ELWATAN-ALHABIB
lundi 23 avril 2012
 

Un racisme qui vient d’en haut

 

 

À propos de la fabrication politique, médiatique et savante d’un consensus anti-immigrés

Les lignes qui suivent sont extraites du Dictionnaire de la lepénisation des esprits, paru en 1998, puis réédité en mai 2002 aux Éditions L’esprit frappeur. C’est avec une profonde tristesse que nous constatons, plus de dix ans après, que non seulement il n’a pas perdu de sa pertinence, mais qu’il est en un sens encore plus vrai aujourd’hui, au lendemain d’un premier tour présidentiel qui a vu un n-ième triomphe, éminemment prévisible, pour des extrêmes-droites ouvertement racistes. Nous vous laissons juges de l’actualité de cette analyse - et, il faut le craindre, de son avenir, tant il est vrai que l’histoire, quand on refuse d’en tirer des leçons, tend à se répéter.
Le schéma est ancien, hérité de Platon : il y aurait d’un côté la plèbe, « bas-ventre » du corps social, de l’autre les philosophes-rois qui en forment la tête. Par exemple, les partisans des politiques d’immigration menées depuis vingt ans ne cessent d’afficher leur « raison » et d’invoquer les « émotions » et les « peurs des Français ». Ils se disent « à l’écoute » des « émotions populaires » – la formule, glaciale, est de Lionel Jospin – dans le but de les contenir. Ils affirment enfin qu’être sourd aux « inquiétudes » et aux « demandes de fermeté » de « l’opinion », c’est « faire le jeu du Front National ». À ces discours rebattus, il faut opposer une toute autre hypothèse : et si le racisme venait d’en haut ? Et si la demande xénophobe était produite par les « réponses raisonnables » des élites ?
Les résultats électoraux confirment cette hypothèse : les régions les plus touchées par le vote FN ne sont pas celles où il y a le plus d’immigrés ou d’étrangers, mais souvent celles où les élus ont rivalisé de démagogie et de xénophobie avec le FN.
Au cours des années 1980 et 1990 notamment, il est devenu de plus en plus fréquent de rendre les étrangers responsables du chômage, de la délinquance et des déficits publics, de prophétiser l’invasion, la fin de la République ou le « choc des cultures », de fantasmer sur l’Afrique, la polygamie, le foulard islamique ou les « banlieues-ghettos », et de défendre « l’identité nationale », le « droit du sang » ou la « préférence nationale ». Ce sont des Présidents de la République et des Premiers Ministres, toutes tendances confondues, qui ont appelé à « remplacer la main d’oeuvre immigrée par une main d’oeuvre nationale », et qui ont parlé d’« invasion », de « seuil de tolérance dépassé », d’« overdose d’immigrés » ou de « bonnes questions du Front National ». L’homme qui s’est plaint du bruit et de l’odeur des immigrés a fini à l’Élysée [1].
Cette banalisation des stéréotypes racistes ou xénophobes doit beaucoup, également, aux faiseurs d’opinion que sont les grands médias. Les journalistes, les éditorialistes et les intellectuels médiatiques apportent en effet à ces stéréotypes le semblant de sérieux et de respectabilité morale qui leur manque, et que ne suffit pas à leur apporter le monde politique, largement discrédité. Les déclarations de Jean-Marie Le Pen l’attestent, par exemple lorsqu’il invoque l’autorité scientifique de Jean-Claude Barreau, ancien Président de l’INED (Institut National d’Études Démographiques) et conseiller spécial de François Mitterrand puis de Charles Pasqua et Jean-Louis Debré :
« De la bouche même du spécialiste, il est entré en trente ans dans notre pays plus de 10 millions d’étrangers dont 5 millions de musulmans, et qu’il compte aujourd’hui plus de 6 millions de légaux plus 1 ou 2 de clandestins en plus »  [2].
Toutes les estimations sérieuses (par exemple celles du Bureau International du Travail) ont beau évaluer à 300000 le nombre de sans-papiers, que peut-on répondre à Le Pen puisque le président de l’INED donne effectivement raison à ses fantasmes d’invasion ?
Il est vrai que les discours se sont ensuite un peu apaisés : on a parlé un peu moins du prétendu « problème de l’immigration », et les propos les plus franchement injurieux ou dégradants sont devenus moins fréquents dans l’espace politique et médiatique. On a par exemple moins incriminé la responsabilité des « immigrés » dans le chômage ou les déficits publics [3]. Il reste que trente ans de lepénisation ne s’effacent pas en deux ans, et que certaines habitudes ont été prises, qui ne se perdront pas toutes seules. Il faut se rendre à l’évidence : la « bataille du vocabulaire » chère à Bruno Mégret a été remportée par le Front National et perdue par les démocrates.
