Rencontré à la station climatique de
Tala Rana, à 1400 mètres d’altitude, cet homme affable boucle sa
trentième année comme gardien au Parc national du Djurdjura. Une vie
consacrée à observer et à protéger la nature. Sous un vieux cèdre
millénaire, il peut vous raconter pendant des heures la montagne de ses
aïeux, ses mythes et ses légendes. Et vous ne verrez pas le temps
passer.
Ce temps, toutefois, nous manque pour
l’écouter car le soleil est déjà haut dans le ciel. Il faut profiter de
la fraîcheur matinale pour entamer notre randonnée pédestre vers le plus
haut sommet du Djurdjura : Tamgout n Lalla Khedidja, à 2308 mètres
d’altitude. Le point de départ est la célèbre source de Tala Rana. Notre
guide, Adel Younsi, jeune commerçant originaire de Saharidj, nous
avertit qu’il faudrait au moins quatre heures de marche pour atteindre
le sommet. Pourtant, à vue d’œil, il semble tout proche. Se dressant
fièrement dans un ciel bleu azur, il semble narguer le visiteur.
Un pèlerinage séculaire
Sacs de victuailles sur le dos,
appareils photo en bandoulière, le top départ est donné. Il s’agit de
suivre les traces encore visibles d’un ancien sentier pédestre tracé à
flanc de montagne par les pieds des hommes et les sabots des bêtes. Le
sentier commence par serpenter à l’ombre des cèdres et des chênes
imposants sous le regard curieux des singes magot qui peuplent ces
forêts. Il y a encore quelques années, avant l’avènement du terrorisme,
les habitants de la région avaient pour coutume d’y effectuer des
pèlerinages. On immolait des bêtes et organisait des offrandes pendant
sept mercredis de suite du mois de mai, au début des transhumances
traditionnelles qui voient les bergers remonter leurs troupeaux vers les
alpages, jusqu’au mois de septembre. Comme le pèlerinage d’Azrou
Nethor, situé à quelques encablures.
Alors que ce dernier a survécu jusqu’à ce jour, celui de Lalla
Khedidja a disparu lorsque les terroristes ont rendu la montagne
infréquentable. Ces dernières
années, la région a retrouvé calme et sécurité. Les barbus ne hantant
plus les lieux, les habitants de la région, notamment les jeunes, ont
renoué avec les randonnées. A travers ces sorties,
l’association «Civisme et Tourisme» du village de Saharidj tente de
faire renaître le tourisme de ses cendres. Un tourisme qui ne pollue
pas, qui respecte l’environnement et la nature.
Le sommet du Djurdjura, Tamgout n Lalla Khedidja, est quasiment
vénéré de tous les Kabyles qui lui ont consacré quantité de chants et de
poèmes. C’est un lieu mythique auréolé de légendes et entouré de
mystères. «La montagne est le siège de croyances confuses», écrit
Gabriel Camps dans son livre Les Berbères. Le culte des
montagnes, des grottes et des rochers a toujours survécu à travers les
siècles. «Saint Augustin reprochait à ses ouailles la coutume qu’ils
avaient de gravir les montagnes pour se sentir plus proches de Dieu»,
écrit Camps dans son ouvrage. Saint Augustin n’étant plus là pour nous
faire des réprimandes, nous allons donc, le cœur haut et le pied léger,
sacrifier au culte de la montagne sur le toit de la Kabylie.
Lalla Khedidja est encore aujourd’hui un personnage mystique auquel
on attribue des pouvoirs magiques. D’après la légende, son mari,
originaire du village Ivahlal, jouissait des mêmes pouvoirs surnaturels.
On raconte encore que, parti chercher du bois à pied, il avait attaché
ses fagots de bois avec des serpents vivants et s’était servi d’un lion
comme bête de somme. C’est de là que viendrait son surnom de «Voulehmel
Izerman», (L’homme aux fagots de serpents).
Lalla Khedidja, elle, avait la capacité de se transformer en oiseau
pour se poser à Tamgout ou ailleurs. Anachorète, poétesse, sainte, Lalla
Khedidja devint une légende de son vivant même. D’ailleurs, pour les
habitants de la région, Lalla Khedidja n’est pas morte. Un jour elle a
cessé d’apparaître. «Theghav», disent-ils. Son esprit hante encore ce
majestueux Djurdjura dont elle est devenue tout autant le symbole que la
sainte patronne. Les premiers kilomètres permettent déjà de découvrir,
avec un pincement au cœur, les ravages des différents incendies qui ont
affecté les cédraies. A certains endroits, les carcasses calcinées des
cèdres millénaires gisent comme des géants terrassés par les flammes. Il
faut un peu plus de mille ans à la nature pour faire un cèdre
majestueux comme on en voit encore sur les flancs du Djurdjura. Il
suffit à l’homme de craquer une allumette ou de jeter un mégot pour
réduire les cèdres en cendres.
Un fossile marin au sommet du Djurdjura
Heureusement, le massif du Djurdjura a encore de belles ressources.
Passé le col de Tighzerth, nous quittons la face sud et bifurquons vers
l’ouest. Quelques mètres à peine et voilà l’un de nos accompagnateurs,
étudiant en géologie, qui déniche un véritable trésor. La trouvaille est
une pierre dans laquelle est incrusté un fossile d’ammonite. Personne
ne s’imaginait tomber sur un fossile marin à 1800 mètres d’altitude.
