Il ne faut pas avoir peur du mot : divorce. L'union entre le Pakistan et les Etats-Unis
a vécu. Les deux pays, alliés dans la "guerre contre la terreur" tout
au long de la décennie post-11-Septembre, sont en train de réécrire leur
contrat à l'issue d'une annus horribilis (2011) où la spirale des
querelles semblait sans fond. La nouvelle relation qui en émerge n'est
pas forcément antagonique. Mais elle ne relève plus de l'alliance, cette
amitié spéciale qui conduit des Etats à marier leurs intérêts sécuritaires. La coopération fut profonde dans la lutte contre Al-Qaida (les forces pakistanaises ont arrêté des dizaines de cadres de l'organisation), à défaut de l'avoir été dans les sanctuaires des talibans afghans.
Le recadrage en cours est d'importance. Car le Pakistan
joue un rôle-clé sur le théâtre afghan, dans la dynamique de la guerre
comme dans le scénario de la paix future. Et aussi parce que le
redéploiement de la diplomatie pakistanaise, qui a décidé de se libérer
de l'étreinte américaine pour quêter de nouveaux partenaires, va retoucher
le paysage régional. Une nouvelle carte géopolitique de l'Asie du Sud
est en germe, plus diverse et complexe, probablement plus imprévisible.
Année horrible donc. Elle commença mal et finit dans le pire. Le 27 janvier 2011, Raymond Davis,
agent de la CIA, tuait par balles deux civils pakistanais en pleine rue
à Lahore sous prétexte d'autodéfense. L'affaire ne fut jamais
franchement élucidée. Mais elle infligea une première secousse à la
relation entre Washington et Islamabad. Les cercles nationalistes et
islamistes au Pakistan y trouvèrent matière à dénoncer la présence
croissante de la CIA sur le sol national - en particulier à proximité
des zones tribales pachtounes du Nord-Ouest où les insurgés afghans ont
établi des sanctuaires.
Les éclats de ce premier incident n'étaient pas encore retombés qu'un nouvel orage se déchaîna. Dans la nuit d'encre du 1er au 2 mai, un raid des forces spéciales américaines liquida Oussama Ben
Laden en son repaire d'Abbottabad, ville garnison pakistanaise située
au nord de la capitale, Islamabad. La divergence de réaction que
l'événement inspira dans chaque pays illustra jusqu'à la caricature le
malentendu stratégique sur lequel la prétendue alliance butait
désormais, le non-dit devenant brutalement explicite.
Le simple fait que Ben Laden ait pu trouver
refuge à l'ombre de casernes pakistanaises confortait les pires
suspicions aux Etats-Unis. N'était-ce pas là la preuve de l'absence de
crédibilité des services secrets de l'armée
pakistanaise, déjà régulièrement mis en cause pour leur double jeu à
l'égard de certains groupes djihadistes - talibans ou autres -,
instrumentalisés pour servir les intérêts géopolitiques d'Islamabad sur les théâtres régionaux (Cachemire indien, Afghanistan)
? Au Pakistan, où a toujours prévalu le déni collectif d'une telle
duplicité, la réaction fut celle du patriotisme offensé. Le raid
d'Abbottabad fut dénoncé comme une inacceptable "violation de la souveraineté nationale".
La crise était désormais ouverte. Le 22 septembre, Mike Mullen,
alors chef d'état-major interarmes américain, ajouta du vinaigre sur la
plaie pakistanaise en lançant une gravissime accusation. Il déclara que
le "réseau Haqqani" - groupe afghan insurgé opérant en Afghanistan à partir de son sanctuaire pakistanais du Nord-Waziristan - agissait en certaines circonstances comme le "véritable bras"
de l'Inter Services Intelligence (ISI), les services secrets de l'armée
pakistanaise. Le "réseau Haqqani" menant des attaques contre les
intérêts américains en Afghanistan, la saillie de l'amiral Mullen
revenait à sous-entendre
que l'ISI faisait carrément la guerre aux Etats-Unis. Et de fait, c'est
bien une bataille rangée qui opposa les deux armées le 26 novembre 2011
à Salala sur cette frontière afghano-pakistanaise devenue explosive. Ce
jour-là, le combat fit 24 morts parmi les soldats pakistanais. Ce fut
l'estocade finale à l'alliance post-11-Septembre. "Pour nous la réaction fut : "Assez, c'est assez"", résume Fazal-ur-Rahman, chercheur à l'Institute of Strategic Studies Islamabad (ISSI).
