C'est devenu pratiquement une réunion hebdomadaire du peuple pour dire chaque vendredi un peu plus fort au pouvoir de partir. C'est une révolution qui s'est mise en place et ne veut plus de demi-mesures pour sortir autant de l'impasse constitutionnelle dans laquelle le président sortant a mis le pays que refuser des solutions de circonstance qui sont autant de pièges pour la toute nouvelle démocratie. Les Algériens ont donc massivement répondu, à leur manière et de façon catégorique, à une première solution de sortie de crise, proposée par les militaires.
Certes, l'intervention de l'ANP a permis de rassurer les Algériens sur la justesse de leurs revendications autant que sur leur volonté de changer le système, mais le bras protecteur de l'armée ne peut aller au-delà des limites constitutionnelles et ses missions républicaines. Ce rôle, c'est bien évidemment les «civils», les forces politiques nouvelles, les institutions régaliennes de la République qui doivent le mettre en œuvre, l'appliquer, pas l'ANP qui a d'autres missions. Ce jeu malsain de laisser la situation aller vers le pourrissement, de provoquer des interstices pour favoriser l'intervention de l'armée est contre-productif et dangereux. Sinon comment expliquer, même si le peuple a déjà donné son verdict sur le 102, que le Conseil constitutionnel reste de marbre et se mure dans le silence, alors que les dispositions de l'article 102 sont claires ?
A l'évidence, on peut reprocher autant à la troisième institution du pays de ne pas s'autosaisir face à l'urgence de la situation que de lui reconnaître une certaine prudence, l'application du 102 dans le contexte actuel étant devenue, à défaut d'être empoisonnée, dépassée. Le peuple a dit « non » à cette solution pleine de champs de mines, car elle n'est plus porteuse de délivrance politique, mais de retour vers le «néant» politique, la situation « ante ». Et donc il faut dès lors tout revoir et proposer des solutions de sortie de crise plus réalistes, notamment la mise en place d'un gouvernement de transition comme le réclament les Algériens, et préparer ensuite des élections présidentielles. Dans le calme et la bonne humeur, car le peuple qui sort chaque vendredi depuis le 22 février dernier est déjà dans une nouvelle configuration politique, celle de l'après-régime Bouteflika.
Il n'y a plus de retour en arrière possible et toute manœuvre pour imposer le statu quo ne sera qu'une perte de temps politique et économique dommageable pour le pays. Or, le temps, les Algériens ne peuvent le dépenser comme si on entre dans le supermarché des combinaisons politiques et des alternatives socio-économiques : on ne peut ni l'acheter, ni le négocier, encore moins le consommer sans garde-fou, sans précaution. C'est en somme la solution du 102 qui a volé en éclats et qui, présentement, a provoqué un autre blocage politique pour une rapide et douce décantation. Pour autant, il faut également éviter les fausses manœuvres politiciennes, populistes, qui voudraient calmer la situation mais à portée temporelle limitée, comme les politiques aventureuses qui ne feraient que faire durer la crise. Le comble, c'est ce cadeau empoisonné que laisse aux Algériens une Constitution triturée à l'envi, mais au profit d'une caste qui ne prend pas en compte, pour rester dans la légalité républicaine, la situation actuelle. Rageant !
Cette question se pose depuis longtemps en Algérie dans les discussions quotidiennes et dans les articles de presse où est utilisée l’expression « le pouvoir » pour désigner les gouvernants. Malgré le flou qu’elle implique, nous savons cependant plus ou moins que cette expression renvoie à un mécanisme d’exercice de l’autorité de l’Etat au centre duquel il y a la hiérarchie militaire.
Pour des raisons historiques, l’Etat algérien s’est construit à partir de l’armée, mais l’élite militaire a raté l’occasion d’octobre 1988 pour se retirer du champ de l’Etat. Se substituant à la souveraineté populaire, la hiérarchie militaire ne déclare pas officiellement qu’elle est la source du pouvoir en lieu et place de l’électorat. Mais tout le monde sait que c’est elle qui désigne le président.
Comment alors analyser le régime algérien alors qu’il est incompatible avec l’ordre constitutionnel ? La science politique a des difficultés à étudier le régime algérien qui relève plutôt de l’anthropologie politique mieux outillée conceptuellement pour analyser les rapports d’autorité formels et non formels. Sa particularité est que les institutions ne véhiculent pas toute l’autorité de l’Etat. Ces derniers jours, des responsables de partis de l’administration parlent de « forces extraconstitutionnelles » qui interfèrent dans la prise de la décision politique.
