie et l’éveil de la Chine conduisent
inexorablement à l’invention d’un Nouvel Ordre International, dans
lequel l’anachronique Empire US aura disparu. Dès lors, les stratèges
s’interrogent sur la manière de limiter les affrontements inhérents aux
périodes charnières. Pour le docteur Imad Shuebi, les nouveaux leaders
du monde, Beijing et Moscou, agissent avec précaution pour prévenir une
guerre mondiale, mais s’attendent à de sanglants conflits régionaux.
Samedi 30 juin 2012
Parler d’ère post-étasunienne ne relève plus
aujourd’hui du vœu pieux ou du simple point de vue politique. Quand j’ai
écrit à ce propos, en 1991, dans mon ouvrage Le Nouvel Ordre Politique Mondial,
il s’agissait d’une sorte d’analyse prospective, il était impossible
d’y croire à cette époque. L’incrédulité résultait de phénomènes connus
en épistémologie tels que l’obstacle de la connaissance commune ou la résistance au changement.
À l’époque, ma réflexion constituait une rupture épistémologique, ce
que désignera plus tard Nassim Nicholas Taleb sous le vocable de « théorie du cygne noir », ou encore « pensée latérale » [1].
J’attirais l’attention sur le fait que —et c’est toujours le cas— les
Grandes Puissances ne meurent pas dans leur lit. Le danger que
représente la mort de tels États réside dans le fait qu’ils possèdent à
la fois des armes nucléaires et un important passif historique et
stratégique. De telles choses ne s’effacent pas. Elles subsistent au
fond de leur conscience et dans leurs souvenirs.
Les officiels russes et chinois ne s’en sont jamais cachés et il ne
s’agissait pas non plus d’un excès de candeur —contrairement à ce qu’a
écrit Zbigniew Brzezinski— quand ils sont arrivés à la conclusion que
l’émergence de la Russie et de la Chine et le déclin des États-Unis
étaient inévitables, mais que ce dernier ne devait pas être trop
brusque [2]
. Pour les grandes puissances, la rupture n’est pas une option. Elles
peuvent échouer, mais pas s’effondrer. En réalité de telles puissances
ne peuvent être que dissoutes.
Zbigniew Brzezinski en convient, mais il estime peu probable que le
monde soit dominé par un successeur unique —pas même la Chine— ce sur
quoi nous sommes pour le moment d’accord, de la même manière que nous
convenons que la phase de désordre global et d’incertitude
internationale s’est aggravée à tel point en 2011 que désormais menace
un chaos épouvantable. Les États-uniens, comme les Chinois et les
Russes, redoutent une telle perspective ; mais pour certains États
aventureux comme la France et quelques autres pays au Proche-Orient, la
perspective de perdre leur statut de puissance régionale fait craindre
un accroissement du risque de déstabilisation. Les Puissances fortes
redoutent le chaos alors que les Puissances faibles misent parfois sur
celui-ci pour perturber les Fortes, dans l’espoir de les faire reculer
sur la scène internationale avec des pertes minimales.
De façon notable, l’évolution vers un nouvel ordre international
s’est accélérée au cours des deux années 2011 et 2012 dans la mesure où
il n’y a eu qu’un court intervalle séparant l’annonce par Poutine de la
fin de l’unipolarité, précisant que les puissances émergentes n’étaient
pas encore prêtes à prendre le relai, de sa déclaration lors du Sommet
des BRICS à propos de la formation d’un Nouveau Système Économique et
Bancaire (la Banque BRICS) [3].
Non seulement le haussement de ton de la Russie et de la Chine à
conduit à deux double vétos, mais il leur a aussi donné le rôle moteur
dans la dynamique actuelle en Méditerranée orientale, signifiant sans
équivoque à la fois la fin de l’histoire états-unienne dans la région et
l’impossibilité actuelle pour les différentes parties de prétendre à
quelque nouvelle répartition que se soit.
