De nos jours, les tensions
créées en pays musulman par la rencontre entre le ‘‘local’’ et le
‘‘global’’ sont très vives. Les musulmans sont ainsi amenés à
déterminer ce qui, dans leurs cultures, doit être préservé. Le
processus actuel, irréversible, de la mondialisation comporte donc pour
les musulmans un défi paradoxalement très
positif : ils sont désormais sommés de redécouvrir
l’universalisme fondateur de l’islam, de dépasser les replis
nationalistes, les clivages dogmatiques ou rituels (le ta‘assub
madhhabî), et d’aller à l’essentiel du message islamique en se
départissant des mœurs et des coutumes locales (arabes, berbères,
africaines, turques, etc.), qu’il assimilent trop souvent à
l’enseignement de l’islam, créant ainsi des amalgames
pernicieux.
L’expansion fulgurante de
l’islam, en plusieurs phases, a été possible parce que les musulmans
portaient en eux l’axialité intérieure du Tawhîd, et que, par
conséquent, ils se sentaient chez eux partout dans le monde.
Ils savaient reconnaître l’Unicité dans la multiplicité des cultures,
des langues et des religions ; ils avaient en effet
une vision conjointe de ces deux niveaux de réalité –
l’Unicité et la multiplicité - ce qui leur permettait d’être en phase
avec leur modernité, et nous permettrait d’être en phase avec la
nôtre. Ils étaient assez unifiés, individuellement et
collectivement, autour de l’axe du Tawhîd, pour dialoguer avec le monde,
pour se frotter aux autres en toute sécurité. Ils étaient
avides de connaître et d’assimiler les autres civilisations.
L’islam classique a donc vécu, et même promu une sorte de
mondialisation, mais dans son meilleur aspect, celui de
l’universalisme spirituel et non de l’uniformisation
matérialiste actuelle.
Cependant, l’usure du temps a
produit une sclérose de la culture islamique, depuis au moins le XVe
siècle. Les musulmans se bornèrent dès lors à reproduire
des comportements hérités, figés car n’étant plus adaptés à
leur réalité. Selon l’avis d’observateurs experts tels qu’Ibn Khaldûn,
la faute en revient au fait qu’un juridisme galopant a
envahi la culture islamique ; le juridisme, c’est-à-dire un
développement démesuré du droit par rapport aux autres disciplines de la
vie religieuse.
S’appropriant le terme de fiqh,
qui signifie à l’origine « réflexion », « compréhension », et non
« jurisprudence », le droit
musulman a étouffé des disciplines majeures telles que la
théologie (sous ses différents noms : ‘ilm al-kalâm, ‘ilm al-tawhîd…),
la philosophie, jugée concurrente de la Révélation, et
surtout la spiritualité, qu’on l’appelle tasawwuf ou autre.
Cette surdétermination du fiqh a produit et produit toujours un
pharisaïsme, une hypocrisie religieuse dont beaucoup de pays
musulmans ne sont pas sortis.
En effet, le monde des formes,
que gère le fiqh, s’il n’est pas animé par la spiritualité, ne peut que
générer un décalage, une ‘‘schizophrénie’’ entre les
prescriptions anciennement établies et la réalité toujours
changeante. C’est pour cette raison que des ‘ulamâ’ – égyptiens – comme
Suyûtî et Sha‘rânî parlaient de la nécessité du recours à
l’ijtihâd spirituel : toute religion ne peut vivre en phase
avec la modernité que si sa spiritualité lui permet de transmuer le
monde des formes : Kulla yawm Huwa fî sha’n :
« Chaque jour, Il est à l’œuvre » (Cor. 29 : 55).
Mais revenons à l’histoire.
Plus les musulmans s’affaiblissaient, à partir des IXe / Xe siècles (XVe
/ XVIe siècles), sur les plans spirituel, culturel et
matériel, plus l’hégémonie de l’Occident s’affirmait et, par
conséquent, plus les musulmans se sentaient agressés, se repliaient sur
eux-mêmes, se fermant aux autres cultures et aux autres
religions. Le colonialisme blessa en profondeur l’identité
musulmane et, face à ce phénomène, les musulmans ont pris l’habitude de
ne plus agir, mais seulement de réagir à l’impérialisme
occidental.
