Par devoir moral envers ceux qui sont morts sous la torture.
Ce
témoignage poignant est celui du Dr Hacène Kerkadi,
chirurgien-dentiste, victime des affres de la torture, et qu’il m’avait
adressé en décembre 2000 dans le cadre d’un travail sur la « Machine de mort »
que j’avais réalisé avec mes ami(e)s d’Algeria-Watch, publié en octobre
2003. Le Dr Kerkadi est l’un de ceux qui ont déposé une plainte contre
le sieur Nezzar.
Salah-Eddine SIDHOUM
========================================================================================
Chirurgien dentiste à Meftah. Né le 1er juin 1948, marié, 6
enfants. Ex-1er vice-président de la mairie de Meftah (Blida).
Il va de soi, qu’en ce qui concerne le grand crime dont je suis
devenu le pire ennemi est la torture. C’est toujours pénible
d’évoquer ces périodes difficiles de la vie, ce qu’on a vécu
contre son gré et qui vous marquent à jamais, dans votre corps
et dans votre esprit. La torture est la forme d’expression la
plus abjecte de l’être humain, dans son état le plus inhumain.
Je ne sais pas si c’est du français correct, mais c’est ainsi
que je le ressens.
Si je témoigne, ce n’est pas par esprit de vengeance, car cette
expérience, je ne la souhaite à personne, même pas à ceux qui
m’ont torturé.
C’est surtout par devoir moral envers ceux qui sont morts sous
la torture et qui ne sont plus là pour le faire, ainsi qu’envers
ceux qui ne peuvent pas le faire car ils n’ont pas cette possibilité
qui m’est offerte.
Je me dis que dans les deux cas, si ces personnes étaient à ma
place, ils l’auraient sûrement fait. Aussi je le fais pour moi
et surtout pour eux.
J’ai été élu en 1990 sur une liste FIS de la commune de Meftah
où j’ai occupé le poste de 1er vice-président et rempli mon
devoir d’élu jusqu’à la dissolution du FIS et de ses APC.
Vers la mi-janvier 1993, j’ai été inculpé ainsi qu’une dizaine
de militants et de sympathisants du FIS sous prétexte de verser
de l’argent à une association « terroriste », sur une prétendue
dénonciation par trois jeunes collecteurs de fonds. Pour
préciser, ces trois jeunes ont été sauvagement torturés jusqu’à
ce qu’ils reconnaissent que les individus dont les personnes
dont noms figuraient sur une liste présentée par la police, leur
avaient versé de l’argent. Devant le juge, ils sont revenus sur
leurs aveux extorqués sous la torture. Ils ont quand même été
condamnés alors que les autres, dont moi-même, avons été
acquittés.
Au mois d’avril de la même année (entre le 4 et le 11), les
parachutistes sont venus chez moi, vers minuit trente. Après
avoir fracassé la porte principale et perquisitionné dans mon
cabinet dentaire puis dans les appartements de mon père et de
mes deux oncles, ils ont sonné chez moi. Dès que j’ai ouvert la
porte, j’ai été ébloui par la lumière d’une torche. Après
vérification orale d’identité et perquisition succincte, je fus
accompagné par deux parachutistes au commissariat de police. Les
autres militaires ont pris une autre direction. Dans la
cellule, j’ai trouvé le maire qui était déjà là ainsi qu’un
voisin que je cite Hakim Sellami, que j’ai laissé vivant à ma
sortie et qu’on a fait disparaître depuis. Son regard me hante
jusqu’à aujourd’hui. On s’est échangé un salut discret avant la
séparation. Les autres parachutistes sont allés chercher l’imam
de la mosquée centrale. Il y avait aussi un ancien maquisard
amené par « erreur » ainsi que son fils et qui ont été libérés
le lendemain tôt, sûrement sur intervention. Je peux aussi
témoigner aussi que c’est un brave homme authentique. Il
s’appelle Ahmed Kessar.
Deux autres personnes ont également été arrêtées mais elles ont
passé la nuit dans la caserne des parachutistes sur les hauteurs
de Meftah. Ils ont dû passer une très mauvaise nuit car ils ont
été emmenés au commissariat dans un piteux état.
Lorsqu’on a tous été réunis au commissariat, le lendemain
donc, vers 14 heures, des militaires dépêchés d’Alger sont venus
nous chercher. Dès notre sortie de la cellule, les coups ont
commencé à pleuvoir, accompagnés d’insultes. Nous avons été
cagoulés, ligotés et conduits dans un BTR (transport de troupe)
vers leur caserne, à côté de celle de la sécurité militaire à
Bouzaréah sur les auteurs d’Alger.