De l'affaire Davis à l'incident de Salala, les rétorsions ont succédé aux représailles pour aboutir
à un bilan désastreux. Le Pakistan a expulsé les conseillers militaires
américains en contre-insurrection, interdit aux Américains l'accès à la
base aérienne de Shamsi (Baloutchistan) d'où décollaient nombre de
drones et, surtout, bloqué l'approvisionnement logistique des troupes de
l'OTAN en Afghanistan transitant par le sol pakistanais. De son côté, Washington suspendait près de 800 millions de dollars d'aide financière destinée à l'armée pakistanaise. La rupture était consommée.
Et maintenant ? "La dégradation de la relation est profonde et durable",
souligne un diplomate européen. Au Pakistan, l'heure est à
l'introspection quant à la réalité de la convergence stratégique entre
les deux pays au-delà des accommodements tactiques. Les Pakistanais sont
très amers sur la manière dont leur pays a toujours été utilisé par
Washington dans le cadre de son grand jeu planétaire sans avoir réellement été sensible aux intérêts d'Islamabad, et notamment à son angoisse existentielle face à l'Inde rivale.
Après avoir loyalement servi les Etats-Unis durant la guerre froide, le Pakistan estime n'avoir pas été franchement payé de retour. A Islamabad, on vit mal le fait que les Américains ont toujours cherché à ménager l'Inde
en dépit de son tropisme prorusse de l'époque. Au lendemain de la
guerre sino-indienne de 1962 au coeur de l'Himalaya, gagnée par Pékin,
Washington se rapproche même ostensiblement de New Delhi et lui accorde
une aide militaire afin d'endiguer la Chine de Mao. Et, chaque fois qu'un conflit armé éclate entre l'Inde et le Pakistan (1965 et 1971), les Américains refusent de prendre parti, allant même jusqu'à suspendre les livraisons d'armes à Islamabad. A la fin des années 1970, le programme nucléaire pakistanais envenime la relation et motive des sanctions américaines.
Mais cette dérive sera suspendue à deux reprises en raison de
l'occurrence d'un événement géopolitique majeur réhabilitant, aux yeux
des Américains, le Pakistan, promu subitement "Etat de ligne de front".
Cet événement est l'invasion soviétique de l'Afghanistan fin 1979.
Oubliée l'inquiétude d'un Pakistan nucléarisé ! Le président américain Ronald Reagan renoue avec l'aide militaire à Islamabad - elle devient massive -, car la priorité est alors d'utiliser les sanctuaires pakistanais pour saigner
l'Armée rouge en Afghanistan. Dix ans plus tard, le départ des troupes
russes de Kaboul signe la fin de l'idylle. Le Pakistan perd brutalement
son intérêt stratégique à Washington, qui lui impose de nouvelles
sanctions, justifiées par un programme nucléaire soudain redécouvert. A
Islamabad, l'opinion est sous le choc.
Le même cycle décennal se répétera à l'identique au lendemain des
attentats du 11-Septembre. Le Pakistan redevient un "Etat de ligne de
front" contre Al-Qaida, cette fois-ci. George W. Bush passe l'éponge sur
la discorde nucléaire et somme son homologue, le général-président Pervez Musharraf, de mettre
le Pakistan à la disposition de l'OTAN pour éradiquer les foyers
djihadistes en Afghanistan et à la frontière afghano-pakistanaise.
Gratifiés d'une généreuse aide, les Pakistanais feignent de s'exécuter.
En réalité, ils continuent de soutenir en sous-main l'insurrection des talibans afghans, qui demeurent à leurs yeux d'utiles "combattants par procuration" chargés de combattre
le retour de l'influence indienne en Afghanistan. La divergence
stratégique avec Washington devient évidente : l'Inde - et non le
djihadisme - reste le principal ennemi de l'armée pakistanaise,
dépositaire de la réalité du pouvoir
à Islamabad. C'est cette contradiction de fond, longtemps dissimulée
sous des arrangements tactiques, qui vient d'éclater au grand jour.