Une conception figée et
monolithique de la norme islamique prévalut alors, restreignant la
dimension universaliste de l’islam. Parallèlement, le territoire de
l’islam se fractionnait, se compartimentait, et les musulmans,
ne pouvant guère désormais se déplacer à l’intérieur de ce vaste
espace, assimilèrent souvent leur religion à des coutumes et
à des particularismes locaux. L’ampleur de vue et l’esprit de
découverte qui caractérisaient la civilisation de l’islam classique
avaient disparu.
Au XXe siècle, le monde
arabo-musulman a connu diverses idéologies plus ou moins ‘‘laïques’’ qui
se sont soldées par un échec, car elles ne répondaient pas à
la question de la véritable identité des peuples concernés :
le nationalisme arabe, le panarabisme, le socialisme… Parallèlement,
ceux qui suivaient le modèle occidental ont fini par
percevoir le « désenchantement » et la crise des valeurs qui
sévissent en Occident, et certains ont commencé à chercher des solutions
dans leur propre culture islamique ; ils
constataient d’ailleurs que l’occidentalisation à marche
forcée menée par certains régimes avait généré des clivages
psychologiques et des inégalités sociales énormes.
Le retour sur l’identité
islamique est donc une réaction logique : il s’agit tout simplement du
réflexe vital de ‘‘rentrer chez soi’’. Mais quelle
identité islamique cherchons-nous à promouvoir ? Celle de la
frustration, de la ‘‘pensée unique’’ et du repli sur soi, ou bien celle
d’un humanisme spirituel qui a su panser les
blessures du passé et recouvrer une vision universaliste du
monde ? Les pays musulmans doivent se donner les moyens de dépasser le
stade du ressentiment afin qu’y émerge une
psychologie positive. Bien sûr, il règne un « deux poids deux
mesures » dans le traitement par l’Occident du monde musulman ; bien
sûr, comme l’écrit Marcel Gauchet,
« l’Occident est aveugle sur les effets de la mondialisation
de l’économie et des mœurs » en pays musulman, il « ne mesure pas
combien la pénétration de ses façons de faire
et de penser est destructrice pour les rapports sociaux en
place 1 ».
Mais le monde musulman doit
s’adonner davantage à l’autocritique, à une autocritique objective et
constructive, afin 1) de mieux se comprendre lui-même et 2)
de délivrer une meilleure image de lui.
La ré-islamisation de la
société, qui serait en cours dans maints pays musulmans ne doit pas être
brandie comme un slogan ; elle ne doit pas déboucher
sur une uniformisation de l’habit comme de la pensée ; elle
doit plutôt se vivre comme une lecture contemporaine, et donc adaptée,
du patrimoine riche et complexe de l’islam.
Elle ne doit pas se limiter au
monde des formes : globalement, les musulmans ont intégré la technique
occidentale, comme le souhaitait déjà Rashîd Ridâ,
mais cela ne suffit pas (les responsables des attentats du 11
septembre 2001 eux aussi avaient intégré la technique…). Ce sont avant
tout les comportements psychologiques qui doivent
changer, car ils déterminent les structures politiques et
sociales. Ainsi, en tant qu’occidental, je constate un manque de rigueur
et d’efficacité dans certaines sociétés musulmanes, ce qui
est bien sûr contraire à l’éthique de l’islam.
En Occident, des penseurs
musulmans affirment qu’une « théologie de la libération » devrait être
suscitée en pays d’islam, à l’instar de celle qui
avait été mise en œuvre en Amérique du Sud par certains
milieux chrétiens : de la sorte, les musulmans pourraient mieux faire le
tri entre d’une part les valeurs réelles et
fondamentales de l’islam, et d’autre part l’amoncellement de
mentalités et de coutumes qui se sont ajoutées au cours des siècles.