Quelle est la structure officielle de l’Etat en Algérie ? Théoriquement il est dirigé par un président élu au suffrage universel à l’issue d’une campagne électorale à laquelle prennent part différents partis, y compris ceux de l’opposition légale. Le président met en œuvre une politique traduite par des lois votées à l’Assemblée nationale par des députés eux aussi élus au suffrage universel. Théoriquement, il y a donc un pouvoir exécutif issu des urnes, un pouvoir législatif représentant de la volonté populaire et un pouvoir judiciaire indépendant qui protège l’exercice des droits civiques des citoyens. Il y a même un conseil constitutionnel qui veille à la constitutionnalité des lois et décrets. Cette structure institutionnelle est portée par des partis politiques qui expriment les différents courants idéologiques de la société et qui se disputent le pouvoir exécutif à travers des élections libres et pluralistes.
Le seul problème est que ce schéma ne correspond pas à la réalité. Par le trucage des élections, le pouvoir exécutif, mandaté par la hiérarchie militaire, empêche le corps électoral de se donner les représentants qu’il veut. La réforme de la constitution de février 1989 a mis fin au système de parti unique, mais le régime a perverti le pluralisme en truquant les élections pour empêcher toute alternance. Le pluralisme a été une façade derrière laquelle l’armée a continué d’être la source du pouvoir en lieu et place du corps électoral.
Si le régime post-88 est sur le point de s’effondrer, c’est parce qu’il n’a pas de cohérence politico-idéologique. En comparaison, le régime de Boumédiène était plus cohérent. Celui-ci disait : les chouhadas m’ont demandé de diriger le peuple pour faire son bonheur. Par conséquent, je suis l’Etat, et celui qui n’est pas content, il n’a qu’à quitter le pays. L’autoritarisme de Boumédiène était cohérent et clair et ne s’encombrait pas d’arguties d’une constitution copiée sur celle de la 5èm république française. Le modèle de Boumédiène a survécu à son fondateur avec un faux pluralisme.
Evidemment, les militaires n’interviennent pas directement en tant que tels dans le champ de l’Etat. Les généraux de l’Etat-Major ont d’autres tâches à accomplir, notamment l’entretien du niveau opérationnel des troupes. Ils ont cependant confié à la direction de l’espionnage la tâche de gérer le champ politique. A l’exception du président désigné par la hiérarchie militaire, ce service d’espionnage appelé DRS, désigne le Premier ministre et supervise avec le président la formation du gouvernement.
Les dernières déclarations de Amar Saidani à TSA le confirment. Ouyahya est désigné comme premier ministre par le DRS. Ce qui signifie que Bouteflika ne nomme pas le premier ministre, et ne choisit pas son équipe ministérielle. Tous ses fidèles ont été éjectés du gouvernement : Belkhadem, Zerhouni, Ould Abbès, Benachenhou.
Le DRS filtre aussi les listes des candidats aux fonctions électives nationale et locale (APN, APW, APC). Il décide des résultats électoraux en donnant aux partis des quotas de sièges en contrepartie de la fidélité au pouvoir administratif. En outre, il noyaute toutes les institutions de l’Etat (police, douanes, gendarmerie…) pour s’assurer que les fonctionnaires ne remettent pas en cause la règle non écrite du système politique algérien : l’armée est seule source du pouvoir. Le service politique de l’armée infiltre aussi les partis d’opposition, pour les affaiblir de l’intérieur en créant des crises au niveau des directions. Le dernier parti victime de cette pratique est le FFS. Il contrôle la presse par le chantage à la publicité.
La mission du DRS est de dépolitiser la société pour se poser en seule expression politique émanant de la hiérarchie militaire. Ce modèle a pu fonctionner dans les années 1970 parce que l’armée comptait 40 colonels. Il ne peut pas fonctionner aujourd’hui avec 500 généraux qui exercent peu ou prou une parcelle de l’autorité de l’Etat, avec en plus leurs réseaux de clientèle se disputant des parts de la rente pétrolière. L’anarchie militaire au sommet de l’Etat a empêché celui-ci de fonctionner conformément à ses institutions formelles. L’affaire Tebboune le montre clairement.
Après l’annulation des élections par les généraux janviéristes en 1992, le DRS a eu un rôle stratégique dans la lutte anti-terroriste, ce qui lui a donné un poids important dans la prise de la décision politique. Au fil des années, il s’est quasiment autonomisé de l’Etat-Major dont formellement il dépend organiquement. Des généraux se sont plaints de la concentration de pouvoir entre les mains du chef du DRS, le général Tewfik Médiène, connu aussi sous le nom de « Rab Edzair » (Dieu d’Alger). Un conflit larvé divisait la hiérarchie militaire, surtout que les officiers du DRS occupaient des places stratégiques dans les circuits de répartition de la rente pétrolière.