Dès notre arrivée à la caserne, une vingtaine de soldats se sont
jetés sur nous, j’allais dire comme des chiens enragés, mais je
n’ose pas faire la comparaison, je manquerais de respect au
meilleur ami de l’homme. Alors que nous étions encore menottés
et cagoulés, ils se sont acharnés sur nous par des coups de
poings, de pieds, des manches de pioche et même la gégène
(courant électrique). On entendait des cris de partout, des
hurlements. Pendant ce temps, qui ne voulait pas se terminer et
qui m’a semblé une éternité, ces militaires se sont « défoulés »
sur nos corps presque inertes et « auto-anesthésiés » pour
ne pas sentir la douleur. Je m’en suis sorti avec une première
perforation du tympan gauche et des bleus sur tout le corps.
Dans la même journée nous avons été transférés à la caserne
voisine, celle de la sécurité militaire et qui était en fait
notre vraie destination. Les militaires qui nous ont transportés,
se sont fait « payer » le prix du transport par leur monnaie
propre qu’est la torture.
Au niveau de la sécurité militaire, quelques-uns de nous
seulement ont été torturés : un jeune avec lequel je partageais
la cellule. Une fois, il a reçu tellement de décharges électriques,
tout en étant menotté que les menottes ont pénétré dans sa
chair au niveau des poignets. Il n’a pas été soigné. Une
deuxième fois, on m’a descendu dans la salle de torture, ligoté
et cagoulé, en compagnie de Djamel ABBAD. On m’a fait asseoir
sur une chaise alors que lui a commencé à être torturé. Il a
poussé un cri et je me suis évanoui. Plus tard, j’ai su qu’il
avait été brûlé au chalumeau. Les cris des autres suppliciés
font plus mal que les coups qu’on reçoit, surtout qu’ils ne
disparaissent pas de la mémoire. La torture morale est peut-être
plus destructrice que la torture physique.
Une semaine après, nous avons signé nos P.V., sans pouvoir
les lire. Nous avons été relâchés dans la nature, qui sur
l’autoroute, qui dans un quartier de la périphérie d’Alger, sans
inculpation et sans jugement.
Je pensais toujours que c’était une erreur comme la première
fois. Personnellement je n’avais absolument rien à me reprocher
car je n’ai rien fait de répréhensible au regard de la loi. J’ai
repris donc mon travail dans mon cabinet dentaire.
Vers la dernière semaine de novembre 1993, un policier en civil
s’est présenté poliment à la consultation et m’a annoncé qu’ils
venaient m’arrêter. Sur mon insistance, il m’a exhibé un ordre
de mission.
De la même façon, nous avons été conduits un par un, le maire,
l’imam et moi dans une camionnette stationnée près du
commissariat de police de Meftah. Une fois à l’intérieur, nous
avons été menottés et cagoulés. Cette fois-ci., nous avons
atterri à la caserne de police de Blida. Dès notre arrivée, nous
avons été accueillis par des coups et des gifles.
Il y avait deux sortes de torture :
1. La torture systématique collective pratiquée par les
gardiens, soit au moment des repas matin, midi et soir comme des
médicaments soit à n’importe quelle occasion d’ouverture de la
cellule ; pour faire les besoins, pour l’appel, on avait droit à
des coups de poings, des gifles, des coups de manches de
pioches.
2. la torture individuelle, ciblée et programmée. L’endroit
réservé à cette infâme besogne se situait en fait au bout du
couloir séparant les cellules et donnant accès aux toilettes. Là
était installé tout le nécessaire : table, dynamos, manches de
pioche et tous les autres accessoires.
On pouvait voir ce matériel au moment où on allait aux
toilettes. Pendant la torture, on portait un bandeau sur les yeux.
Quand notre tour est arrivé, ils ont commencé par appeler le maire.
Après quelques minutes de silence, nous l’entendions crier de
toutes ses forces, les cris étaient amplifiés par l’espace vide.
À un certain moment, il les suppliait de le tuer.
Ils lui ont attaché les parties génitales avec une ficelle, ont
tiré latéralement et avec une planche lui tapaient dessus.
Au bout d’un moment qui m’a semblé une éternité, la porte de
notre cellule s’est ouverte et il s’est laissé tomber par terre.
Il avait ses vêtements tout mouillés.
Ce fut ensuite mon tour. On a ouvert la porte de la cellule et balancé
un bandeau taillé dans une chambre à air de vélo, que je
devais mettre autour des yeux.