Comment expliquer la présence insolite de ce fossile marin au sommet du
Djurdjura ? A l’époque reculée où ce mollusque céphalopode nageait
gaiment entre deux eaux, le sommet du Djurdjura reposait encore au fond
des mers. Bigre ! Pour beaucoup d’esprits humains, il n’est pas facile
d’admettre que le fond d’une mer ou d’un océan peut devenir un jour le
point culminant d’une montagne. Suite à cette trouvaille, c’est tout le
groupe qui a les yeux rivés sur ses chaussures, à la recherche d’un
quelconque trésor géologique. On en oublie de regarder les paysages
sublimes qui s’étalent sous nos yeux. Pourtant, au fur et à mesure que
l’on prend de l’altitude, le panorama devient féerique.
Le monde à ses pieds comme un tapis
Plus on approche du sommet, plus celui-ci semble s’éloigner. Un
paradoxe. Mourad, médecin de son état, qui a quitté son douillet cabinet
pour ses montées abruptes, essaie d’oublier les douleurs lancinantes
qui taraudent ses mollets en faisant de l’humour : «Chaque mètre est
l’équivalent d’un kilomètre !» soupire-t-il. Il faut faire de fréquentes
haltes pour reprendre son souffle, soulager ses muscles et se
réhydrater.
Lorsque, enfin, après quatre heures d’efforts intenses, on atteint le
sommet, on oublie immédiatement toutes ses fatigues. Le panorama que
Tamgout offre est tout simplement sublime. Le massif du Djurdjura dans
son ensemble, s’étire d’est en ouest, avec ses différents pics. Au-delà,
c’est une succession de paysages de montagnes, de collines, de
chapelets de villages, de vallées. Le monde est à vos pieds. Au loin,
les lacs formés par le barrage de Taksebt et celui de Tilesdit,
ressemblent à de minuscules mares d’eau douce. Malgré le soleil brûlant,
l’air est très frais. «Là, on s’aperçoit vraiment que la terre est
ronde. On voit bien la courbe à l’horizon», dit l’un des randonneurs.
Déjeuner frugal et séances photos. L’ivresse de sommets : nous sommes
tels des alpinistes amateurs qui auraient vaincu l’Everest ou
l’Annapurna. Ce n’est pas le toit du monde, mais c’est beau de voir le
monde se dérouler tel un tapis à ses pieds. Ici, l’air est aussi léger
que pur. Adel et ses amis racontent que le spectacle est encore plus
féerique si l’on devait passer la nuit sur le sommet. Pour ne rien rater
du coucher de soleil ni de son lever. «Le soir, quand tu regardes vers
l’est, la nuit est tombée et les lumières des villes et des villages
sont allumées, s’enthousiasme Khaled. Quand tu regardes vers l’ouest, il
fait encore jour et tu vois la nuit avancer. C’est magique.» Son ami
ajoute : «Le matin, l’ombre de Tamgout que le soleil projette vers
l’ouest est longue d’une centaine de kilomètres.» A cette altitude, la
nuit les températures sont si basses que le randonneur négligeant risque
une hypothermie fatale. Il est donc recommandé de se vêtir chaudement
et prévoir du bois mort pour le feu, et à défaut d’avoir une petite
tente pour s’abriter.
La gardienne des lieux
Après une heure passée au sommet, il est temps de redescendre. A
regret. Avec la fatigue et la chaleur de l’après-midi, la descente est
un exercice encore plus difficile que l’ascension. Les chevilles et les
articulations en prennent un coup. Une dernière halte à l’ermitage de
Lalla Khedidja s’impose. Brûlé et détruit durant les années de feu, il a
été reconstruit en parpaing et en béton, perdant ainsi tout son charme
et sa personnalité. Il ne reste plus que l’emplacement de sa tombe,
vide. Elle n’avait pas d’enfants et n’a donc pas eu de descendance.
Selon le descendant de l’un des nombreux serviteurs qui vivaient avec
elle, la vénérable dame a vécu au IXe siècle. Probablement de l’hégire.
Installés à Imchedallen (Maillot), les habitants d’Ivalvaren commencent à
revenir peu à peu vers leurs terres au pied de Tamgout. En cette fin de
journée, vendredi 12 septembre, ils sont venus nombreux pour
s’approvisionner en eau de source et inspecter leurs jardins.
Retour à Saharidj. Dans la maison des archs où ils sont réunis, les
membres de l’association «Civisme et Tourisme» de Tala Rana préparent
des actions pour la Journée mondiale du tourisme, le 27 septembre. Ils
planchent sur l’idée d’un festival de tourisme de montagne et de la
jeunesse. La région est pauvre et ne peut compter que sur ses ressources
naturelles pour se faire connaître et se développer. Ils peuvent encore
compter sur la baraka de Lalla Khedidja, gardienne tutélaire des lieux
pour ramener des touristes, elle qui drainait des milliers de visiteurs.
Qui sait ? Elle pourrait encore faire un miracle.
P. S. : Ce reportage a été réalisé une semaine avant le kidnapping et l’assassinat du randonneur français Hervé Gourdel.
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