Le conflit entre l’Etat-Major et la direction du DRS éclatera au lendemain de l’attaque du complexe gazier de Tiguentourine en 2013. Selon les informations qui circulent à Alger, l’Etat-Major a reproché au DRS soit d’avoir manipulé des islamistes pour planifier l’attaque de ce complexe gazier (c’est ce que affirme Amar Saidani), soit d’avoir été incapable de protéger un endroit stratégique d’extraction de la rente pétrolière. L’Etat-Major a décidé la réorganisation du DRS, après avoir mis à la retraite plusieurs généraux. L’un d’eux, le général Hassan a été arrêté et condamné par un tribunal militaire à 5 ans de prison.
Mais l’Etat-Major n’a pas informé le public sur les raisons de cette restructuration des services de sécurité. Il a demandé à Amar Saidani, responsable du FLN à l’époque, d’attaquer le général Tewfik qu’il a accusé de s’opposer à l’Etat de droit, à la liberté de la presse et à l’autonomie de la justice. Un étudiant en sciences politiques avait écrit sur sa page Facebook : « A la tête du FLN, Saidani a eu le temps de lire Jean-Jacques Rousseau ! ». Une fois le DRS réorganisé, l’Etat-Major a mis fin aux fonctions de Saidani à la tête du FLN.
Suite à cet épisode, le DRS a été divisé en deux parties. L’une sera chargée de l’espionnage pour défendre les intérêts du pays contre les ingérences de puissances étrangères, et l’autre confiée au général Bachir Tartag chargée de la gestion de la société civile et aussi de la surveillance des fonctionnaires de l’Etat. Le bureau de Tartag a été domicilié à la présidence pour montrer qu’il est sous l’autorité du président. Le DRS propage les rumeurs selon lesquelles Bouteflika aurait domestiqué l’armée. Avant de mettre à la retraite le puissant général T. Médiène, il aurait mis fin aux fonctions de Mohamed Lamari, alors chef d’Etat-Major. La vérité est que ce dernier a été démis par l’Etat-Major après ses déclarations au journal Al-Ahram et à l’hebdomadaire français Le Point en 2004 où il montrait que l’armée est au-dessus du président. Les généraux, dont l’autorité est en effet au-dessus de celle du président, ne veulent pas que cela se sache.
Cette propagande vise à cacher la véritable nature du régime algérien où la hiérarchie militaire exerce le pouvoir réel. Il existe bien sûr le clan de Bouteflika, composé de ses frères, d’importateurs et d’entrepreneurs de travaux publics. Ce clan a le pouvoir de relever de ses fonctions un responsable de douane qui refuse de violer la règlementation, de suspendre un wali qui aura été nommé par un clan rival, de muter au sud un magistrat soucieux de l’application de la loi, de bloquer une entreprise comme Cevital, etc. Mais le pouvoir, ce n’est pas violer la loi. Ces abus de pouvoir ne se produisent que parce que l’armée refuse que la justice soit autonome. Le clan de Bouteflika est né et a grandi à l’ombre d’un système politique centré sur l’armée. Il a donné naissance à une bourgeoisie monétaire vorace et prédatrice qui se nourrit de marchés publics, associant des enfants de généraux dans des activités commerciales d’importation.
Où en est-on aujourd’hui et comment sortir de la crise actuelle ? Composée de jeunes généraux nés dans les années 1950 et 1960, la hiérarchie militaire doit répondre à la demande de changement de régime exprimée par des millions de citoyens. Elle ne devrait pas faire les erreurs fatales des hiérarchies précédentes qui ont opéré quatre coups d’Etat (1962, 1965, 1979, 1992), tué un président et fait démissionner deux.
L’évolution de la société algérienne exige un réajustement de l’Etat en fonction des transformations culturelles et sociales des dernières décennies. Si ce réajustement est refusé, le mouvement de protestation va se radicaliser et beaucoup de sang coulera. Les jeunes généraux doivent être à la hauteur des exigences de l’histoire.
« Ce système autoritaire et corrompu, que vous défendez, s’acharne à désorienter la société, détruire le politique et coloniser le militaire », écrivait-elle notamment. Nous reproduisons aujourd’hui le texte pour nos lecteurs.
Tribune – Ce système autoritaire et corrompu, que vous défendez, s’acharne à désorienter la société, détruire le politique et coloniser le militaire
Monsieur le vice-ministre de la défense nationale,
Le 30 juin dernier vous avez baptisé du nom du chahid Abane Ramdane l’annexe de l’Académie militaire de Cherchell et lui avez rendu un hommage posthume en présence de membres de sa famille.
