ELWATAN-ALHABIB
lundi 16 février 2009
  Les blessures de Gaza

Les blessures de Gaza

The Wounds of Gaza

dimanche 15 février 2009 par René Balme

par les Drs Ghassan Abu Sittah et Swee Ang
2 février 2009
on The Lancet on-line

traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier

Deux chirurgiens britanniques, le Dr. Ghassan Abu Sittah et le Dr. Swee Ang, ont réussi à entrer dans la bande de Gaza durant l’invasion israélienne. Ils décrivent ici ce qu’ils ont vécu, partagent leur vision des choses et concluent que la population de Gaza est extrêmement vulnérable et sans défense, dans l’éventualité d’une nouvelle attaque militaire.

Les blessures de Gaza sont profondes, et multicouches. Faut-il rappeler le massacre à Khan Younis, en 1956, qui fit 5 000 victimes, ou l’exécution de 35 000 prisonniers de guerre par Israël, en 1967 ? Ou encore les blessures de la première Intifada, la désobéissance civile d’un peuple occupé à l’encontre de ses occupants ayant entraîné un nombre énorme de blessés et des centaines de morts ? Nous ne saurions non plus mettre de côté les quelque 5 420 blessés, dans le seul sud de la bande de Gaza, depuis l’année 2000. Non, ce dont nous parlerons ici, c’est « seulement » de l’invasion déclenchée par Israël le 27 décembre 2008.

Sur la période allant du 27 décembre 2008 jusqu’au cessez-le-feu du 18 janvier 2009, on estime que c’est environ un million cinq-cent-mille tonnes d’explosif qui ont été lancées sur la bande de Gaza. Gaza mesure une quarantaine de kilomètres de longueur, sur quinze de largeur, et un million et demi de personnes y vit. Cela en fait la région la plus densément peuplée du monde. Avant cette guerre, Gaza avait été soumise à un blocus total et affamée durant cinquante jours. En réalité, depuis les élections (législatives) palestiniennes (remportées par le Hamas, ndt), Gaza a été soumis à un blocus partiel ou total depuis plusieurs années. Durant la seule première journée de l’invasion, ce sont 205 personnes qui ont été tuées.

Tous les commissariats de police de la bande de Gaza, sans aucune exception, ont été bombardés, de nombreux policiers ayant été tués. Les forces de police une fois anéanties, l’attention se focalisa sur les cibles non gouvernementales. Gaza a été bombardé du ciel par des avions F-16 et des hélicoptères Apache, et bombardé depuis la mer par des vedettes israéliennes, ainsi que depuis le sol par l’artillerie des tanks. Beaucoup d’écoles ont été réduites à des tas de gravats, dont l’American School de Gaza, quarante mosquées, des hôpitaux, des bâtiments de l’Onu et, bien entendu, 21 000 appartements ont été touchés, dont 4 000 ont été totalement détruits. Le nombre des sans abri est aujourd’hui estimé à 100 000 personnes.

Les armes israéliennes

Mis à part les bombes conventionnelles et les bombes à haute puissance de déflagration, les Israéliens ont utilisé des armes non-conventionnelles, dont on peut identifier au moins quatre catégories différentes :

1 - Les bombes à sous-munitions et les obus au phosphore

Les bombes au phosphore lancées par les Israéliens ont été décrites par des témoins oculaires comme des bombes explosant à haute altitude, dispersant un large parapluie de petites bombes au phosphore, qui touchent une très large zone au sol.

Au cours de l’incursion terrestre, des témoins oculaires décrivent les tanks pilonnant les maisons d’habitation tout d’abord au moyen d’obus conventionnels. Les murs une fois démolis, une deuxième sorte d’obus – des obus au phosphore – sont alors tirés à l’intérieur des domiciles. Ils sont utilisés de manière à ce que le phosphore explose et carbonise à la fois les occupants et les locaux. Beaucoup de corps carbonisés ont été retrouvé au milieu de particules de phosphore en fusion dont la combustion se poursuivait.

Un sujet de préoccupation, c’est que le phosphore semble être utilisé par les Israéliens après avoir été mélangé à un agent stabilisant spécial. Cela a pour effet que le phosphore, étant plus stable, ne se consume pas totalement. Des résidus jonchent toujours les champs, les espaces de jeu des enfants et les cours des immeubles. Ils s’enflamment spontanément lorsque de très jeunes enfants, par curiosité, les ramassent, ou ils dégagent des fumées dangereuses quand les paysans retournent dans les champs pour les irriguer. Une famille de paysans, retournée dans son champ à cette fin a été exposée à des nuages de fumée produisant des saignements de nez. Ainsi, les résidus d’un phosphore vraisemblablement traité au moyen d’un produit stabilisateur agissent, eux aussi, à l’instar d’armes anti-personnel contre des enfants, rendant le retour à la vie normale difficile, un accident étant toujours possible.

