Le régime de Hamad Ben Khalifa Al Thani a démontré une capacité de
nuisance redoutable en cette année 2011. Rompant avec son rôle
traditionnel de médiateur (crise libanaise de 2008, affaire Rafic
Hariri, relations franco-syriennes…), Doha a délaissé les habits ternes
de la diplomatie pour celles, couleur kaki, de l’intervention militaire
directe. Le Qatar a ainsi été l’un des principaux Etats à pousser la
Ligue arabe à demander au Conseil de sécurité de l’ONU d’instaurer une
zone d’exclusion aérienne en Libye. Cette dernière s’est rapidement
transformée en intervention militaire directe (bombardements aériens et
aéronaval) de l’OTAN en vue de renverser le régime de Kadhafi et non
plus de «protéger le peuple libyen».
Premier Etat arabe à
reconnaître le Conseil National de Transition (CNT) libyen, le Qatar
n’a pas ménagé son aide aux rebelles de Benghazi : appui diplomatique,
soutien médiatique par le biais de la redoutable chaîne de télévision El
jazeera, assistance financière, vente de pétrole libyen… Dépassant
rapidement le stade du soutien, le régime de Ben Khalifa s’est
directement impliqué dans la guerre : missions de cinq des douze avions
de chasse qataris aux côtés de ceux de l’OTAN, livraison d’armes aux
rebelles, action de renseignement et intervention de forces spéciales de
l’émirat pour former les opposants à Kadhafi et même, ce qui est
désormais ouvertement assumé, participation directe de centaines de
soldats qataris aux combats menés contre les partisans de Kadhafi.
En pointe dans l’opération armée de renversement du régime de Kadhafi
par l’OTAN, le Qatar a formellement participé, le 28 octobre dernier, à
la réunion élargie du Conseil de l’OTAN (direction de l’Alliance) aux
côtés de cinq autres Etats non-membres : Emirats Arabes Unis, Jordanie,
Maroc et Suède. Tenue à Bruxelles, cette réunion a décidé que les
opérations militaires en Libye prendraient officiellement fin le 31
octobre.
Alors qu’El Jazeera mène officiellement campagne en faveur des
révoltes populaires contre les dictatures des pays arabes, en premier
lieu celle de Kadhafi, la télévision satellitaire de l’Emirat se fait
très discrète sur ce qui se passe à Bahreïn. Comment pourrait-il en être
autrement sachant que l’Emirat fait partie du CCG qui a décidé de
l’envoi de troupes saoudiennes et des Emirats arabes unis pour endiguer
la révolte populaire à Manama. Une campagne est menée contre l’Iran
accusée de vouloir déstabiliser les monarchies pétrolières du Golfe.
Le Qatar ne mène pas davantage campagne, contrairement à ce qu’il a
fait à propos de la Libye et de la Syrie, pour contraindre le boucher
d’Aden, le président Abdellah Saleh, d’arrêter le massacre de la
population civile et d’abandonner le pouvoir. Là aussi, le danger chiite
est brandi pour justifier le soutien implicite apporté au dictateur
yéménite.
Sûr de lui et dominateur à la suite de sa victoire
libyenne, le régime qatari risque d’avoir l’appétit plus gros que le
ventre. En dépit de ses accointances avec Israël et les Etats-Unis, il
ne parviendra pas à remodeler à sa guise la carte politique du monde
arabe. Car en dépit de sa puissance financière et de ses succès, cet
allié fidèle des grandes démocraties occidentales et d’Israël possède
des points faibles.
Ainsi, et alors qu’elle vante les
mérites des révolutions populaires à caractère démocratique dans le
monde arabe, El jazeera est l’arme politique d’une monarchie absolue où
la succession s’opère souvent par des coups d’Etat. L’émir Hamad Ben
Khalifa Al Thani, qui a pris le pouvoir en renversant son propre père,
tient toutes les rênes du pays entre ses mains. Assisté d’un Conseil
consultatif et de ministres qu’il nomme directement, il dispose du
pouvoir législatif et exécutif. La charia est la source du droit sans
que cela ne chagrine les dirigeants des grandes démocraties
occidentales, leurs intellectuels et leurs médias. Le multipartisme
ainsi que les libertés démocratiques et syndicales sont des choses
inconnues au Qatar.
La famille royale accapare toutes les
richesses du pays, à commencer par les hydrocarbures, qu’elle investit
ou dépense, au Qatar et à l’étranger sans en référer à personne.
Mais cela n’empêche pas le Qatar d’être rattrapé par la réalité. Car,
même si Bernard Henri Lévy, Sarkozy, Cameron, Obama et Clinton n’en
parlent jamais, la contestation touche également le pays. Sur internet,
des groupes de jeunes qataris (32 000 membres recensés au mois de mars
2011) avancent leurs revendications. Ils dénoncent la famille royale qui
règne sans partage et exigent la fermeture de la base militaire
américaine, l’ouverture d’El Jazeera au peuple, l’arrêt des bonnes
relations avec Israël, le démantèlement de la monarchie «héréditaire,
arriérée et sioniste»…
Certes, cette opposition virtuelle
ne semble pas en mesure, a priori, de menacer sérieusement le régime.
L’opposition n’est pas structurée et la rente pétrolière de ce petit
Etat de quelques centaines de milliers de sujets permet d’atténuer la
contestation. Mais l’aspiration des peuples des pays du monde arabe à
vivre libre ne doit pas être sous-estimée. Elle n’épargne aucune
catégorie sociale et aucun pays. Inégale d’un Etat à l’autre, elle ne
peut que se renforcer à l’avenir. Les Arabes, pas plus que les autres
habitants de la planète, n’ont vocation à vivre en dictature. Et comme
El Jazeera ne cesse de faire la promotion des révoltés de Sidi Bouzid à
El Tahrir en passant par Benghazi et Damas, il y a fort à parier que les
habitants du Qatar finiront bien, eux aussi, par se révolter dans la
rue et non plus sur internet.
Enregistrer un commentaire