L’initiative est appréciable mais elle reste marquée du sceau du formalisme protocolaire qui, trop souvent, sert à masquer le refus, méthodique et constant, de situer les problèmes relatifs à notre Histoire, passée, présente et future, dans le cadre naturel qui est le leur : le cadre politique.
Quoique disent les analphabètes politiques et les affabulateurs : On édifie, renforce, affaiblit, perd ou reconquiert les États et les Nations pour des raisons politiques. C’est l’essence même du message du Congrès de la Soummam.
On aurait pu croire qu’à l’occasion de cet évènement qui s’est tenu à la veille de la célébration de l’Indépendance nationale le 5 juillet, et en prévision des anniversaires de l’Insurrection du 20 aout 55 et du Congrès de la Soummam, l’hommage rendu à l’un des principaux architectes de cette halte fondamentale du cours de la Révolution nationale pouvait augurer d’une prise de conscience par le haut commandement militaire de la pertinence historique des principales recommandations du congrès du 20 Août 56.
D’autant que les dates marquantes de la Révolution nationale devraient être, aujourd’hui que des générations d’Algériens sont au fait de la complexité du monde moderne et de l’ampleur des défis à relever pour ne pas en être violemment éjectés, célébrées et discutées loin des passions premières et des limites de perception de certains des acteurs d’hier.
Et tout aussi loin des célébrations creuses.
Mais votre discours en cette occasion n’a pas fait mention de la formidable percée stratégique dans l’élaboration de la pensée et de l’action patriotiques modernes que signifiaient, objectivement, les recommandations de ce congrès qui s’est tenu, quelques mois seulement après le lancement de la lutte armée pour l’Indépendance nationale, dans un pays en guerre, laminé à tout point de vue, mais plus particulièrement dans ses structures politiques et ses archaïsmes sociaux et culturels, pervertis en des atavismes sclérosés par plus d’un siècle de colonisation barbare. Le défi relevé par les congressistes de la Soummam était colossal.
Offrir à un pays ravagé par la prédation et par le mépris érigé en culture de gouvernance, une plate-forme de lutte et un programme de construction collective de l’alternative à la prédation et au mépris, n’est-ce pas là un défi que les élites patriotiques doivent de tout temps apprendre à relever ?
Vous semblez penser que les structures dirigeantes des institutions actuelles, civiles et militaires, sont aujourd’hui entre les mains d’hommes disposant des compétences, de la hauteur de vue, de l’intégrité morale et de l’abnégation capables d’offrir au pays, face aux défis de l’heure, une feuille de route qui redonne espoir au peuple, unité d’action à ses élites et cohérence globale.
Nombreux sont les Algériens à en douter. D’autant que les scandales, par leur multiplication, laissent penser que la déviance est devenue la règle. Comme l’illustre dramatiquement l’affaire de la cocaïne-gate où hauts fonctionnaires de l’Etat, magistrats, généraux-majors et vulgaires truands parviennent à unir dans le crime, fonctions militaires et fonctions politiques, pour détourner à leur profit les richesses nationales. Pendant des années. Dans l’impunité la plus totale. Et la grande sieste des institutions chargées de veiller à la sécurité des biens et des personnes.
Il est manifeste, aujourd’hui, que s’inspirer de la grandeur de la révolution est encore plus nécessaire que d’en célébrer les dates.
Moment révolutionnaire par excellence, le Congrès de la Soummam a doté la lutte armée, déclenchée par l’Appel du 1er Novembre54, des instruments indispensables à son déploiement méthodique et organisé sur l’ensemble du territoire national par la primauté du politique sur le militaire et de l’Intérieur sur l’Extérieur. De même qu’y ont été réaffirmées ses orientations stratégiques : L’Indépendance nationale en vue de la construction d’un Etat démocratique et social dans le respect des principes islamiques.
Votre auditoire et l’opinion publique nationale méritaient d’entendre autour de cet évènement un propos de niveau égal à celui véhiculé par les canaux de communication spécialisés, civils et militaires, amis ou ennemis, qui abreuvent quotidiennement les algériens de théories diverses sur leur propre histoire.
Partant de la connaissance objective des bouleversements que connait la scène politique mondiale et du développement contemporain des principes énoncés par le congrès de la Soummam, vous pouviez démontrer en quoi le génie de la pensée révolutionnaire algérienne était fondateur de modernité, politique autant que militaire, et gage de pérennité pour l’Etat.
Il était même possible, pour éclairer les défis du présent à la lumière des conquêtes du passé, de procéder à une analyse comparée entre le développement de la pensée militaire moderne par les généraux et stratèges américains à partir des années 80, sous ce qui est appelé la G4G, guerre de quatrième génération, et les carences politiques, économiques et sociales des systèmes de pouvoir ayant été ciblés par « les révolutions colorées » et autres « printemps arabes » ces dernières années. Ce faisant, et pour rendre un hommage à hauteur de leur génie, mettre en exergue la formidable construction immunitaire contre ce type de déstabilisation contenue, potentiellement, dans la pensée stratégique de la Révolution algérienne.