Les chirurgiens ayant opéré dans les hôpitaux ont eux aussi fait état de cas dans lesquels, après une laparotomie de première intention, pour traiter des blessures relativement peu étendues comportant une contamination minimale (par le phosphore, ndt), ont constaté, après une deuxième laparotomie de vérification, l’augmentation des zones de nécrose des tissus à environ J+3. Certains patients sont devenus alors très gravement malades, et à environ J+10, ces patients nécessitant une troisième vérification de leurs plaies présentaient des nécroses massives du foie. Cela pouvait, ou non, s’accompagner d’hémorragie générale, de défaillance rénale ou/et cardiaque, entraînant le décès. Bien que l’acidose, la nécrose hépatique et l’arrêt cardiaque subit dû à l’hypocalcémie soient des complications connues de l’intoxication au phosphore blanc, il est pour l’instant impossible d’attribuer ces complications au seul phosphore.

Il est vraiment urgent d’analyser et d’identifier la nature réelle de ce phosphore modifié, au regard de ses effets à long-terme sur la population de Gaza. Il est également urgent de collecter et de détruire les résidus de phosphore qui jonchent la totalité de la bande de Gaza. Etant donné que ces résidus produisent des fumées toxiques lorsqu’ils rentrent en contact avec de l’eau, dès les premières pluies, toute la région sera polluée par les émanations d’acide phosphorique. Il faut mettre en garde les enfants contre les dangers qu’ils encourent encore à toucher, voire pire, à manipuler, ces résidus phosphoreux.

2 – Les bombes d’armes lourdes

Le recours à des bombes [de destruction massive] dites DIME (dense inert material explosives)(explosifs à matériaux inertes denses) est évident, même si l’on ne peut assurer que de l’uranium appauvri ait été utilisé, dans le sud de la bande de Gaza. Dans les zones civiles, des patients survivants ont été retrouvés avec les membres amputés par les bombes DIME, les moignons, comme coupés à la guillotine, ne saignant pratiquement pas. Les éclats et les shrapnels de ces projectiles sont extrêmement denses.

3 – Les bombes à pulvérisation de carburant, dites « bombes à vide »

Des « bunker busters », ces bombes capables de détruire des bunkers en béton profondément enterrés, ont été utilisées. Certains immeubles, en particulier celui, de huit étages, du bâtiment des Sciences et de la Technologie de l’Université Islamique de Gaza, ont été réduits à des piles de décombres ne dépassant pas un mètre – un mètre et demi de hauteur.

4 – Les bombes silencieuses

La population de Gaza nous a fait état de bombes pratiquement silencieuses, extrêmement destructrices. La bombe arrive, comme un projectile silencieux, produisant tout au plus un sifflement, produisant une large zone où tous les objets et tous les être vivants sont vaporisés, sans laisser la moindre trace. Nous ne connaissons pas d’arme conventionnelle produisant de tels effets, et nous envisageons donc la possibilité que de nouvelles armes à particules aient été testées.

Les exécutions

Des survivants décrivent des tanks israéliens arrivant devant des maisons et demandant aux habitants d’en sortir. Des enfants, des personnes âgées et des femmes, qui sortaient parfois de ces maisons, étaient alignées contre un mur et immédiatement mitraillées et tuées. Des familles ont ainsi perdu des dizaines de leurs membres au cours de telles exécutions collectives. La prise pour cible délibérée d’enfants sans défense et de femmes a été dûment documentée par des associations de défense des droits de l’homme dans la bande de Gaza, tout au long du mois écoulé.

Des ambulances prises pour cibles

Treize ambulances ont fait l’objet de tirs, les conducteurs et des secouristes ayant été tués alors qu’ils procédaient à des secours et à des évacuations de blessés.

Bombes à fragmentation (Cluster bombs)

Les premiers patients atteints par des sous-munitions (de bombes à fragmentation) ont été amenés à l’Hôpital Abu Yusef Najjar. La moitié des tunnels ayant été détruits, Gaza a perdu une part importante de sa ligne de survie. Ces tunnels, en effet, contrairement à l’idée répandue, ne servent pas à acheminer des armes, même si des armes légères ont pu faire l’objet d’une contrebande par ce canal. Toutefois, ils représentent le principal moyen d’acheminer de la nourriture et du carburant à Gaza. Les Palestiniens ont d’ores et déjà recommencé à creuser de nouveaux tunnels. Toutefois, il est désormais certain que des bombes à fragmentation ont été lancées sur la zone frontalière de Rafah, et que l’explosion de la première de ces bombes a été déclenchée précisément par des travaux de creusement d’un tunnel. Cinq patients brûlés ont été hospitalisés, après avoir déclenché accidentellement une machine infernale du type « booby trap » [il s’agit de mines, dispersées par le container d’une bombe à sous-munition, qui explosent lorsque quelqu’un marche dessus, ndt].