La déclaration d’Obama, début 2012, sur la Nouvelle Stratégie Américaine annonçant « être en alerte et attentifs dans la Méditerranée orientale »
ressemblait à une reconnaissance du nouveau rapport de force dans la
région, parallèlement à l’armement du voisinage immédiat de la Chine. De
plus, les déclarations d’Hillary Clinton depuis l’Australie sont
apparues comme le prolongement de ces propos sur un affrontement avec la
Chine, ce à quoi cette dernière s’est contentée de répondre : « Personne ne peut empêcher le soleil chinois de se lever ».
Du fait de ces différentes déclaration états-uniennes, la Chine n’a
pas attendu 2016 pour faire une démonstration de sa nouvelle puissance.
Au contraire, elle s’empressa de se prononcer en faveur d’un ordre
multipolaire —reprenant les termes russes— vu comme un Ordre
International basé sur deux axes autour de chacun desquels de multiples
pôles seraient en orbite. Mais leur axe serait ascendant pendant que
l’autre serait descendant.
Il est devenu clair que l’aggravation du conflit à profondément
secoué la diplomatie états-unienne, à tel point qu’elle fut contrainte
—en avril 2012— de sonner la retraite, même si ce ne fut que
verbalement, et de préciser qu’elle n’était pas en Guerre froide avec la
Chine. Ceci faisait suite à une rencontre entre le Premier ministre
chinois et Kofi Annan. Il fut annoncé à l’émissaire de l’ONU et de la
Ligue arabe que la Chine et la Russie étaient désormais les premières
Puissances, respectivement à la première et à la deuxième place, et
qu’il était dans l’obligation de se coordonner avec eux. Annan lui-même,
en tant que témoin du monde unipolaire de 1991 jusqu’au début du 21e
siècle, devait aussi être le témoin de la chute de ce monde et devait
admettre que dorénavant la question de la Méditerranée orientale était
du ressort de Moscou et de Beijing.
Washington vient de vivre une décennie entière de guerres —une
période qui ressemble à la course aux armements avec l’URSS, dite de « guerre des étoiles »—
qui, avec d’autres facteurs critiques, à épuisé les États-Unis et les
ont transformés en une nation au bord de la banqueroute. Ceci les a
incités à annoncer un repositionnement en direction de la périphérie de
la Chine dans une tentative de jouer un rôle dans la région
Indo-Pacifique. Mais il sont revenus sur leurs déclarations d’une
manière telle qu’elle laisse à penser aux observateurs que cet État à
déjà perdu son aura de superpuissance. Il est un fait que lorsque une
puissance menace de faire usage d’une force dont seules les
superpuissances sont dotées, elle perd les deux tiers de sa force.
Le monde change. Nous sommes en train d’assister précisément à la
cristallisation de ce Nouvel Ordre International dont la formation avait
été reportée depuis l’effondrement de l’Union soviétique, mais dont
l’arrivée à maturité s’accélère, bien que les nouvelles puissances ne
soient pas encore tout à fait prêtes pour cela. L’accélération des
événements au Proche-Orient à contraint ces nouveaux acteurs à rejoindre
la partie à marche forcée. Cependant, les conséquences de l’émergence
de nouvelles puissances et du déclin de celles, comme les États-Unis,
qui étaient auparavant leaders mondiaux vont se manifester sous peu.
Elles se matérialiseront dans des luttes sanglantes qui ne pourront être
résolues qu’une fois le Nouvel Ordre International établi, et avec le
consentement des différents acteurs, selon le nouveau statut de chacun.
[
1] Selon l’épistémologue libano-US Nassim Nicholas Taleb, «
Un
cygne noir est un événement hautement improbable doté de 3
caractéristiques principales : Il est imprévisible, engendre des
conséquences majeures et une explication a posteriori est toujours
donnée afin de rendre celui-ci plus rationnel, lui conférant ainsi une
apparente et sécurisante prévisibilité ». Cf.
Le Cygne Noir, La puissance de l’imprévisible,
Les Belles Lettres, 2008.
[
2] «
After America - How does the world look in an age of U.S. decline ? », par Zbigniew Brzezinsk,
Foreign Policy, janvier/février 2012.
[
3] Voir la “
Delhi Declaration (Fourth BRICS Summit)”,
Voltaire Network, 29 mars 2012.
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