Les déchirements de l'annus horribilis 2011 devraient maintenant prendre fin. "La crise a atteint le fond, on ne peut pas aller plus bas",
résume Abdullah Khan, directeur du Conflict Monitor Center. A
Islamabad, l'heure est à la remise à plat de la relation bilatérale. "Il faut revoir les termes de l'engagement", précise Imtiaz Gul, directeur du Center for Research and Security Studies (CRSS). "Ils ne seront plus dictés par les Etats-Unis."
Après des mois de discussions laborieuses, le Parlement pakistanais a
adopté le 12 avril une résolution fixant le cadre d'une normalisation
diplomatique. Le gouvernement a déclaré qu'il s'en inspirerait, mais il
n'a pour l'instant pris aucune initiative.
Le texte parlementaire ouvre la voie à une levée du blocus de l'OTAN
décidé par Islamabad au lendemain de l'incident transfrontalier de
Salala (le 26 novembre). Les députés y mettent juste une condition : ni
armes ni munitions ne devront figurer
parmi les marchandises de l'OTAN transitant vers l'Afghanistan (ce qui
était déjà le cas avant le blocus). L'affaire demeure explosive, car les
groupes islamistes ont déjà averti qu'ils s'opposeraient physiquement à
toute reprise du transit, quelle que soit la nature des biens convoyés.
Autre exigence du Parlement, les Etats-Unis devront cesser
leurs tirs de drones sur les sanctuaires des zones tribales. Là encore
la question est délicate, les Américains n'ayant nulle intention d'y renoncer. La partie de bras de fer est donc vouée à se poursuivre.
Mais combien de temps le Pakistan pourra-t-il ainsi tenir tête à Washington ? Quelle est la réalité de sa marge de manoeuvre ? Alors que son économie est sinistrée, peut-il s'offrir le luxe de bouder
l'assistance américaine - civile et militaire -, évaluée en moyenne par
Washington à 2 milliards de dollars par an sur la décennie 2001-2011 ?
En fait, les Pakistanais récusent ces chiffres, arguant que de nombreux
fonds n'ont pas été déboursés. "L'aide américaine au Pakistan est un mythe", souligne Fazul-ur-Rahman.
Il n'empêche. Les Américains pèsent lourdement sur l'économie
pakistanaise, ne serait-ce que par leurs relais auprès du Fonds
monétaire international (FMI) dont Islamabad quête désespérément les prêts. Aussi est-il impératif pour le Pakistan de se donner
de l'air en courtisant de nouveaux partenaires. Les Européens - et
notamment les Français, à la sympathique tradition gaulliste -
deviennent soudain intéressants. Politiquement moins correct, l'Iran (pour son gaz) est aussi l'objet de toute la sollicitude d'Islamabad. "Il existe aujourd'hui une véritable tentation iranienne au Pakistan", résume
un diplomate européen. La relation entre les deux Etats fut jadis très
tendue, car le chiisme militant exporté de Téhéran après la révolution
khomeyniste de 1979 se heurta à une violente réaction de l'extrémisme
sunnite au Pakistan. La méfiance s'est dissipée ces dernières années.
Moins controversée, la Chine est présentée avec emphase à Islamabad comme une précieuse alternative susceptible d'amortir
le choc de la crise avec les Etats-Unis. Enfin, et c'est un comble,
l'Inde "ennemie" est désormais vue avec moins d'hostilité. Jamais il n'a
été autant question que ces dernières semaines de libéraliser le
commerce - jusqu'à présent très corseté pour des raisons stratégiques -
entre les deux voisins. Le paradoxe n'est qu'apparent. "Le Pakistan ne peut se battre sur deux fronts à la fois, décode le diplomate européen. Si la frontière occidentale avec l'Afghanistan s'embrase, il faut que la frontière orientale avec l'Inde soit apaisée."
Nul doute : la fin de l'alliance avec les Etats-Unis rebat les cartes.
Une nouvelle donne régionale s'ébauche par petites touches.
Pakistan-Etats-Unis : le divorce
LE MONDE GEO ET POLITIQUE |
Par Frédéric Bobin
Frédéric Bobin
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