Les
résultats électoraux confirment cette hypothèse : les régions les plus
touchées par le vote FN ne sont pas celles où il y a le plus d’immigrés
ou d’étrangers, mais souvent celles où les élus ont rivalisé de
démagogie et de xénophobie avec le FN.
Au cours des années 1980 et 1990 notamment, il est devenu de plus en
plus fréquent de rendre les étrangers responsables du chômage, de la
délinquance et des déficits publics, de prophétiser l’invasion, la fin
de la République ou le « choc des cultures », de fantasmer sur l’Afrique, la polygamie, le foulard islamique ou les « banlieues-ghettos », et de défendre « l’identité nationale », le « droit du sang » ou la « préférence nationale ». Ce sont des Présidents de la République et des Premiers Ministres, toutes tendances confondues, qui ont appelé à « remplacer la main d’oeuvre immigrée par une main d’oeuvre nationale », et qui ont parlé d’« invasion », de « seuil de tolérance dépassé », d’« overdose d’immigrés » ou de « bonnes questions du Front National ». L’homme qui s’est plaint du bruit et de l’odeur des immigrés a fini à l’Élysée [1].
Cette banalisation des stéréotypes racistes ou xénophobes doit
beaucoup, également, aux faiseurs d’opinion que sont les grands médias.
Les journalistes, les éditorialistes et les intellectuels médiatiques
apportent en effet à ces stéréotypes le semblant de sérieux et de
respectabilité morale qui leur manque, et que ne suffit pas à leur apporter le monde politique, largement discrédité.
Les déclarations de Jean-Marie Le Pen l’attestent, par exemple
lorsqu’il invoque l’autorité scientifique de Jean-Claude Barreau, ancien
Président de l’INED (Institut National d’Études Démographiques) et
conseiller spécial de François Mitterrand puis de Charles Pasqua et
Jean-Louis Debré :
« De la bouche même du spécialiste, il est entré en trente ans
dans notre pays plus de 10 millions d’étrangers dont 5 millions de
musulmans, et qu’il compte aujourd’hui plus de 6 millions de légaux plus
1 ou 2 de clandestins en plus » [2].
Toutes les estimations sérieuses (par exemple celles du Bureau
International du Travail) ont beau évaluer à 300000 le nombre de
sans-papiers, que peut-on répondre à Le Pen puisque le président de
l’INED donne effectivement raison à ses fantasmes d’invasion ?
Il est vrai que les discours se sont ensuite un peu apaisés : on a
parlé un peu moins du prétendu « problème de l’immigration », et les
propos les plus franchement injurieux ou dégradants sont devenus moins
fréquents dans l’espace politique et médiatique. On a par exemple moins
incriminé la responsabilité des « immigrés » dans le chômage ou les
déficits publics [3].
Il reste que trente ans de lepénisation ne s’effacent pas en deux ans,
et que certaines habitudes ont été prises, qui ne se perdront pas toutes
seules. Il faut se rendre à l’évidence : la « bataille du vocabulaire » chère à Bruno Mégret a été remportée par le Front National et perdue par les démocrates.
La bataille du vocabulaire
Bruno Mégret a toujours accordé une extrême importance au
vocabulaire. Lorsqu’il était encore membre du Front National, il
diffusait auprès des militants des listes de mots à dire et à ne pas
dire (par exemple : ne pas dire « les associations antiracistes » mais « le lobby de l’immigration » ; ou encore : ne pas dire « les Arabes à la mer » mais « il faut organiser le retour des immigrés du tiers-monde dans leur pays »). Il s’en expliquait le 16 juin 1990 dans le journal Présent :
« Notre stratégie de conquête du pouvoir passe par une bataille du
vocabulaire (...) Lorsqu’ils parlent d’identité, de libanisation, de
classe politico-médiatique, lorsqu’ils utilisent des termes comme
l’établissement, le cosmopolitisme, le peuple, le totalitarisme larvé,
hommes de la rue, journalistes et politiciens entrent dans notre champ
lexical ».
Plus de dix ans après, malgré le retour de la croissance et
l’éclatement du Front national, peu de choses ont changé sur le plan du
vocabulaire : la majorité des dirigeants politiques et des
éditorialistes, ainsi qu’un nombre conséquent de journalistes et de
chercheurs, ont adopté sans s’en rendre compte un lexique qui a toujours
pour effet de mettre à distance l’étranger. Par exemple,
en
parlant sans cesse des « préoccupations des Français », ils excluent de
notre champ de vision les quatre millions d’étrangers qui résident en
France ;
en
opposant « Français et immigrés », ils laissent entendre qu’un immigré
ne peut pas être vraiment français – alors que près d’un tiers le sont,
par naturalisation ou par mariage avec un(e) Français(e).
