Entretien réalisé par Mokhtar Benzaki, Le Soir d’Algérie, 10 avril 2012
Comme à son habitude c’est à une analyse sans complaisance que se
livre le politologue Mohamed Chafik Mesbah à travers cet entretien sur
la situation actuelle au Sahel. Précurseur dans l’évocation de cette
hypothèse, il revient sur cette stratégie des grandes puissances à
reconfigurer l’espace africain. L’Algérie y compris.
Le Soir d’Algérie : Comment analysez-vous le récent coup
d’Etat intervenu au Mali ? Comment expliquez-vous la facilité avec
laquelle il s’est déroulé et, tout aussi bien, la rapidité avec laquelle
les auteurs ont restitué le pouvoir aux autorités civiles ?
Mohamed Chafik-Mesbah : Le coup d’Etat militaire intervenu au Mali
était tout à fait prévisible malgré l’approche de l’élection
présidentielle. Premièrement, la situation au nord du Mali et au Sahel
en général s’est détériorée à l’issue de la crise libyenne avec la
dissémination des armes et la fuite des combattants africains que le
colonel Kadhafi avait mobilisés. Deuxièmement, la position attentiste de
l’ancien Président Amani Touré, qui s’était quasiment dessaisi de ses
pouvoirs laissant la situation voguer suivant l’évolution du rapport de
forces quotidien. Troisièmement, la faiblesse constitutive de l’armée
malienne laquelle comprend des éléments targuis et qui est démunie de
moyens militaires et logistiques adéquats au combat. Le coup d’Etat mené
par des officiers de second rang était inscrit dans l’ordre des choses
d’autant que la rébellion touarègue et les groupes islamiques Ansar
Eddine avaient fini par occuper presque tout le territoire de l’Azawad.
Les auteurs du coup d’Etat militaire ont agi sans projet ni stratégie.
Ils se sont contentés de prendre un pouvoir qui s’offrait à eux sûrement
pas à l’insu des Etats-Unis d’Amérique et de la France, directement ou
indirectement présents sur le plan militaire. Ce sont, à l’évidence, des
officiers ingénus qui se sont vite heurtés à la difficulté du monde
contemporain. Ils n’avaient pas d’autre issue que de revenir à l’ordre
constitutionnel.
Par-delà le coup d’Etat proprement dit, quelle analyse faites-vous de la situation actuelle dans l’Azawad ?
Les aspirations à l’autonomie au sein des populations de l’Azawad
sont une réalité ancienne. Héritées de la période coloniale, elles lui
ont survécu et ont même été encouragées par la France. Mais la
problématique de l’Azawad s’inscrit dans une perspective bien plus
large. Il s’agit de l’émergence d’un Etat indépendant, qui occuperait
tout le territoire du Sahel. C’est un projet soutenu par la France et
relayé par le Maroc. La Libye, pour des considérations différentes,
avait favorisé un projet similaire. République de l’Azawad ou Etat du
Sahara arabe central, la motivation est la même. Les Etats-Unis
d’Amérique ne sont pas en reste. Un commandement militaire spécifique
l’Africom, a même été créé et dédié à l’Afrique sahélienne. Examinez,
sur une mappemonde, cette portion de territoire appelée Sahel qui sépare
l’Afrique en deux. Vous constateriez une homogénéité remarquable de cet
ensemble géographique, l’abondance des richesses naturelles et l’osmose
entre les populations. Les caractéristiques qui permettent de fonder un
Etat viable. Nous sommes dans un processus de reconfiguration
géopolitique de l’Afrique. Il s’agit d’une nouvelle répartition des
zones d’influence par rapport aux nouvelles entités qui seront créées.