Tribut mortel

A la date du 25 janvier 2009, le nombre des tués était estimé à 1 350, ce nombre ne cessant d’augmenter jour après jour. Cela est dû aux blessés très grièvement atteints, qui continuent à mourir dans les hôpitaux (60 % des tués étaient des enfants).

Les blessés graves

On relève 5 450 blessés graves, dont 40 % d’enfants. Il s’agit principalement de patients polytraumatisés et de grands brûlés. Les blessés ne souffrant « que » de fractures et capables de marcher ne sont pas inclus dans ces chiffres.

Au travers de nos conversations avec des médecins et des infirmiers et infirmières, les mots « holocauste » et « catastrophe » sont revenus avec insistance. Les personnels médicaux portent tous le traumatisme psychologique d’avoir dû vivre le mois écoulé dans cette situation, d’avoir eu à faire face à des dizaines de blessés engorgeant leurs chambres et leurs salles d’opérations. Beaucoup de patients sont morts dans les services d’urgence, tandis qu’ils attendaient un traitement impossible. Ainsi, dans un hôpital de district, un chirurgien orthopédiste a dû effectuer treize fixations externes, en moins d’une journée.

L’on estime que, sur le nombre total des blessés graves, 1 600 sont mutilés et resteront handicapés à vie. Il s’agit d’amputés, de personnes ayant été atteintes à la colonne vertébrale, de grand brûlés qui souffriront de cicatrices invalidantes.

Des facteurs spécifiques

Le tribut des morts et des blessés est particulièrement élevé, à la suite de cette récente agression, en raison de plusieurs facteurs :

Aucune échappatoire possible : Gaza étant totalement cernée par l’armée israélienne, personne ne pouvait échapper aux bombardements ni à l’invasion terrestre. Il n’y avait, tout simplement, aucune échappatoire. Et à l’intérieur de la bande de Gaza elle-même, les déplacements du nord vers le sud étaient impossibles, les tanks israéliens ayant coupé la moitié nord de la bande de Gaza de la moitié sud (trois sections ont même été évoquées, ndt).

Il faut comparer cette situation avec celle qui avait prévalu au Liban en 1982 et en 2006, la population ayant pu, au Liban, fuir des zones de bombardement intense et passer à une zone de calme relatif – à Gaza, cette option n’existait pas.

A- La densité de la population

Gaza est très densément peuplé. Il est insupportable de constater que les bombes utilisées par Israël ont été des bombes de précision. Ces bombes ont un taux d’impact de 100 % sur des buildings bondés de gens. Nous citerons les exemples du marché central, des commissariats de police. Des écoles, des immeubles de l’Onu, utilisés comme des abris (en principe) sûr, des mosquées (quarante d’entre elles ont été détruites) et les maisons et appartements de familles qui se croyaient en sécurité, dès lors qu’il n’y avait pas de combattants chez elles, ainsi que des appartements situés dans des étages élevés des tours d’habitation ont été visés, une seule bombe détruisant plusieurs familles à la fois. Ce modèle de prise systématique et constante des civils pour cibles laisse soupçonner que les objectifs militaires atteints n’étaient que des dommages collatéraux, alors que les civils étaient, quant à eux, les cibles visées en priorité.

B- La quantité et la qualité des munitions utilisées (voir ci-dessus)

C - L’inexistence de moyens de défense, à Gaza, contre les armes ultramodernes d’Israël

La bande de Gaza ne dispose ni de tanks, ni d’avions, ni de missiles antiaériens, contre l’armée d’invasion. Nous avons constaté cela de visu, lors d’un affrontement mineur au cours duquel des obus de tanks israéliens ont été échangés contre des tirs en retour palestiniens, à l’AK47. Le déséquilibre entre les armes était tout simplement accablant.

D - L’absence d’abris bien construits, pour les civils

Malheureusement, même des abris anti-bombardements répondant aux meilleures spécifications ne résisteraient pas aux bombes perceuses de bunker (offertes à l’armée israélienne par les Etats-Unis, ndt)…

Conclusion

Etant donné tout ce qui précède, la prochaine agression contre la bande de Gaza serait tout aussi catastrophique. La population de Gaza est extrêmement vulnérable et totalement dépourvue de moyens de se défendre, dans l’éventualité d’une nouvelle agression.

Si la communauté internationale est sérieuse, comme elle le prétend, dans sa volonté d’empêcher un nombre aussi catastrophique de morts et de blessés à l’avenir, elle devra mettre au point une forme ou une autre de force défensive pour la bande de Gaza.

Sinon, beaucoup d’autres civils vulnérables continueront malheureusement à mourir.

 
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