La bataille du vocabulaire
Bruno Mégret a toujours accordé une extrême importance au vocabulaire. Lorsqu’il était encore membre du Front National, il diffusait auprès des militants des listes de mots à dire et à ne pas dire (par exemple : ne pas dire « les associations antiracistes » mais « le lobby de l’immigration » ; ou encore : ne pas dire « les Arabes à la mer » mais « il faut organiser le retour des immigrés du tiers-monde dans leur pays »). Il s’en expliquait le 16 juin 1990 dans le journal Présent :
« Notre stratégie de conquête du pouvoir passe par une bataille du vocabulaire (...) Lorsqu’ils parlent d’identité, de libanisation, de classe politico-médiatique, lorsqu’ils utilisent des termes comme l’établissement, le cosmopolitisme, le peuple, le totalitarisme larvé, hommes de la rue, journalistes et politiciens entrent dans notre champ lexical ».
Plus de dix ans après, malgré le retour de la croissance et l’éclatement du Front national, peu de choses ont changé sur le plan du vocabulaire : la majorité des dirigeants politiques et des éditorialistes, ainsi qu’un nombre conséquent de journalistes et de chercheurs, ont adopté sans s’en rendre compte un lexique qui a toujours pour effet de mettre à distance l’étranger. Par exemple,
- en parlant sans cesse des « préoccupations des Français », ils excluent de notre champ de vision les quatre millions d’étrangers qui résident en France ;
- en opposant « Français et immigrés », ils laissent entendre qu’un immigré ne peut pas être vraiment français – alors que près d’un tiers le sont, par naturalisation ou par mariage avec un(e) Français(e).
Le mot immigré lui-même fonctionne, dans le débat politique, comme une catégorie raciale, puisqu’on appelle ainsi certains enfants d’origine africaine ou maghrébine qui sont nés en France – et qui n’ont par conséquent jamais immigré – et qu’inversement un cadre allemand ou américain qui arrive en France n’est jamais appelé « immigré » – du moins s’il est blanc. Tout le monde ne va certes pas aussi loin dans l’absurdité que « l’expert » Jean-Claude Barreau, qui parle d’« immigrés nés en France »  [4] ; mais l’usage du mot immigré comme catégorie raciale se retrouve dans une expression désormais courante : « immigrés de la seconde génération ». L’immigration n’est alors plus un acte qu’on accomplit, mais un stigmate transmissible de père en fils.
Une bataille sémantique importante a eu lieu également sur le nom des étrangers en situation irrégulière : il a fallu plus d’un an de lutte pour que, dans les grands médias, les « clandestins » deviennent des sans-papiers. On a, à ce propos, assisté à d’étonnants retournements : on a pu voir par exemple deux célèbres universitaires de gauche dénoncer la connotation « criminalisante » du mot « clandestins », et user pourtant de ce mot quelques années plus tard, lorsqu’ils s’employèrent à justifier les lois Chevènement, qui maintenaient l’essentiel des lois Pasqua [5].
Plus généralement, le nom donné aux immigrés en lutte manifeste souvent une fascination pour leurs origines lointaines et une indifférence totale à l’enjeu de leur lutte : on a plus souvent parlé des « Maliens de Vincennes » ou des « Maliens de Nouvelle France » que de mal-logés ou de résidents de foyers. Seuls les « Africains de Saint Bernard » ont réussi à imposer un nouveau nom : sans-papiers.
Une autre bataille importante s’est jouée autour du foulard islamique, rebaptisé « voile » ou « tchador ». Ces jeux de langage ont suscité ou favorisé un terrible amalgame : pour beaucoup, un simple morceau de tissu évoque désormais l’intégrisme iranien ou afghan, dont les exactions font régulièrement la une des journaux télévisés. Certains intellectuels ont même entretenu la confusion en parlant de voile « islamiste ». D’autres ont tout bonnement assimilé le foulard au terrorisme, au fascisme et au nazisme, ou affirmé que la scolarisation de quelques jeunes filles voilées marquait l’avènement d’un « modèle d’intégration couleur taliban » [6]. La peur a enfin été entretenue par les grands médias, y compris la presse magazine dite modérée : lors des rentrées scolaires de 1989, puis de 1994, les kiosques se sont couverts d’images de femmes en tchador, accompagnées de légendes menaçantes :