A commencer par l’organisation militaire moderne selon les critères d’une armée régulière, le primat du politique y était réaffirmé, pour distinguer L’armée de Libération Nationale, au service de la cause nationale, d’une simple milice.
Le but de la lutte était l’affirmation de la souveraineté du peuple algérien sur son territoire et sur ses richesses par L’Indépendance nationale.
Le projet politique était la construction d’un Etat démocratique, donc respectant le pluralisme intrinsèque au mouvement national.
Cet Etat démocratique se devait également d’être social pour prendre en charge de manière organisée le développement économique et culturel du pays et de l’ensemble de ses composantes, dont les plus nombreuses, les couches populaires.
Et ceci dans le cadre des principes islamiques, qui sont le référent religieux et culturel dans lequel se reconnait la majorité du peuple algérien.
Par ailleurs, la plate-forme de la Soummam n’omet pas de rappeler le respect des libertés religieuses et de conscience.
Autant dire que pour des pans entiers du peuple algérien, ce Programme reste encore terriblement d’actualité.
Ni Prophètes ni magiciens, les rédacteurs de la plate-forme de la Soummam ont forgé leur génie stratégique en étudiant l’histoire des faits objectifs de leur pays et du monde. Tirant les leçons, politiques d’abord, organisationnelles et militaires ensuite, de la diversité des expériences de la résistance algérienne à l’invasion coloniale, de ses nombreux échecs autant que de ses quelques succès.
Vous auriez pu, en mettant en valeur l’intelligence politique, l’audace stratégique et le génie militant qui les caractérisaient, rendre l’hommage qu’ils méritaient aux héros de la Révolution nationale tout en soulignant l’exemplarité universelle de leur projet patriotique.
Hélas, dans votre discours du 30 juin, il n’est fait nulle part mention de cette étape cruciale dans la marche vers la Libération du peuple algérien. L’incantation poético-religieuse et la rhétorique généraliste l’emportent largement sur la pensée stratégique. Sans surprise.
Le gap cognitif entre les exigences stratégiques des penseurs de la Révolution nationale et les insuffisances des discours officiels actuels n’est pas sans lien avec la rupture brutale avec les idéaux de la Révolution que l’assassinat de Abane Ramdane a opérée au beau milieu de la guerre d’Indépendance.
Dès ce moment, l’usage de la brutalité et les anathèmes, derrière les déclarations creuses et lénifiantes à destination du public, vont neutraliser l’exigence des critères d’excellence, le respect des règles de droit et du principe de collégialité et de débat, pour installer résolument un groupe de dirigeants dans une position de pouvoir usurpé, le doter d’un « corps de contrainte » sur l’ensemble de la révolution et le dispenser du besoin de communiquer pour éclairer, former, convaincre, organiser et juger.
Mais seulement pour leurrer, embrigader et promouvoir des vassaux d’une part et marginaliser, stigmatiser et condamner des récalcitrants d’autre part.
La première série de finalités du discours produit des militants politiques et permet de construire un Etat de droit et une société moderne constituée de citoyens conscients, libres et organisés, guidés par l’ambition individuelle légitime dans le respect des règles et des lois ainsi que par le souci de l’intérêt commun bien compris.
La deuxième série (leurrer, embrigader, marginaliser, stigmatiser et condamner) ne peut fabriquer que des clients et des vassaux fonctionnant à la peur et à l’allégeance et mus par l’appât du gain et des intérêts indus.
Ou des rebelles en rupture, à des degrés divers, avec ce qui n’est plus qu’un pouvoir s’exerçant par la force.
Il est heureux, malgré les entraves internes qui s’ajoutaient à la machine de guerre adverse, et malgré le prix terrible payé par le peuple algérien et par son élite, que les militants les plus conscients aient continué à irriguer la pensée nationale et la lutte politique et militaire, vaille que vaille, de toute l’énergie de leurs convictions inébranlables jusqu’à la proclamation de l’Indépendance.
C’est pourquoi la Révolution algérienne est indéniablement un grand projet de libération collective qui reste encore largement à l’état de Projet, aussi bien dans la conscience de ceux qui ne renoncent pas à le mener à son terme, que pour ceux qui s’acharnent, depuis le début, à en détourner le cours à leur seul profit.
C’est là le nœud gordien de la crise de légitimité du système de pouvoir que vit le pays et que les dirigeants, civils et militaires, s’obstinent à nier.
