Car la
criminalité terroriste de ces ex-délinquants n’est pas une délinquance
au carré, mais l’expression dévastatrice d’une violence idéologique,
celle qui voue les « kouffars » et autres « mécréants » à l’exécration
des prétendus « vrais musulmans ».
Normalien, énarque,
aujourd'hui professeur de philosophie, auteur de plusieurs ouvrages,
dont "Aux origines du conflit israélo-arabe, l'invisible remords de
l'Occident (L'Harmattan, 2002).
L’immense
protestation du peuple de France contre la violence des terroristes
restera dans les annales de la République. Elle exhalait une sorte
d’indignation tranquille, comme si la condamnation du crime et la
solidarité avec les victimes, bien sûr, allaient de soi, mais ne
pouvaient se formuler que dans la sérénité. Le refus de céder à la peur,
de sombrer dans les affres de la division, s’y est exprimé avec une
ampleur inédite, magnifiée par les innombrables échos rencontrés au-delà
des frontières de l’hexagone, des rivages de l’Atlantique à ceux de la
Méditerranée. Cette formidable unanimité d’un jour constitue la meilleure
dénonciation du crime commis. Mais elle en désigne aussi sans ambiguïté
le véritable mobile : provoquer la discorde civile, distiller la haine
interconfessionnelle. Entre des individus, des groupes ou des
communautés qui n’ont pas nécessairement les mêmes références, la preuve
est ainsi faite qu’ils peuvent partager des valeurs communes. Le
« non » massif opposé au terrorisme formule aussi une adhésion aux
règles élémentaires du vivre-ensemble, il est un « oui » sincère à
l’unité nationale. Comme toute manifestation d’unanimisme, celle qui s’est déroulée le
11 janvier 2015, toutefois, a son revers de la médaille. A son insu,
elle a jeté un voile pudique sur de multiples non-dits. Passé le moment
exaltant d’une communion quasi-universelle, on voit bien que le monde
est tel qu’il était auparavant, qu’il n’a pas changé d’un iota. Des
millions de manifestants ont exprimé avec dignité leur rejet de la
terreur, mais ce n’est pas leur faire injure de dire que ce rejet ne
résout rien. « Rien ne sera plus jamais comme avant », ont dit certains
commentateurs optimistes. Il faut l’espérer, mais en est-on si sûr ? Pour que rien ne fût comme avant, il faudrait d’abord tirer les
leçons de l’événement, en analyser les circonstances, identifier la
chaîne des responsabilités qui y ont conduit. Or qu’en est-il ? Sans nul
doute, la radicalisation d’un petit groupe d’individus se réclamant
d’une idéologie sectaire et suicidaire est le premier chaînon de cette
chaîne. Les trois auteurs des assassinats en assument la responsabilité
personnelle, et aucune excuse absolutoire ne saurait les en dispenser.
Coupables du crime commis, ils l’ont d’ailleurs payé de leur vie, ce
qu’on peut évidemment regretter, tant il est vrai que vivants ils
eussent contribué à faire la part des autres responsabilités. Ces individus, loin d’être des « loups solitaires », n’ont pas agi
seuls. Et surtout, ils n’ont pas conçu dans la solitude de leur repaire
la nécessité politique d’une telle violence, ils n’ont pas inventé la
justification idéologique nécessaire au passage à l’acte. Soldats perdus
du jihad planétaire de seconde génération, ils furent les exécutants
d’une opération-suicide dont le modèle, sinon l’ordre, est venu d’en
haut. Car la criminalité terroriste de ces ex-délinquants n’est pas une
délinquance au carré, mais l’expression dévastatrice d’une violence
idéologique, celle qui voue les « kouffars » et autres « mécréants » à
l’exécration des prétendus « vrais musulmans ». C’est pourquoi le deuxième chaînon de la chaîne des responsabilités
qui ont mené au crime, c’est bien cette idéologie née au Moyen-Orient
arabe à la fin du 18ème siècle, savamment distillée par les prédicateurs
wahhabites, dont le jihadisme d’Al-Qaida et de « Daech » est l’ultime
avatar. Radicalisée à l’extrême pour justifier le jihad global, cette
doctrine morbide apporte à l’entreprise terroriste une caution