Le mot immigré lui-même fonctionne, dans le débat politique, comme
une catégorie raciale, puisqu’on appelle ainsi certains enfants
d’origine africaine ou maghrébine qui sont nés en France – et qui n’ont par conséquent jamais immigré – et qu’inversement un cadre allemand ou américain qui arrive en France n’est jamais appelé « immigré » – du moins s’il est blanc. Tout le monde ne va certes pas aussi loin dans l’absurdité que « l’expert » Jean-Claude Barreau, qui parle d’« immigrés nés en France » [4] ;
mais l’usage du mot immigré comme catégorie raciale se retrouve dans
une expression désormais courante : « immigrés de la seconde
génération ». L’immigration n’est alors plus un acte qu’on accomplit,
mais un stigmate transmissible de père en fils.
Une bataille sémantique importante a eu lieu également sur le nom des
étrangers en situation irrégulière : il a fallu plus d’un an de lutte
pour que, dans les grands médias, les « clandestins » deviennent des sans-papiers.
On a, à ce propos, assisté à d’étonnants retournements : on a pu voir
par exemple deux célèbres universitaires de gauche dénoncer la
connotation « criminalisante » du mot « clandestins », et
user pourtant de ce mot quelques années plus tard, lorsqu’ils
s’employèrent à justifier les lois Chevènement, qui maintenaient
l’essentiel des lois Pasqua [5].
Plus généralement, le nom donné aux immigrés en lutte manifeste
souvent une fascination pour leurs origines lointaines et une
indifférence totale à l’enjeu de leur lutte : on a plus souvent parlé
des « Maliens de Vincennes » ou des « Maliens de Nouvelle France » que
de mal-logés ou de résidents de foyers. Seuls les « Africains de Saint Bernard » ont réussi à imposer un nouveau nom : sans-papiers.
Une autre bataille importante s’est jouée autour du foulard
islamique, rebaptisé « voile » ou « tchador ». Ces jeux de langage ont
suscité ou favorisé un terrible amalgame : pour beaucoup, un simple
morceau de tissu évoque désormais l’intégrisme iranien ou afghan, dont
les exactions font régulièrement la une des journaux télévisés. Certains
intellectuels ont même entretenu la confusion en parlant de voile
« islamiste ». D’autres ont tout bonnement assimilé le foulard au
terrorisme, au fascisme et au nazisme, ou affirmé que la scolarisation
de quelques jeunes filles voilées marquait l’avènement d’un « modèle d’intégration couleur taliban » [6].
La peur a enfin été entretenue par les grands médias, y compris la
presse magazine dite modérée : lors des rentrées scolaires de 1989, puis
de 1994, les kiosques se sont couverts d’images de femmes en tchador,
accompagnées de légendes menaçantes :
« Fanatisme : la menace religieuse »
« La poussée islamiste en France »
« Foulard : le complot. Comment les islamistes nous infiltrent »
« La pieuvre islamiste » [7].
Il n’est donc pas étonnant qu’au nom des attentats du 11 septembre 2001
aient été initiée, dans un très grand nombre de médias français, une
immense campagne de dénigrement et de stigmatisation de l’Islam sous
toutes ses formes. La notion extrêmement floue de « nébuleuse
islamique » a permis aux amalgames les plus grossiers de ressortir : la
communauté musulmane dans son ensemble a été sommée de « s’expliquer »
sur son rapport à Oussama Ben Laden, les banlieues ont été montrées du
doigt, les contrôles au faciès multipliés et plusieurs unes, dont celle
du Point et celle du Nouvel Observateur, ont à nouveau fait voisiner l’image du tchador et le mot Islam :
« Islam : le temps de l’autocritique »
« Islam et terrorisme : la vérité »
La peur de l’immigré est également omniprésente, de manière
implicite, dans les nombreux discours incantatoires qui en appellent à
la « raison » ou à la « modération », et qui dénoncent
« l’irresponsabilité » de certaines revendications comme la
régularisation de tous les sans-papiers, le droit de vote des étrangers
ou l’égalité complète des droits sociaux entre français et étrangers. En
effet, en parlant d’irresponsabilité, ces discours laissent entendre
qu’il existe un danger lié à la présence des résidents étrangers, ou du
moins à la reconnaissance de leurs droits – sans jamais dire précisément
quel danger .
Un autre lieu commun entretient la peur et le rejet : l’assimilation
de l’arrivée de nouveaux immigrants à un afflux de « toute la misère du
monde », qui occulte toute la richesse produite par
l’exploitation des travailleurs immigrés. Une récente circulaire
officielle est à cet égard explicite : elle encourage les préfectures à
refuser des titres de séjour aux parents et aux conjoints de français ou
de résidents réguliers, autrement dit à séparer des familles, et donc à
violer la Convention Européenne des Droits de l’Homme, en prétextant
que l’atteinte à la vie familiale n’est « pas excessive » par rapport au « but légitime » qu’est « la protection du bien-être économique du pays » [8].