Car l’assassinat de Abane Ramdane et le silence sur les recommandations du Congrès de la Soummam ont marqué une bifurcation majeure dans le cours de la Révolution. Avec ce crime et l’organisation de l’amnésie, la violence est venue imposer sa loi et ses dérèglements cycliques pour contrarier le travail méthodique de construction ordonnée et politique de l’Algérie moderne.
C’est en lien avec cette distorsion du cours de l’Histoire que l’élite nationale méritante est régulièrement sacrifiée sur l’autel de la veulerie complaisante ou de la médiocrité prédatrice. Quand elle n’est pas livrée au terrorisme.
C’est aussi pour cela que la société, dont la seule conduite acceptable, aux yeux du système de pouvoir en place, est la soumission et l’allégeance, se trouve constamment désorientée et soumise à toutes les pressions et à tous les chantages. De la dictature militaire et de la pensée unique des années 70/80 à l’horreur du terrorisme des années 90 puis à l’horreur de la prédation économique des années 2000-2018. Avec, régulièrement, des piqures de rappel sur la possibilité toujours ouverte d’un renouvellement du basculement dans la violence.
Un autre dirigeant africain lucide et sincère dans son projet patriotique, Thomas Sankara, a formulé le rapport du politique au militaire dans cette phrase pleine d’enseignements pour qui veut ou peut apprendre : « Un militaire sans formation politique n’est qu’un criminel en puissance. » Il sera assassiné sur instigation des réseaux de la Françafrique sous le règne de François Mitterand.
Les militants qui ont formé les premiers noyaux militaires de l’OS, qui deviendront ceux de l’ALN, étaient des militants politiques. L’ALN est fille du FLN historique issu de décennies de lutte du mouvement national. L’ANP est donc effectivement héritière de l’ALN comme le rappellent tous les discours, mais en droite ligne du mouvement national qui était constitué de militants politiques, cela on l’entend moins.
La dualité entre politique et militaire sur laquelle on a tant glosé n’a jamais été pertinente dans le cas de la Révolution algérienne. Elle l’est encore moins aujourd’hui avec le développement de la pensée stratégique, des technologies de la communication et de la globalisation économique. La différence majeure, qui reste plus pertinente que jamais, est entre militant politique et soldat.
Un militant politique s’engage, prend l’initiative et lutte pour mettre en œuvre un programme de gouvernement ou pour construire une alternative à une situation de blocage ou d’oppression. Un soldat est enrôlé pour appliquer des ordres.
Si le Congrès de la Soummam, dont la majorité des congressistes étaient des « militaires », a éprouvé le besoin de préciser la primauté du politique sur le militaire, c’était pour prémunir la cause nationale des dérives intempestives que des soldats, certains valeureux sur le terrain de la guerre physique et des manœuvres tactiques mais limités politiquement et totalement incapables de saisir les enjeux stratégiques de la lutte, pouvaient occasionner pour des besoins de pouvoir personnel ou d’ambitions démesurées.
Non seulement vous n’avez pas jugé utile d’honorer la pensée des congressistes de la Soummam en la développant, au moment de rendre hommage à Abane Ramdane, mais en plus, quelques jours plus tard, vous avez , par contre, jugé opportun de prendre part à une grotesque opération politico-médiatique, comme sait si bien les organiser le système, pour affirmer que l’ANP ne fera pas de coup d’Etat, qu’elle ne fait pas de politique, qu’il n’était pas question pour elle d’interférer dans les élections comme l’y invitent des partis qui « voudraient la mêler… » etc.
Le Général Zeroual, alors qu’il prenait ses fonctions à la tête de l’Etat, avant son élection en 1996, avait qualifié de « système pourri » le fonctionnement institutionnel et avait dénoncé « des traitres, criminels et mercenaires » installés au plus haut niveau des structures de l’Etat. Le propos avait pu choquer ceux qui pensaient que le seul problème du pays était le terrorisme. A telle enseigne que devant la levée de boucliers, quelques mois plus tard, le Président Zeroual reprenait les mêmes termes pour les attribuer au seul terrorisme. Première reculade avant qu’il ne remette, au nom de l’alternance (sic), sa démission face à la pression du « système pourri ».
Depuis, il n’a plus jamais été question d’alternance. Mais seulement de « continuité » et de grotesques simulacres dans le simulacre où les uns demandent à l’ANP de les débarrasser du Président et les autres s’y opposent de toute la force de leur attachement à « l’Etat civil ».
En vérité, le coup d’état militaire est inenvisageable pour diverses raisons.