prétendument religieuse. Elle nimbe abusivement de sacré une subversion
violente des sociétés dont les coutumes n’ont pas la chance de
correspondre à l’idée que les sectateurs du jihad se font de l’islam. Si cette idéologie sectaire est l’affaire du monde musulman, il est
clair que le monde musulman, dans son ensemble, n’en est pas
responsable. Pourquoi le croyant de Tunis ou de Karachi, de Damas ou
d’Aubervilliers devrait-il se battre la coulpe à propos d’une idéologie
qui n’est pas la sienne ? C’est pourquoi la sommation faite aux
musulmans, en tant que tels, de dénoncer le terrorisme jihadiste n’a pas
de sens, même s’il est vrai que, le wahhabisme et ses rejetons faisant
partie de l’islam, il appartient aux musulmans d’en combattre
l’influence. Problème du monde musulman, l’idéologie sectaire du jihad global ne
cessera d’exercer ses méfaits que lorsqu’on lui aura appliqué une
solution musulmane. Mais ce combat ne date pas d’hier. Adversaire résolu
de la monarchie saoudienne dans les années 1960-70, le raïs égyptien
Gamal Abdel Nasser a chèrement payé son désir de moderniser les sociétés
arabo-musulmanes. Est-ce un hasard si les régimes nationalistes arabes
égyptien, irakien et syrien, respectueux de l’islam mais non
confessionnels, ont été systématiquement combattus par l’Occident allié à
Israël, avec la complicité des pétromonarchies obscurantistes ? Pire encore : quelle est, aujourd’hui, la crédibilité de ces
dirigeants occidentaux qui n’ont cessé, à la suite de l’administration
américaine, de pactiser avec le diable ? Laurent Fabius n’a-t-il pas
déclaré en décembre 2012 que le Front Al-Nosra faisait du « bon boulot »
en Syrie ? (Voir « La farce tragique de l’Etat islamique »).
C’est pourquoi le plus ahurissant, lors de la manifestation du 11
janvier, ce fut la feinte candeur des dirigeants français, comme si le
crime revendiqué par Ahmed Coulibaly au nom de « Daech » n’avait aucun
rapport avec les errements de la politique française au Proche-Orient. Et pourtant, la diabolisation insensée du régime de Damas, les
livraisons d’armes à la rébellion, la complicité éhontée avec des
pétromonarchies qui en sont les bailleurs de fonds notoires : autant
d’aberrations qui ont exposé le peuple français à la vengeance
sanguinaire des jihadistes. La France est passée en quelques jours, au
cours de l’été 2014, des livraisons d’armes en faveur de la guérilla
antigouvernementale en Syrie au bombardement aérien des groupes
jihadistes en Irak : comment ces derniers n’auraient-ils pas été furieux
de ce revirement incompréhensible ? Naviguant à vue, influencé par des conseillers à l’incompétence
crasse et des experts ayant perdu toute objectivité, François Hollande a
mené en Syrie, à la suite de Nicolas Sarkozy, une politique
interventionniste dont nous payons aujourd’hui la stupidité criminelle.
Contraire aux intérêts de la France, cette prise de parti dans une
guerre civile étrangère nous est revenue à la figure comme un boomerang.
L’obstination maladive à vouloir abattre le régime syrien, par tous les
moyens, a accouché d’un monstre, le prétendu « Etat islamique », qui
est le rejeton abâtardi des politiques française, américaine, saoudienne
et qatarie.
Parce qu’ils prétendent combattre aujourd’hui à Paris des
terroristes qu’ils soutenaient hier à Damas, les dirigeants de la France
ont cru se refaire une virginité en se mêlant à la foule immense de
ceux qui ont clamé, sur le pavé de nos villes, leur refus de la haine.
Rivalisant en proclamations grandiloquentes, ils ont étalé leur
autosatisfaction devant les caméras, comme si cette victoire massive du
bon sens était la leur, le tout, comble du grotesque, en compagnie des
tortionnaires de la Palestine. Peine perdue : dans la chaîne des
responsabilités qui ont conduit au crime terroriste du 7 janvier, c’est
hélas l’incroyable cynisme des dirigeants français qui constitue le
troisième chaînon.
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