- « Fanatisme : la menace religieuse »

- « La poussée islamiste en France »
- « Foulard : le complot. Comment les islamistes nous infiltrent »
- « La pieuvre islamiste »  [7].
Il n’est donc pas étonnant qu’au nom des attentats du 11 septembre 2001 aient été initiée, dans un très grand nombre de médias français, une immense campagne de dénigrement et de stigmatisation de l’Islam sous toutes ses formes. La notion extrêmement floue de « nébuleuse islamique » a permis aux amalgames les plus grossiers de ressortir : la communauté musulmane dans son ensemble a été sommée de « s’expliquer » sur son rapport à Oussama Ben Laden, les banlieues ont été montrées du doigt, les contrôles au faciès multipliés et plusieurs unes, dont celle du Point et celle du Nouvel Observateur, ont à nouveau fait voisiner l’image du tchador et le mot Islam :

- « Islam : le temps de l’autocritique »

- « Islam et terrorisme : la vérité »
La peur de l’immigré est également omniprésente, de manière implicite, dans les nombreux discours incantatoires qui en appellent à la « raison » ou à la « modération », et qui dénoncent « l’irresponsabilité » de certaines revendications comme la régularisation de tous les sans-papiers, le droit de vote des étrangers ou l’égalité complète des droits sociaux entre français et étrangers. En effet, en parlant d’irresponsabilité, ces discours laissent entendre qu’il existe un danger lié à la présence des résidents étrangers, ou du moins à la reconnaissance de leurs droits – sans jamais dire précisément quel danger .
Un autre lieu commun entretient la peur et le rejet : l’assimilation de l’arrivée de nouveaux immigrants à un afflux de « toute la misère du monde », qui occulte toute la richesse produite par l’exploitation des travailleurs immigrés. Une récente circulaire officielle est à cet égard explicite : elle encourage les préfectures à refuser des titres de séjour aux parents et aux conjoints de français ou de résidents réguliers, autrement dit à séparer des familles, et donc à violer la Convention Européenne des Droits de l’Homme, en prétextant que l’atteinte à la vie familiale n’est « pas excessive » par rapport au « but légitime » qu’est « la protection du bien-être économique du pays » [8].
Au regard malveillant ou méprisant porté sur l’immigré s’oppose un regard on-ne-peut-plus complaisant sur les politiques d’immigration. Et au langage brutal, voire ordurier qu’on adresse à l’un, s’oppose une langue suave et euphémisée : on dit qu’on « renvoie chez eux » les expulsés, alors qu’ils ont leur chez-eux en France et qu’on les en chasse – et l’on emploie le mot « reconduite », qui évoque plus les joies du retour au foyer que la douleur du bannissement.
Bien d’autres lieux communs méritent un examen critique, notamment
- la tenace mythologie coloniale qui imprègne le discours médiatique et politique sur les banlieues, conçues comme des « zones de non-droit » à « reconquérir » ;
- les métaphores biologiques comme l’ « assimilation » ou le « seuil de tolérance », qui légitiment les réactions racistes en les faisant apparaître comme des réflexes de défense du « corps social » – rejetant l’aliment trop différent (inassimilable) ou trop abondant (en overdose).
Un consensus lourd de conséquences
