Une
révolution, une vraie, est une succession de batailles avec des
victoires et des défaites, des percées et des retours en arrière, des
sursauts et des bons en avant. En trois ans, les Egyptiens ont ainsi
successivement balayé trois «gouvernements» : la tyrannie Moubarak, puis
celle du Scaf (le Conseil suprême de forces armées mise en place pour la transition)
et, bien sûr tout récemment, les Frères musulmans. Il faut dire que la
déception des Egyptiens face à l’équipe Morsi a été d’autant plus énorme
que les attentes étaient grandes. Le régime instauré par les Frères
s’est révélé aussi brutal, sanguinaire et incompétent que celui de
Moubarak. Prière de «dégager» donc ! Sauf que la reprise en main de
l’armée a aujourd’hui des parfums de «Restauration» avec en prime, les
Saoud et Tel Aviv en embuscade. De l’élection à l’éjection Propulsés aux affaires, les Frères Musulmans auront été en dessous
de tout. Et à ce titre, les mouvements populaires qui ont abouti à leur
éviction étaient donc parfaitement légitimes, fondés, et s’inscrivaient
dans la continuité logique d’une révolution authentique qui ne pouvait
s’accommoder de la mise en place d’un clone de Moubarak affublé d’une
barbe. Car en un an de règne, c’est bien ce à quoi ont assisté les
Egyptiens.
Petit rappel des faits :
- Le 30 juin 2012, Morsi gagne la présidentielle avec 51,7% des voix.
- Durant les 5 premiers mois, sa gouvernance patine, mais il trouve le
temps de libérer des douzaines de prisonniers pourtant convaincus de
terrorisme, et dont certains ont même trempé dans l’assassinat de
l’ancien président égyptien Anouar el-Sadate.
- En novembre 2012, Morsi se fend soudain d’un décret présidentiel lui
accordant d’immenses pouvoirs, dont celui de voir ses futurs décrets
incontestables par aucune Cour de justice. La manœuvre est si énorme
qu’un million et demi d’Egyptiens descend dans la rue pour protester,
soutenus en cela par de nombreux partis. Il y aura 5 morts.
- Quelques semaines plus tard Morsi dissous la Cour suprême, taxée de
trahison… Dans la foulée, il vire le Procureur général pour le remplacer
par un de ses sbires.
- Un mois plus tard, il annule la Constitution et nomme une commission
formée essentiellement de membres de son parti ou de sa mouvance pour
rédiger un nouveau texte. Le texte est adopté par 18% des Egyptiens
seulement, lors d’un référendum pour le moins discutable.
- Durant toute cette période, l’économie égyptienne s’enfonce dans le
marasme le plus complet. Le chômage double et la livre perd 20% de sa
valeur.
- Durant toute cette période, les disparitions se poursuivent, les
arrestations et les détentions arbitraires continuent, et l’on torture
autant qu’avant dans les prisons égyptiennes.
- Le 30 juin 2013, des millions d’Egyptiens révoltés se massent alors à
nouveau Place Tahrir et dans tout le pays en réclamant le départ de
celui qui, en un an, a réussi à réinstaurer un régime tout aussi toxique
que le précédent, trahissant tout espoir de changement.
Le passif des Frères est énorme, leur échec est absolument total. Washington hors-jeu La sanction tombe le 3 juillet, le général Abdel Fatah Al-Sissi,
chef d’état-major de l’armée égyptienne, annonce la destitution de
Mohamed Morsi. C’est le retour de l’Armée aux Affaires.
Sauf que les Frères ne l’entendent pas de cette oreille et mobilisent leurs troupes. Le sit-in s’organise et prend de l’ampleur.
Du côté de l’Etat-major égyptien, les grandes manœuvres se préparent.
Des campagnes de propagande anti-Frères sont lancées à grande échelle
dans le pays. Les rédactions des journaux et télévisions égyptiennes
collaborent sans réserve, déçues qu’elles sont elles aussi de la
pitoyable gouvernance des Frères.
Dans le plus grand secret, des tractations sont pourtant entamées entre le Scaf et les Frères pour éviter le bain de sang.
Washington alors entre en jeu et plaide la cause de la modération. Le
secrétaire à la défense US, Hagel, tente à maintes reprises de
convaincre al-Sissi de composer. Dans la balance : le milliard de
dollars et demi d’aides que les US donnent encore annuellement à
l’Egypte pour garantir la survie de l’accord de pays avec Israël, et le
libre-passage sur le Canal de Suez.
Mais Al-Sissi reste inflexible.
Il sait que les Américains ont davantage besoin d’allouer cette aide à
l’Egypte, que lui de la recevoir. Cette manne ne couvre en effet que le
20% des besoins actuels de l’armée égyptienne. En revanche, l’aide en
question représente une forme de blanchiment de capitaux dont les
Etats-Unis ont besoin, et en particulier le Pentagone puisque la plus
grande partie de cette manne lui revient au travers des achats
d’armements de l’armée égyptienne, armement parfois totalement inutile à ladite armée, mais nécessaire à l’opération de blanchiment en question.