Au regard malveillant ou méprisant porté sur l’immigré s’oppose un
regard on-ne-peut-plus complaisant sur les politiques d’immigration. Et
au langage brutal, voire ordurier qu’on adresse à l’un, s’oppose une
langue suave et euphémisée : on dit qu’on « renvoie chez eux » les
expulsés, alors qu’ils ont leur chez-eux en France et qu’on les
en chasse – et l’on emploie le mot « reconduite », qui évoque plus les
joies du retour au foyer que la douleur du bannissement.
Bien d’autres lieux communs méritent un examen critique, notamment
la tenace mythologie coloniale
qui imprègne le discours médiatique et politique sur les banlieues,
conçues comme des « zones de non-droit » à « reconquérir » ;
les
métaphores biologiques comme l’ « assimilation » ou le « seuil de
tolérance », qui légitiment les réactions racistes en les faisant
apparaître comme des réflexes de défense du « corps social » – rejetant
l’aliment trop différent (inassimilable) ou trop abondant (en overdose).
Un consensus lourd de conséquences
Il faudrait aussi s’interroger sur les raisons de cette dérive : la
conviction souvent, mais parfois aussi le calcul politique à court terme
ou le désir éperdu d’apparaître proche du peuple – ou encore le plaisir
infantile de se singulariser en défiant « le politiquement correct ».
Sans oublier la simple incompétence et l’absence de sens critique face
aux poncifs ou aux chiffres fantaisistes assénés par les démagogues à
propos des immigrés.
Ce dernier point est important : pendant deux décennies, il y a
souvent eu, chez les journalistes de télévision ou de radio qui
recevaient complaisamment des dirigeants d’extrême droite, un silence
aux effets symboliques redoutables. En effet, qui ne dit mot consent :
en n’apportant pas la contradiction lorsqu’un chiffre mensonger était
avancé, lorsqu’un argument fallacieux était énoncé ou lorsque la loi
contre l’injure raciste était bafouée, les journalistes ont souvent
laissé des mensonges apparaître comme des vérités, des sophismes
apparaître comme des arguments et des propos illicites apparaître comme
des opinions respectables.
Les motivations peuvent être diverses, mais quelles qu’elles soient,
elles vont toujours de pair avec une profonde indifférence ou un profond
mépris à l’égard des immigrés, et elles débouchent toujours sur les
mêmes conséquences : la banalisation et la légitimation de la violence
raciste, qu’elle soit verbale ou physique, individuelle, collective ou
institutionnelle. Car les mots engendrent des actes : le changement de
discours produit un changement de climat, qui entraîne chez tous ceux qui ne prennent pas garde un changement de regard et donc de comportement.
Il suscite par exemple des réflexes d’inquiétude ou de méfiance
lorsqu’un homme jeune et basané entre dans une rame de métro. Il fait du
moindre problème de voisinage ou de la moindre altercation un
psychodrame vécu comme un « choc des cultures », et facilite ainsi le
passage à l’injure, à l’agression ou même au crime raciste.
La lepénisation du discours politique et médiatique se traduit aussi par une lepénisation des pratiques administratives :
aux guichets des préfectures ou des services sociaux s’est développée
une attitude de soupçon systématique face aux étrangers, parfois
accompagnée de délation [9].
La lepénisation se répercute enfin dans le droit lui même [10].
En vingt ans, les résidents étrangers ont perdu une série importante de
droits, alors qu’il en restait encore beaucoup à conquérir. Notamment :
le
droit à l’asile politique (la gestion par le ministère de l’intérieur
et l’accélération de l’examen des dossiers se sont traduites par des
restrictions draconiennes du nombre de demandes acceptées) ;
le droit au regroupement familial (des conditions de plus en plus contraignantes ont été fixées) ;
le
droit aux titres de séjour (les plein-droits ont été perdus par
certaines catégories d’étrangers qui en bénéficiaient, et les garanties
d’inexpulsabilité ont été supprimées par l’usage incontrôlé (car
incontrôlable) de la dérogation pour raison d’« ordre public ») ;
le droit à un jugement équitable pour les actes de délinquance (perdu du fait de la double peine, appliquée de manière de plus en plus systématique).
Pour se faire une idée du chemin parcouru, il faut se rappeler qu’en
1978, le Parti socialiste soutenait le droit de vote des résidents
étrangers aux élections locales, l’abrogation de la double peine et même
l’interdiction des expulsions forcées.
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