Les musulmans ont pourtant des atouts, dont ils semblent parfois peu conscients :
- Le référent religieux
islamique gère encore leurs vies, ce qui leur procure une force morale
collective qui reste, malgré tous les handicaps, très
dynamique ; ce n’est pas le cas dans d’autres régions du
monde, frappées encore une fois par le « désenchantement » matérialiste,
qui mène au nihilisme. En dépit des chocs
violents qu’a suscitée l’irruption de la modernité en pays
musulman, il y reste une baraka perceptible car l’islam est une religion
vivante, et qui maintient en son sein une spiritualité
vivante.
- Il y a en pays musulman un
potentiel humain, j’entends par là de ‘‘chaleur humaine’’ qui manque de
plus en plus en Occident. Malgré la présence d’une
certaine hypocrisie, il reste un tissu social, maintenu par la
vie religieuse, qui fait cruellement défaut en Occident. C’est pourquoi
des Européens – retraités ou non – vont s’installer au
Maghreb, au Maroc surtout ainsi qu’en Tunisie, tandis que les
anciens colons « pieds-noirs » se rendent à nouveau en Algérie.
- Au-delà, le monde musulman
peut apporter – et apporte déjà – à l’Occident l’exemple d’une foi forte
– quand elle est présentée de façon intelligente – et
même une nourriture spirituelle. L’Occident touche en effet le
fond de la civilisation matérialiste : s’il se sent encore sûr de lui
sur le plan de l’avoir, il est plus que jamais en
quête de l’être. Dans nos sociétés passablement destructurées,
où la diversité des expériences individuelles peut donner le vertige,
la spiritualité islamique équilibre et éveille des
jeunes issus de l’immigration maghrébine, mais aussi des
Européens de souche.
Les perspectives/propositions :
- La solution n’est pas dans le
passéisme, qu’on l’appelle « salafisme » ou autrement. Il faut regarder
l’avenir en misant sur l’universalisme
spirituel de l’islam. Seule la spiritualité donne sens à
l’identité musulmane, car elle permet de dépasser les antagonismes et
les logiques d’affrontement.
- Au nom du Furqân, principe
islamique du « discernement », les musulmans doivent trouver la voie du
milieu entre l’imitation aveugle de l’Occident
et son rejet viscéral : ils peuvent y puiser des vertus telles
que l’esprit d’organisation et de civisme, des outils d’analyse pris
aux sciences humaines, etc., ceci sans aucunement
trahir leur personnalité islamique profonde. Au passage, je
peux témoigner qu’en Occident aussi sévit une certaine ‘‘pensée
unique’’, un ‘‘politiquement correct’’ qui impose assez
subtilement des idées et des comportements, qui exerce une
censure et des pressions, indirectes mais réelles.
- Les pays musulmans doivent
faire un effort sur la formation de leurs populations, s’ils veulent
éviter le « choc des ignorances ». Il faut
enseigner à ces populations la richesse et la diversité de la
culture islamique classique afin qu’elles rejettent le « prêt-à-porter »
islamique et ne laissent pas autrui leur
imposer un mode de vie standardisé : une « islamic
globalization » qui uniformise la vie religieuse et sociale n’est pas
plus souhaitable, à mon sens, que l’« american
globalization ».
- Les différentes instances
musulmanes ne savent pas communiquer, notamment avec les pays
étrangers ; elles devraient mener des actions d’information
dirigées vers les médias occidentaux et autres, qui leur
reprochent de ne pas dénoncer suffisamment les actes terroristes commis
au nom de l’islam.
Les médias occidentaux mettent
toujours en relief ces actes, mais passent sous silence l’énorme travail
de développement humain et d’éducation à la paix
effectué par de nombreux groupes musulmans, à quelque
sensibilité qu’ils appartiennent. Pour présenter au monde le message
essentiel de l’islam, les Etats musulmans et les organisations
islamiques doivent veiller à faire émerger une élite civile,
diversifiée et libre, et qui ait accès aux médias internationaux.
En vérité, il faut donner une âme à la mondialisation, et l’islam peut grandement y contribuer.
Communication au congrès du Conseil Suprême des Affaires Religieuses, Le Caire, avril 06.
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