Le général égyptien sait donc qu’il peut compter sur le lobbying du
complexe militaro industriel pour maintenir cette «aide» qui lui est
indirectement destinée… et pour l’heure, le calcul d’al-Sissi reste payant. Au demeurant, les fournisseurs d’armes ne manquent pas dans le pipeline d’Al-Sissi le cas échéant.
La décision de briser les Frères est donc prise, les modérés prennent congé.
La répression commence le 14 août. L’extrême violence de l’intervention,
les centaines de morts et l’arrestation des cadres des Frères musulmans
ne laissent planer aucun doute sur la volonté du Scaf d’en finir avec
la Confrérie.
L’ampleur du massacre est un message.
La parenthèse des Frères au pouvoir est terminée en Egypte. Riyad et Tel-Aviv jubilent C’est que d’autres acteurs ont également avancés leurs pions dans l’affaire.
A commencer par la maison des Saoud, qui voyait d’un très mauvais œil
l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans en Egypte, craignant la
contagion en cas de réussite de leur gouvernance.
Contrairement à l’idée reçue, le Royaume Saoudien est en effet bancal.
C’est un agglomérat de forces antagonistes pilotées par des princes
gavés de pétrodollars et miné par les dissensions. C’est aussi un
Royaume en proie à une forte contestation interne où les Frères
possèdent des relais importants. Dans les années 1950-60 nombre de ses
cadres s’y sont en effet installés en fuyant les persécutions subies en
Egypte, en Syrie, en Irak ou en Algérie. Les Frères musulmans ont
également participé aux contestations qui ont ébranlé le Royaume. Comme
le rappelle Alain Gresh, la vision politique des Frères «—
un Etat islamique, certes, mais bâti sur des élections — diverge de
celle de la monarchie, fondée sur l’allégeance sans faille à la famille
royale saoudienne. Celle-ci a d’ailleurs préféré financer les divers
courants salafistes, dont le refus d’intervenir dans le champ politique
et l’appel à soutenir les pouvoirs en place, quels qu’ils soient — la
famille royale comme M. Moubarak —, la rassuraient.»
Ce n’est donc pas un hasard si, aussitôt les menaces de suspension
d’aides proférées par les Européens et les Américains, les Saoudiens ont
immédiatement réagi en assurant qu’ils compenseraient ces éventuelles pertes auprès du nouveau pouvoir égyptien.
Washington est ici débordé par son «allié» dans la région, allié
impossible à désavouer désormais puisqu’il vient de le nommer bourreau
en chef de la Syrie en remplacement du Qatar, viré de ce rôle pour
incompétence.
Même offensive de Tel-Aviv, qui préfère bien évidemment n’importe quelle
dictature militaire à ses portes plutôt que de voir des islamistes
diriger l’Egypte. Tel-Aviv a donc très tôt mouillé la chemise en activant ses relais à Washington – et dieu sait s’ils sont nombreux –
pour empêcher la suspension de l’aide américaine. Même chose en Europe
où les ambassadeurs israéliens ont été mandatés pour convaincre les
Européens qu’il valait mieux un pouvoir militaire que le chaos
islamiste.
C’est un intéressant développement qui confirme l’existence de cette
alliance contre-nature entre le royaume corrompu des Saoud et
l’Etat-voyou israélien avec, au milieu, des Etats-Unis de plus en plus
hors-jeu et otages de leurs alliés. Et maintenant ? Et maintenant retour à la case départ serait-on tenté de dire, avec
un Scaf à nouveau tout puissant au Caire, ce qui laisse sans doute
penser aux anciens cadres du régime de Moubarak que le cauchemar
révolutionnaire touche à sa fin.
Et l’annonce de la libération sous condition du vieux Raïs doit bien sûr renforcer ce sentiment.
La Restauration donc, avec en prime les Saoud et l’entité sioniste en embuscade.
Sauf que voilà. Nous venons probablement d’assister à un soubresaut de
la révolution, un retour en arrière peut-être, mais qui sera
nécessairement suivi d’un rebond.
La rue n’en est plus à un gouvernement près.
Et le Scaf serait bien inspiré de prendre rapidement de la distance avec
ses nauséabonds soutiens s’il ne veut pas se voir inscrit une deuxième
fois sur le tableau de chasse de la révolution. PS: et pour terminer sur une note plus légère, voici le sms sans commentaire d’un ami marocain: "Moubarak libre, Morsi en prison, El Baradei à Vienne. C’est retour en 2010. Qui a dit qu’on ne pouvait pas remonter le temps ?" See more at: http://www.entrefilets.com/egypte%20restauration.html#sthash.42BGLfVV.dpuf
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