Si l’on s’en tient à une définition un tant soit peu objective de
l’islamisme sans tomber dans le procès d’intention permanent, sans
chercher systématiquement à détecter le double discours de ses
dirigeants et sans nier les différences politiques réelles entre acteurs
d’une même famille politique et idéologique, il faut bien avouer qu’on
ne peut, en toute rigueur, tirer un trait d’égalité et placer sur le
même plan, les Talibans d’Afghanistan, l’AKP de Turquie, le FIS
algérien, le Hezbollah libanais, le mouvement AQMI, Ennahda de Tunisie,
le Hamas palestinien…
L’AKP, parti conservateur de centre droit
qui se réfère aux valeurs islamiques, s’est toujours prononcé, depuis sa
création en 2001, pour la séparation du religieux et du politique. Il
se réclame de la laïcité. Le Hezbollah a, quant à lui, renoncé au projet
d’instauration d’un Etat islamique au Liban. Constatant l’impossibilité
d’un tel régime au pays du Cèdre, il se prononce depuis le début des
années 1990, sous l’influence de l’imam Muhammad Hussein Fadlallah, pour
un «Etat humaniste» (Dawlat al-Insan).
Les échecs répétés
du mouvement islamiste traditionnel dans le monde poussent, ces
dernières années, un certain nombre d’entre eux à prendre exemple sur
l’AKP qui connaît un extraordinaire succès au pays d’Atatürk. Un
processus complexe et forcément conflictuel, inégal d’un pays à l’autre
et d’une formation à l’autre, est à l’œuvre dans ce courant. Une
décantation s’opère entre une tendance majoritaire conservatrice, mais
qui accepte le cadre d’un régime démocratique sécularisé à défaut d’être
franchement laïc, et une tendance minoritaire qualifiée, à tort ou à
raison, de salafiste et qui continue à opposer comme antagoniques régime
islamique et régime démocratique.
Une telle évolution est à
la fois interne et externe à ses mouvements. Elle est l’enjeu d’une
intense lutte politique et idéologique interne à chaque parti, lutte qui
se traduit par des crises, des scissions et des recompositions. Elle
est en même temps le produit de la résistance de forces contraires,
extérieures à la mouvance islamiste : Armée antidémocratique mais laïque
turque, communautés sunnites, chrétiennes et druzes libanaises et
partie de la communauté chiite libanaise opposée au projet théocratique
du Hezbollah à sa fondation, régime dictatorial mais séculaire tunisien…
C’est cette dialectique - luttes internes/pressions externes - qui
pousse progressivement, dans les conditions politiques actuelles, une
partie du mouvement islamiste international à cesser d’être islamiste –
c’est-à-dire à renoncer à instaurer un Etat théocratique – pour devenir
conservatrice sur le plan idéologique, politique, des mœurs et de
l’économie mais dans le cadre d’un régime démocratique sécularisé. Une
telle dialectique n’est pas mécaniste et pourrait tout à fait
fonctionner en sens inverse, dans le sens de la réaffirmation
théocratique. Mais une telle hypothèse ne serait valide que dans une
conjoncture politique marquée par la montée d’un islamisme triomphant,
comme celle que nous avons vécue au cours des années 1980-1990. Nous ne
sommes plus, pour l’instant, dans cette phase.
Pour en
revenir à Ennahda, tout indique que ce mouvement, islamiste à ses
origines, est entré, suite à la répression du régime Ben Ali, à
l’évolution de la société tunisienne et au nouveau contexte politique
international, dans une dynamique de renonciation au projet
d’instauration d’un régime théocratique. Il est tout à fait plausible
que certains dirigeants de ce parti et qu’une partie de ce mouvement
n’ait pas abandonné, au fond d’eux-mêmes, le projet théocratique. Mais
le discours et la pratique officiels dominants du mouvement vont
indéniablement aujourd’hui dans le sens du respect du régime
démocratique et de la citoyenneté. Une lutte a certainement commencé au
sein de ce mouvement entre une aile théocratique et une autre
conservatrice. De la vigilance et de la fermeté du peuple et des forces
politiques tunisiennes non-islamistes, à défendre avec force et
tranquillité le régime démocratique, dépendra également l’issue de cette
lutte interne à Ennahda.
La direction du parti Ennahda a
fait une partie du chemin. Cela est positif. Il est à signaler que des
forces politiques tunisiennes, démocratiques et progressistes, l’ont
accompagné dans cette évolution. Il revient aux partis non islamistes de
poursuivre dans cette voie sans concession vis-à-vis du programme et
des références d’Ennahda, mais sans le diaboliser inutilement et
improductivement.
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