La France et les Etats-Unis d’Amérique tireront le plus grand bénéfice
de ce nouveau contexte. L’Etat projeté, c’est une barrière contre
l’afflux de réfugiés africains vers le monde occidental, c’est un
réservoir de richesses naturelles qui seront exploitées par les
puissances impliquées et, enfin, c’est un point d’appui important pour
lutter contre le terrorisme. Il faut nuancer, cependant, l’importance de
ce point d’appui, puisque les groupes islamistes partisans de la
violence sont déjà présents sur le terrain. Deux écueils posent problème
à ce processus. L’alchimie née de la cohabitation entre acteurs
politiques laïcs et acteurs religieux. Les uns sont guidés par la
volonté de fonder un Etat laïc. Les autres aspirent à instaurer un Etat
théocratique. Par ailleurs, l’abondance des richesses naturelles
rivalise avec la pauvreté et le dénuement. Les Etats limitrophes à
l’Azawad et au Sahel en général, sont potentiellement défaillants.
Quelles sont les implications sur l’Algérie de cette reconfiguration géopolitique du Sahel ?
L’Algérie ne vit pas dans un monde isolé. Avec le Tassili et
l’Ahaggar, population et richesses, l’Algérie est partie intégrante du
Sahel. Il est certain que le processus de reconfiguration géopolitique
en cours l’affectera, tôt ou tard. Le véritable problème porte sur
l’aptitude de l’Algérie à pouvoir faire face à un processus de
démembrement de son intégrité territoriale, voire à une recomposition de
son environnement géographique vitale. Force est de constater que la
crise de gouvernance qui affecte l’Algérie se répercute sur le dynamisme
de sa diplomatie et l’efficacité de ses services de renseignement.
L’épisode malien, après la crise libyenne, en est une illustration
éloquente. La diplomatie algérienne manque de capacité d’anticipation
stratégique autant que de réactivité opérationnelle. Une évidence qui se
confirme chaque jour.
En somme, la partition des Etats africains hérités de la période coloniale, à commencer par le Mali, semble être incontournable ?
Ajoutez au Mali le Niger, le Burkina Faso, la Mauritanie et même l’Algérie. Ce ne sera pas de trop. Il existe une thèse développée par des stratèges israéliens qui considèrent que plus le monde arabe sera découpé en morceaux, plus la sécurité d’Israël sera préservée. Nous sommes en phase de renégociation d’un nouveau Yalta pour le monde arabe et africain qui pourrait amorcer une nouvelle forme de colonisation.
En somme, la partition des Etats africains hérités de la période coloniale, à commencer par le Mali, semble être incontournable ?
Ajoutez au Mali le Niger, le Burkina Faso, la Mauritanie et même l’Algérie. Ce ne sera pas de trop. Il existe une thèse développée par des stratèges israéliens qui considèrent que plus le monde arabe sera découpé en morceaux, plus la sécurité d’Israël sera préservée. Nous sommes en phase de renégociation d’un nouveau Yalta pour le monde arabe et africain qui pourrait amorcer une nouvelle forme de colonisation.
Quel rôle est réservé à la Chine dans cette reconfiguration géopolitique de l’Afrique ?
En termes économiques, l’un des axes essentiels de la profondeur
stratégique de la Chine est en Afrique. Ce n’est pas sans raison, en
effet, que la politique africaine de la Chine est l’une des plus
dynamiques au monde. La rivalité qui se manifeste actuellement au Sahel
est, en partie, liée à la volonté occidentale de faire obstacle au
développement de la Chine au Sahel et en Afrique. Mais, pour le moment,
il reste de la marge pour le renforcement de la présence chinoise en
Afrique.
Quel est votre commentaire final sur la situation actuelle au Sahel ?
Je vais livrer, plutôt, qu’un commentaire, ma préoccupation
d’Algérien profondément inquiet pour l’intégrité territoriale de son
pays. Les responsables algériens, cultivant, tour à tour, la politique
de l’autruche ou la méthode Coué, minimisent les menaces qui pèsent sur
l’Algérie. Ils n’ont cure des dynamiques naturelles qui transcendent les
frontières. Ils feignent ignorer que les puissances occidentales ne
bâtissent pas leurs stratégies en fonction d’états d’âme. Si leurs
intérêts le leur commandent, ces puissances occidentales découperont au
scalpel — comme un chirurgien — les frontières de notre pays.M. B.