D’abord, parce que la police politique, qui a façonné les rapports de force sur l’actuelle scène publique, peut, elle ou ses relais mafieux, mener des putschs dans toutes les structures politiques, syndicales, associatives et même économiques et médiatiques. Elle a même façonné l’espace publique d’une manière tellement perverse que les « coups de force » sont devenus le mode de régulation quasi-automatique dans toutes les structures. Il vous suffit de lire les journaux, avant même les BRQ pour le constater.
Une situation propice à la désorientation cognitive de citoyens qui, entre le gourdin du parkingueur, le doberman du redresseur, la milice privée du général, la vénalité du magistrat, la « chkara » des clones du Bouchi, le « sale boulot » du commis de service, le cachet du bureaucrate-racketteur et l’ukase de l’apparatchik, ne peuvent plus trouver d’espace où faire librement société.
La désintégration morale, politique et sociale de la collectivité nationale exclut, de fait, la possibilité du « coup d’Etat militaire » pour n’importe quel officier doté d’un peu de conscience patriotique ou même de simple bon sens. La violence et la corruption ont rongé jusqu’à l’os les structures de la société et de l’Etat. Au moindre geste inconsidéré l’Algérie rattrapera au centuple le retard pris sur le Congo, la Libye etc.
Dans ces conditions parler de « menace de coup d’état militaire » est une manœuvre de diversion pour faire accepter la fumisterie appelée tantôt « Etat civil» et tantôt « continuité » qui n’est rien d’autre, en l’état actuel du fonctionnement des institutions, que la raison sociale de la corruption généralisée.
Voilà où nous a conduit le système. Nous le savons. Vous le savez. Ou devriez le savoir.
Il ne reste, pour ceux que le sort du pays intéresse, qu’à reprendre les idéaux patriotiques là où ils ont été abandonnés en même temps que la Plate-forme de la Soummam et passer de manière ordonnée à la deuxième République. Ou se condamner à, tôt ou tard, repasser par la case 1erNovembre.
Mais cela ne concerne pas votre génération ni son système. Ce ne peut être l’affaire que de patriotes politiquement formés, techniquement compétents et moralement intègres. A ce propos, vous avez raison quand vous dites que le peuple algérien aime son armée. Mais vous n’avez aucune idée du degré de détestation que ce même peuple algérien a pour ces « Généraux d’Affaires », corrompus et corrupteurs, sans lesquels jamais n’auraient pu proliférer les « Bouchi » au pays du million et demi de chahids.
Un Algérien et le drapeau national lors d'une manifestation contre le président Abdelaziz Bouteflika à Alger, le 22 mars.CreditRyad Kramdi/Agence France-Presse — Getty Images
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Un Algérien et le drapeau national lors d'une manifestation contre le président Abdelaziz Bouteflika à Alger, le 22 mars.CreditCreditRyad Kramdi/Agence France-Presse — Getty Images
PARIS — Depuis plusieurs semaines, Algériennes et Algériens défilent pacifiquement dans la rue — des manifestations historiques dont le point d’orgue est une rencontre hebdomadaire, le vendredi, où toutes les catégories sociales et d’âge se rejoignent pour battre le pavé et rivaliser en slogans et chants. À l’origine, les revendications exprimaient un clair refus d’un cinquième mandat pour le président Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir depuis 1999 et dans un état de santé si délabré qu’on ne le voyait plus en public que par le biais d’un portrait encadré (devant lequel de nombreux officiels s’inclinaient).
Enfin, l’intéressé — ou ceux qui décident à sa place — a abandonné l’idée de reconduire son terme, mais tout en annonçant qu’il continuerait à diriger le pays pendant une phase de transition qui devait déboucher sur une « conférence nationale inclusive ». Alors la vox populi s’est faite entendre à nouveau : « non à un mandat prolongé » ont dit les manifestants, brandissant des posters avec un « 4+ » barré.
Mardi, en appelant le conseil constitutionnel à envisager de proclamer que M. Bouteflika est inapte à remplir ses fonctions, le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah semblait reprendre à son compte la revendication populaire. Allié au président depuis 2002 et redevable de diverses promotions importantes, il avait d’abord adopté un discours plutôt menaçant à l’égard des manifestants. Mais voici que maintenant le général Gaïd Salah choisit de placer l’armée aux côtés du peuple. Et en faisant appel au conseil constitutionnel, il semble manifester un respect de la légalité ; pas de coup d’état en cours. Le changement de cap est important.
Cependant la mise hors-jeu du président, si elle se confirme, ne règlera absolument rien.
