L’enlèvement de l’humain
Salima GHEZALI
In lanation.info
En matière de crimes il est difficile d’établir une hiérarchie qui
irait du plus horrible au plus haïssable. Le plus souvent il revient
aux seuls médias de hisser ou de baisser la côte des crimes portés à la
connaissance du public. Une hiérarchie établie en fonction d’un
baromètre complexe qui ne se laisse pas toujours saisir en termes de
critères moraux. Entre la torture et le massacre il y a toute l’étendue
du crime contre l’humanité. La torture y figure par son caractère
ignoble et le massacre par son aspect de meurtre de masse. Aux
lendemains des émeutes d’octobre 88 quand les témoignages sur la torture
ont fait apparaitre son caractère massif, il s’est trouvé bien plus de
défenseurs des droits de la personne humaine pour protester qu’après
l’arrêt des élections en janvier 92. Pourtant ce que l’Algérie a vécu
durant la sale guerre des années 90 a décuplé l’ampleur et la diversité
des crimes commis à une échelle inédite dans l’histoire de l’Algérie
indépendante. Probablement par ce que la condition préalable du crime à
grande échelle était de priver les victimes de la possibilité de
« faire société ». Ce crime initial est toujours là. Veillant à
l’impunité des autres. Si nous ne sommes pas en mesure de nous indigner
aujourd’hui, c’est probablement par ce que nous ne sommes plus tout à
fait une société capable de « constituer une conscience commune de
nature universelle»
Dans son article sur la notion de crime de guerre, Monique
Chemillier-Gendreau écrit qu’ « un crime n’émerge comme punissable
qu’en fonction des valeurs d’une société. » Encore faut-il que la
société dont il est question dispose des moyens de se constituer en
tant que telle. Vaste débat. Tant il est vrai que la domination peut
dans certains cas faire reculer les capacités organisationnelles des
groupes humains dans un infra-politique qui flirte en permanence avec
la barbarie. Il est par contre indéniable que l’Algérie est un Etat qui
siège aux Nations-Unies. Ce pays dispose officiellement
d’institutions et de pouvoirs publics. Interrogeons alors le
comportement de ces derniers pour savoir si l’enlèvement d’une personne
est un crime punissable ou pas.
Au troisième jour de la disparition de Noureddine Belmouhoub :
Qui parmi les responsables en charge de la sécurité des algériens s’est
exprimé sur la question de son enlèvement ? Qui a déclaré qu’une
enquête allait être ouverte ? Qui a promis que les criminels seraient
retrouvés et poursuivis ? Qui a assuré ses proches de toute la
sollicitude de l’Etat ? Qui a rassuré les algériens traumatisés par la
sale guerre des années 90 que rien de semblable aux horreurs qu’ils
ont vécues n’allait revenir frapper à leur porte ? Personne ? Alors on
peut considérer l’enlèvement des gens comme une pratique ordinaire ?
Ou bien faut-il considérer certains enlèvements de citoyens comme
relevant du domaine réservé de certains autres super- citoyens qui ont
droit de vie et de mort sur les habitants de ce pays ? Le silence
officiel confère -de fait- l’impunité à ces crimes qui ne sont pas
officiellement et publiquement reconnus, dénoncés et poursuivis comme
tels. Les lois ne pèsent pas leur poids de papier mais leur poids de
conformité avec les actes. Elles pèsent le poids de leur impact sur la
vie des gens. Et de la grandeur que confère leur respect aux nations.
Dans un pays où au plus fort de la sale guerre des années 90 un
ministre a pu déclarer qu’il fallait : « violer les lois scélérates »
on peut imaginer le pire. Mais le scandale dont il s’agît aujourd’hui,
même si l’actualité semble remettre à l’ordre du jour la décennie 90,
n’est pas un énième acte imputable aux autorités qui daterait de cette
époque. Le scandale aujourd’hui est qu’un algérien puisse être enlevé en
plein centre ville sans que cela n’émeuve outre mesure le moindre
responsable théoriquement en charge de la sécurité des personnes et des
biens. Ni le ministre de l’intérieur, ni les chefs des différents
corps de sécurité. Personne n’a éprouvé le besoin de dire aux algériens
que l’Etat était responsable de l’application de la loi. Pas un
député, ni un élu quelconque pour interpeller les pouvoirs publics,
rassurer les familles, assurer les citoyens que nul n’est au dessus des
lois, que les criminels n’opèrent pas dans ce pays comme bon leur
semble…
Bien sur quand les victimes sont européennes, c’est toute l’armada qui
s’ébranle pour aller retrouver les personnes enlevées ! Mais quand il
ne s’agît que d’algériens…
Et en plus, à chaque fois c’est aux victimes qu’on demandera de faire
la preuve de leur patriotisme en taisant leur supplice ! Rarement on a
osé porter aussi loin, que dans l’attitude de ce pouvoir à l’égard de
son peuple, le divorce entre l’humanité des êtres et leur nationalité.
Allez après ça protester contre la fin ignoble de Kadhafi.
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