J’ai été conduit à l’endroit de la torture. On m’a demandé de me
déshabiller complètement puis j’ai été attaché sur la table
(très froide, en marbre, je crois) au niveau des poignets et des
chevilles de part et d’autre du corps.
J’ai tout de suite senti comme une brûlure sur le bas ventre,
que j’ai pu localiser une fois à la maison. Je pense que c’est
quelqu’un qui a dû éteindre sa cigarette. Ils ont commencé par
me poser des questions : quel grade j’avais et quels sont les
noms des personnes de mon groupe ? Devant mon étonnement, les
coups et les insultes ont commencé.
Je recevais des coups de pieds partout, même sur le visage, qui
m’ont provoqué la deuxième perforation du tympan gauche.
D’autres frappaient avec des bâtons sur les bras et les cuisses.
Ensuite, ils sont passés à la torture du chiffon. Tout en étant
maintenu ligoté, l’un d’eux m’a couvert les voies respiratoires
(nez et bouche) avec un tissu, un autre me tenait la tête tandis
qu’on ouvrait le robinet et dirigeait le tuyau sur mon visage.
Ils m’avaient dit auparavant que si j’avais quelque chose à
dire, je n’ai qu’à secouer la tête pour qu’ils arrêtent.
Au début, bien sûr je commençais à boire, en pensant que
j’allais vaincre le débit de l’eau, mais très vite j’ai été
submergé. Je me retrouvais dans la situation du noyé : si je
fermais la bouche, je suffoquais, si je l’ouvrais, l’eau
entrait.
Une fois le ventre plein à éclater et sentant que j’allais
perdre connaissance, j’ai secoué la tête. Ils ont arrêté. Pour
gagner du temps, j’ai toussé plusieurs fois, mais dès que je
leur ai dit que je ne savais rien, ils ont repris de plus belle :
coups, insultes et puis de nouveau l’eau et le chiffon.
Au bout de la troisième fois, je leur ai dit, pourquoi vous me
torturez ? Dites-moi ce que vous voulez que je vous avoue et je le
dirai. L’un d’eux m’a répondu : « Non, nous on te frappe
et toi tu parles, sans qu’on te dise ce que tu as à dire. »
Ensuite, ils m’ont demandé, toujours sous la torture, à qui
je versais de l’argent. À demi évanoui, je me suis rappelé le
nom de TIGHARSI Amar qu’on venait de tuer dans une embuscade.
Sur le détail de la somme, j’ai donné un chiffre rond 1 000 DA.
Là, je crois qu’ils avaient compris que je ne détenais aucun
secret. Ils ont ensuite dirigé l’eau glacée sur tout mon corps,
pour me « nettoyer », m’ont défait les liens et m’ont ordonné de
me rhabiller.
À ce moment, j’avais tellement froid que je n’arrivais plus à contenir mes petits besoins.
Le tour de l’imam a été rapide. Il a été torturé aussi, mais on
n’a pas entendu ses cris car d’après lui, sa bouche s’ouvrait
mais il n’avait plus la force d’émettre le moindre son. Il était
déjà tellement maigre aussi, qu’une fois déshabillé, peut-être
qu’ils n’ont pas osé… bien qu’ils n’aient pas d’état
d’âme.
Après, nous n’avons subi que la torture systématique,
quotidienne des gardiens, jusqu’à notre libération, une semaine
plus tard, sur une petite route, derrière l’hôpital
psychiatrique Frantz Fanon de Blida. Avant notre libération, nous
avons signé des procès-verbaux dont nous ignorions le contenu.
Leur dernière phrase a été une menace : « vous n’avez pas
intérêt à ce qu’on vous ramène ici ».
Devant l’entrée de l’hôpital, les gens pensaient que nous étions
des pensionnaires de cet établissement, vu notre état
lamentable.
Certaines nuits, dans les cellules, on ne pouvait pas dormir à cause
des cris indescriptibles des suppliciés qu’on voulait faire
avouer le plus vite possible et par tous les moyens.
Au regard de ce qu’ont subi les autres, je me dis que je m’en suis sorti à bon compte.
N’était-ce le devoir de témoigner pour ceux qui ne peuvent pas
le faire et pour ceux qui sont morts sous la torture, la décence
m’aurait recommandé de me taire.
Suite à ces événements, la peur aidant et le manque de courage, j’ai pris la décision de quitter l’Algérie.
Kerkadi Ahcène
Décembre 2000
Enregistrer un commentaire