Les nouvelles stratégies US de George Friedman et Zbigniew Brzezinski
21 septembre 2014
George Friedman, directeur de la société
de renseignement et d’analyse Stratfor, dite « CIA de l’ombre », a
publié un article intitulé « L’Ukraine, l’Irak et la stratégie de la mer Noire. »
L’administration actuelle de la Maison
Blanche se distingue de ses prédécesseurs, pas seulement de ceux de
l’époque Bush Junior, mais aussi dans une certaine mesure de
l’administration du premier mandat de B. Obama.
La réticence à s’impliquer directement dans les zones de conflit créées
avec la participation directe des ex hauts fonctionnaires de Washington est un cadre de la stratégie des clans derrière Obama.
Les coûts de trillions de dollars, l’aversion à grande échelle du
public, la réaction négative de la part non seulement des adversaires
des Etats-Unis sur la scène mondiale, mais même de leurs alliés et
satellites, sont les raisons principales pour lesquelles les actuels
dirigeants de la Maison-Blanche ne veulent en aucun cas s’immiscer dans
les grandes aventures militaires. D’où les changements importants dans
la politique étrangère qui sont basés, dans les conditions critiques de
l’économie, non sur l’intervention directe, mais sur les actions à
caractère politique, diplomatique et de renseignements. On peut
caractériser les interventions comme dosées en minimum, sans engagement
des force considérables, sans mention d’une grande opération au sol.
D’autre part, dans les milieux militaires et de renseignements la stratégie et les moyens admis par le gouvernement américain
par rapport aux zones de conflit sont considérés comme incorrects et
inefficaces. Au fond, Friedman étant en fait au contact avec le
Pentagone et les services secrets, par la publication ouverte de ses
estimations tente sinon d’exercer une pression, au moins d’attirer plus
d’attention sur des approches alternatives à une stratégie globale et
systématique avec un plan de suivi des défis essentiels.
George Friedman
Friedman écrit:
Le plus important pour les
Etats-Unis est la création d’un plan intégral tenant compte des défis
les plus vitaux. Le plan commence par la détermination d’un théâtre
d’opérations géographiquement cohérent pour unifier la manœuvre
politique avec la planification militaire. De toute évidence, la
doctrine militaire étasunienne s’est affranchie de la stratégie de la
guerre sur deux fronts. Pendant les opérations rapides il est difficile
de s’occuper de tous ses adversaires simultanément, mais du point de vue
conceptuel un barycentre cohérent et concerté a une importance
primordiale. Il est évident pour moi que le barycentre actuel est la mer
Noire. A l’heure actuelle il y a deux théâtres d’opérations d’une
grande portée potentielle. L’un est l’Ukraine où les russes sont passés à
la contre-offensive. L’autre se trouve dans la région Syrie-Irak, où
les forces d’un Etat Islamique sont passées à l’offensive pour contrôler
des régions dans les deux pays, voire dominer toute la zone entre le
Levant et l’Iran.
Un lien entre ces deux théâtres ne
se fait pas sentir. Oui les Russes ont des problèmes persistants dans le
Caucase, on a eu des rapports sur des conseillers tchétchènes coopérant
avec l’État Islamique. En ce sens ce qui se passe en Irak et Syrie
n’arrange pas du tout les Russes. En même temps tout ce que détourne
l’attention des États-Unis de l’Ukraine joue en leur faveur. L’État
Islamique devra, à son tour, affronter la Russie à long terme.
Cependant, son problème immédiat est la force des États-Unis, donc tout
ce qui pourra l’engager ailleurs est bon pour lui.
Mais la crise ukrainienne, dans sa
dynamique, diffère fortement de la crise Irak-Syrie. En tout cas les
forces armées de la Russie et de l’État Islamique n’agissent pas de
concert et, en fin de compte, la victoire de l’une ou l’autre des
parties lancerait un défi aux intérêts de l’autre. Mais pour que
l’attention, la volonté politique et la force militaire des États-Unis
soient distribuées rationnellement, il faut envisager les deux crises
ensembles. Les Russes et l’État Islamique peuvent se permettre le luxe
de se concentrer sur un seul conflit. Les États-Unis doivent s’occuper
des deux conflits
et les coordonner l’un avec l’autre. L’administration d’Obama veut
créer l’Irak uni sans djihadistes, et faire que la Russie reconnaisse
l’Ukraine pro-occidentale. Et ce sans avoir à fournir des forces
militaires importantes à aucun des théâtres.