Les Algériennes et les Algériens ne veulent rien de moins qu’un changement du « système » tout entier, terme générique qu’ils reprennent pour désigner les structures du pouvoir, souvent occulte et déprédateur, qui dirige leur pays. « Yatnahaw ga’ » (« Qu’ils dégagent tous ! »), « système dégage » — ces slogans qui tournent en boucle dans les mobilisations disent la détermination des gens et leur désir de rejeter, une fois pour toute, les responsables de l’échec de leur pays. Alors que l’Algérie promettait tant à son indépendance en 1962, une partie de la jeunesse aujourd’hui n’a d’autre perspective que d’embarquer dans des coques de noix pour aller chercher une vie meilleure en Europe.
Après une décennie de violences terribles et traumatisantes dans les années 90 ont suivi près de vingt ans d’une présidence brouillonne qui n’a rien réglé des problèmes fondamentaux du pays. L’économie dépend toujours autant des hydrocarbures. Le chômage pénalise la jeunesse. Les politiques éducatives et de santé attendent d’improbables réformes. La corruption demeure endémique. A cela s’ajoute une gangue de fer qui freine les initiatives individuelles et qui nie aux Algériens « le droit d’avoir des droits » auquel faisait référence Hannah Arendt.
Il est toujours dangereux de qualifier un peuple entier. On risque de tomber dans le cliché éculé ou de céder aux facilités déterministes. Mais il est une chose que l’on peut dire sans hésitation des Algériens, en particulier de ceux qui manifestent en ce moment : Il s’agit d’un peuple mature. Et il se mobilise dans le calme pour exprimer des revendications légitimes.
Pourquoi tant d’Algériens s’opposent-ils à une transition constitutionnelle comme celle proposée par le général Gaïd Salah ?
D’une part, les jeunes générations sont bien plus politisées qu’on ne le croyait. L’Occident leur ferme sa porte et leurs propres difficultés économiques les empêchent de voyager même dans les pays voisins. Mais leur ouverture sur le monde, grâce en partie aux réseaux sociaux, est réelle et ils ont suivi de près la transition en Tunisie depuis 2011.
Les plus âgés, quant à eux, n’ont pas oublié les erreurs du printemps algérien de la fin des années 1980. À l’époque, après avoir ordonné à l’armée de tirer sur une autre jeunesse, celle-ci très en colère, le pouvoir avait concédé une transition marquée notamment par l’autorisation du multipartisme, le retrait proclamé de l’armée du champ politique et la libéralisation de la presse écrite. Mais ce pas vers la démocratie — aussi euphorisant qu’il fut pour la société algérienne à l’époque — était condamné d’avance.
Cette transition-là a été dirigée, manipulée, par le pouvoir, sans aucune participation de l’opposition ni de la société civile. Le pouvoir avait aussi lâché la bride aux islamistes pour effrayer la société, et ainsi assurer sa propre survie. Son but fut atteint mais au prix d’une effroyable guerre civile. Pour les Algériens aujourd’hui, pas question de répéter de telles erreurs.
Pas question que d’ici quelques mois un clone de M. Bouteflika, plus jeune et affichant un profil politique plus moderne, s’installe au palais présidentiel. Pas question non plus de laisser l’exécutif seul aux manettes d’une transition.
Les Algériens veulent inventer quelque chose de nouveau, loin de toute ingérence occidentale ou des pays du Golfe (comme cela a été le cas pour la Libye ou la Syrie). Ils veulent une transition qui donnerait le temps au temps et qui, surtout, ne serait pas truquée dès le départ. Pour eux, la solution ne réside pas dans des élections législatives ou présidentielles immédiates. Ils réclament une rénovation radicale.
Il ne s’agit pas de faire table rase mais d’exiger une refonte négociée où la transition serait menée par des personnalités consensuelles : avocats, universitaires, représentants de la société civile. Il s’agit de préparer le champ à une vie politique plus saine, plus pluraliste. Un gouvernement d’union nationale transitoire pourrait très bien gérer les affaires ordinaires en attendant l’élection d’une Assemblée constituante, voire la tenue d’un référendum, qui déterminerait les priorités des Algériens — telles qu’ils souhaitent les fixer eux-mêmes. Le pouvoir actuel sera forcément associé à une transition. Mais il ne saurait la décider.
Le général Gaïd Salah a donc enfin lâché M. Bouteflika. De nombreux responsables politiques qui se prosternaient encore récemment devant le portrait présidentiel lui emboîtent le pas. Mais c’est d’un œil goguenard que les Algériens observent cette comédie, qui est loin d’être achevée ; ils ne sont pas dupes. Et ils savent ce qu’ils veulent. Ils veulent que les dirigeants de l’Algérie — l’armée et les services de sécurité — se résolvent à accepter une mutation d’envergure et abandonnent enfin leur monopole sur la décision politique.
Akram Belkaïd, journaliste au Monde diplomatique, est l’auteur de L’Algérie en 100 questions : Un pays empêché.
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