Il faudrait aussi s’interroger sur les raisons de cette dérive : la conviction souvent, mais parfois aussi le calcul politique à court terme ou le désir éperdu d’apparaître proche du peuple – ou encore le plaisir infantile de se singulariser en défiant « le politiquement correct ». Sans oublier la simple incompétence et l’absence de sens critique face aux poncifs ou aux chiffres fantaisistes assénés par les démagogues à propos des immigrés.
Ce dernier point est important : pendant deux décennies, il y a souvent eu, chez les journalistes de télévision ou de radio qui recevaient complaisamment des dirigeants d’extrême droite, un silence aux effets symboliques redoutables. En effet, qui ne dit mot consent : en n’apportant pas la contradiction lorsqu’un chiffre mensonger était avancé, lorsqu’un argument fallacieux était énoncé ou lorsque la loi contre l’injure raciste était bafouée, les journalistes ont souvent laissé des mensonges apparaître comme des vérités, des sophismes apparaître comme des arguments et des propos illicites apparaître comme des opinions respectables.
Les motivations peuvent être diverses, mais quelles qu’elles soient, elles vont toujours de pair avec une profonde indifférence ou un profond mépris à l’égard des immigrés, et elles débouchent toujours sur les mêmes conséquences : la banalisation et la légitimation de la violence raciste, qu’elle soit verbale ou physique, individuelle, collective ou institutionnelle. Car les mots engendrent des actes : le changement de discours produit un changement de climat, qui entraîne chez tous ceux qui ne prennent pas garde un changement de regard et donc de comportement. Il suscite par exemple des réflexes d’inquiétude ou de méfiance lorsqu’un homme jeune et basané entre dans une rame de métro. Il fait du moindre problème de voisinage ou de la moindre altercation un psychodrame vécu comme un « choc des cultures », et facilite ainsi le passage à l’injure, à l’agression ou même au crime raciste.
La lepénisation du discours politique et médiatique se traduit aussi par une lepénisation des pratiques administratives  : aux guichets des préfectures ou des services sociaux s’est développée une attitude de soupçon systématique face aux étrangers, parfois accompagnée de délation [9].
La lepénisation se répercute enfin dans le droit lui même [10]. En vingt ans, les résidents étrangers ont perdu une série importante de droits, alors qu’il en restait encore beaucoup à conquérir. Notamment :
- le droit à l’asile politique (la gestion par le ministère de l’intérieur et l’accélération de l’examen des dossiers se sont traduites par des restrictions draconiennes du nombre de demandes acceptées) ;
- le droit au regroupement familial (des conditions de plus en plus contraignantes ont été fixées) ;
- le droit aux titres de séjour (les plein-droits ont été perdus par certaines catégories d’étrangers qui en bénéficiaient, et les garanties d’inexpulsabilité ont été supprimées par l’usage incontrôlé (car incontrôlable) de la dérogation pour raison d’« ordre public ») ;
- le droit à un jugement équitable pour les actes de délinquance (perdu du fait de la double peine, appliquée de manière de plus en plus systématique).
Pour se faire une idée du chemin parcouru, il faut se rappeler qu’en 1978, le Parti socialiste soutenait le droit de vote des résidents étrangers aux élections locales, l’abrogation de la double peine et même l’interdiction des expulsions forcées.
 
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