En effet il s’agit de combiner les deux
conflits avec des moyens minimaux, sans efforts excessives et sans
utiliser de grandes ressources, c’est à dire, atteindre les buts sans
risques majeurs:
Le dilemme de l’administration est –
comment atteindre les buts sans risque? Si c’est impossible, quel taux
de risque peut-elle ou doit-elle accepter? En ce sens la stratégie
étasunienne doit viser à l’équilibre des forces dans la région, en
utilisant les alliés sur place et en leur donnant le soutien matériel,
tout en évitant l’engagement militaire direct, car il n’y a pas d’autre
choix. La garantie du soutien sans la nécessité de l’intervention est
d’une importance essentielle.
L’analyste reconnaît aussi que
l’utilisation des avions sans pilote et des forces spéciales ne peut pas
avoir d’impact significatif sur l’État Islamique. En plus, à son avis,
la Russie ne peut pas commencer une offensive décisive. Pour lui, le
plus probable est que la Russie n’a aucune intention de mener une
opération militaire avec ses propres forces armées, sinon il lui
faudrait déloger les forces du régime de Kiev de Marioupol et mener l’assaut contre Lvov et Ivano-Frankovsk.
Quoi qu’il en soit, selon Friedman, le
problème est de ne pas s’opposer à la Russie et à l’État Islamique l’un
après l’autre, mais simultanément, ce qui est l’essence même de sa
proposition. Sinon, selon lui, non seulement la stratégie de
l’affrontement de la Russie et de l’EI sera vouée à l’échec, mais « les
crises peuvent se transformer en une menace directe pour les
États-Unis. » La seule issue qu’il voit est l’unification des deux
théâtres de guerre.
La question pour les États-Unis
consiste à trouver des moyens pour structurer un tel support
idéologiquement et physiquement. En effet, il y a deux théâtres
différents, et la force américaine est limitée. La situation ne contient
pas de garantie solide. Cependant, la stratégie des États-Unis doit
abandonner l’idée que ces deux théâtres sont différents et les
considérer comme un théâtre unique : le théâtre de la mer Noire. En
regardant la carte on voit que géographiquement la mer Noire est un
élément de liaison entre ces deux zones. La mer Noire forme la frontière
sud de l’Ukraine, et le Caucase, où les forces des Russes, des
djihadistes et des Iraniens se croisent, ainsi que le nord de la Syrie
et de l’Irak sont situés à moins de 650 kilomètres de la mer Noire.
Pourquoi la région de la mer Noire? Il
n’y avait pas de conflits d’envergure dans la région de la mer Noire
auparavant, alors qu’au Moyen-Orient il y avait la présence d’une
organisation tentaculaire énorme et peu contrôlée. Selon certaines
estimations, l’organisation dispose d’une somme égale à 7 milliards de
dollars. Le principe de son existence, expansionniste à l’évidence,
visant à envahir et adapter à ses besoins les terres et
l’infrastructure, représente une menace pour les régions voisines et
inquiète de nombreux pays. A cela s’ajoute le fait que la Russie veut
protéger ses intérêts en Novorossia, ce qui détourne l’attention et les
forces des Etats-Unis. Par conséquent, il est nécessaire de réunir les
conflits en une seule stratégie en vue de mettre en valeur leurs
potentiels militaire et politique d’une façon plus efficace.
Dans le cadre stratégique actuel, où les
décideurs des USA sont incapables de conceptualiser les deux problèmes
stratégiques à la fois, une nouvelle crise pourrait les écraser. La
stratégie du Grand bassin de la mer Noire consiste à déterminer
l’importance de la Géorgie – la côte orientale de la mer Noire. Il
importe encore plus d’accentuer le rôle de l’Azerbaïdjan. Sans
l’Azerbaïdjan, la Géorgie est d’un petit poids. L’Azerbaïdjan peut
servir sinon de contrepoids, du moins d’un tampon pour les djihadistes
dans la montagne du Caucase, ce qui les ancrera dans la Grande stratégie
de la mer Noire. L’analyste considère deux pays comme les plus
importants dans cette stratégie du Grand bassin de la mer Noire. Le
premier est la Turquie, avec laquelle des « changements politiques
sérieux » et la révision des relations stratégiques sont nécessaires.
Le deuxième pays d’une importance particulière devrait être la Roumanie:
La convention de Montreux interdit
le transit sans restrictions des forces navales dans la mer Noire par le
détroit du Bosphore contrôlé par la Turquie. Cependant la Roumanie,
étant un pays riverain de la mer Noire, elle n’est soumise à aucune
restriction, même si ses forces navales sont représentées par plusieurs
frégates vieillissantes, soutenues par une douzaine de corvettes. La
Roumanie peut servir de base pour les avions impliqués dans des
opérations dans la région, en particulier en Ukraine. En outre, le
soutien de la Roumanie dans le domaine de la création de forces navales
importantes dans la mer Noire, avec par exemple des navires amphibis,
fournira une force de dissuasion contre la Russie renversant la
situation dans la mer Noire de façon à motiver la Turquie pour coopérer
avec la Roumanie et donc, avec les États-Unis.
Voilà le sens militaire et logistique de
la stratégie proposée par Friedman. L’opération brillante de la Russie
en Crimée a beaucoup inquiété au Pentagone, à Langley, et à la Maison
Blanche. Il est évident que la péninsule de Crimée est d’une valeur
militaire et stratégique primordiale pour la protection des frontières
de la Russie via des systèmes de défense antiaérienne et antimissile,
ainsi que pour le renforcement de la puissance de ses forces navales.
Malgré toutes les déclarations et les sanctions de la part des
dirigeants occidentaux, en fait ils ont eu à reconnaître le contrôle de
la Russie sur la Crimée et à le prendre en considération. Cela se
manifeste notamment dans des publications telles que l’article de
Friedman, qui parlent beaucoup plus que les discours de Jen Psaki et
Samantha Power.
Zbigniew Brzezinski
Dans le contexte de ce qui précède, il
convient de mentionner les pensées d’un « ami » de la Russie de longue
date, le célèbre géopoliticien Zbigniew Brzezinski, formulée dans son interview.
C’est un partisan de la formule « G2 + ». Cela veut dire qu’il estime
que le partenariat stratégique entre Pékin et Washington pourrait tirer
le monde de la situation d’incertitude. Selon lui. il n’y a aucune
raison d’empêcher le développement de la Chine, au contraire, il faut
contribuer à son progrès d’une manière à répondre aux critères des
États-Unis. Si Pékin se désengage de cette voie, une réponse adéquate
surviendrait immédiatement.
Quel serait l’objectif de ce format ?
Trois volets attirent l’attention: tout d’abord, l’Amérique définit les
principes de base du nouvel ordre mondial; deuxièmement, elle partage la
responsabilité de gérer les contradictions dans la géopolitique
mondiale avec une autre superpuissance qui est la Chine; troisièmement,
elle oppose le modèle « G2+ » aux autres grandes puissances prétendant à
la primauté.
La différence radicale entre les
intérêts de la Chine et des Etats-Unis est tout à fait évidente, donc la
déclaration contient une contradiction en soi. Les mots de Brzezinski
ne signifient pas le partage de contrôle sur le monde et la résolution
des contradictions de la géopolitique mondiale, mais il s’agit en fait
de l’obligation de la Chine de faire le sale boulot pour les Américains.
Si la Chine se développe de manière avantageuse pour les États-Unis (ce
qui n’est pas du tout équivalent au développement réel), cela
permettrait aux Américains de résoudre leurs problèmes en utilisant la
Chine comme un ouvrier. Cependant en lisant le texte du rapport de Hu
Jintao au 18e Congrès de la CPC, l’opposition complète des intérêts de
la République populaire de Chine et des États-Unis sur plusieurs
questions importantes est évidente, et chacune des parties campe sur ses
positions.
Hu Jintao
En fait, pour comprendre la position de
l’Empire du milieu, il faut la voir comme un refus de se plier au jeu
que l’on veut lui imposer. Elle se distancie, par tous les moyens, des
crises régionales et évite toute ingérence. Après tout, si vous regardez
de plus près, les déclarations de Brzezinski cachent autre chose,
c’est-à-dire qu’il cherche à attirer la Chine, d’une manière ou d’une
autre, dans des zones d’instabilité pour qu’elle y consacre toutes ses
ressources à régler les problèmes et effectivement à entraver son
développement. Dans la logique de Brzezinski, si le développement de la
Chine se fait de manière profitable pour les États-Unis, notamment en
s’impliquant dans ses différentes aventures, il n’y a aucun souci.
Sinon, on en reviendrait à la « réponse adéquate ».
Les problèmes économiques et politiques
forcent une partie des élites américaines à chercher de nouvelles
approches pour atteindre leurs objectifs. Les méthodes indirectes
d’influence conduisent à la détérioration de la situation dans des
régions clés du monde. Pour cette raison les propositions qui sont
faites pour garder le leadership mondial le sont dans un contexte de
restriction budgétaire et de l’émergence d’une Russie désireuse de
sauvegarder ses intérêts et de protéger ses frontières.
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