La théorie du complot : se laver les mains en utilisant ses pieds
par Kamel Daoud
Midi. Heure de la terre qui se cache sous la terre. Le soleil qui
ne cille pas. Sujet du jour? La théorie du complot? Pourquoi pas. Elle frappe
comme une maladie la pensée «arabe» et sert les dictatures «arabes» plus que le
pétrole. D'ailleurs, la «théorie» a été boostée par deux moteurs: les régimes
qui ne sont pas «tombés» ou leurs clients, après la chute. Ou par internet.
L'espace du net a vu fleurir et pousser comme de la mauvaise herbe la Théorie
qui impute à l'Occident tous les malheurs du monde dit «arabe». Tout ce qui est
«révoltes», révolution, critique, rébellion, soulèvement est expliqué comme
complot. Par les porte-voix des régimes ou par un pan important des élites
locales. Tout est imputé à l'Occident, ses officines, une sorte de DRS Mondial
Blanc et antimusulman, un jeu de dominos. Tout est complot.
Pourquoi cette attitude ? Pour les régimes, on le comprend
: cela permet de paralyser les soulèvements, d'isoler les élites qui demandent
les réformes et de taxer et de pousser au lynchage les leaders qui ne sont pas
dans le politiquement correct. Le complot permet tout et, plus exactement, de
comploter contre les siens au nom du complot étranger. C'est une boucle mais
elle fonctionne à merveille.
Maintenant les élites. Pourquoi une large frange de lettrés
parle sans cesse du complot ? Pour deux raisons. La première est que c'est un
peu vrai, mais pas dans le sens d'une secte mondiale avec des visions
ténébreuses. La prédation internationale est une réalité et les jeux de «
services » sont la norme. C'est ainsi : le monde n'est pas juste et n'a pas à
l'être. L'Occident pense à ses intérêts et à comment les défendre. C'est dans
la nature de l'histoire. Croire à des obligations morales internationales est
une bonne chose mais cela fait aussi pousser de la laine de mouton sur la peau
de l'homme.
L'autre raison est plus sinistre: si une pan des élites
«arabes» patine dans la théorie du complot pour s'expliquer une histoire qui
lui échappe, c'est pour se déresponsabiliser. Se laver les mains en utilisant
les pieds. L'Occident a bon dos dans nos échecs et la théorie du complot permet
de dire que ce n'est pas notre faute, que nous sommes inaptes à la démocratie
et aux révolutions justes et spontanées, nées du cœur et du désir de justice.
Cela permet de se déresponsabiliser, s'innocenter dans le procès des échecs de
nos aires. Cela permet aussi d'accuser l'Occident de tout : de Daech, des
universités en queue de classements, des sous-développements, des échecs
économiques et des absurdités confessionnelles. Tout est bon dans la théorie du
complot : cela vous transforme un dictateur débile comme Saddam en Martyr et un
Kadhafi loufoque en Martyr de Dieu. Cela permet de se présenter en victime et
de faire oublier qu'on est coupable.
Pourtant la faille de la théorie est là : si elle est
vraie, pourquoi on ne « complote pas nous aussi » ? Pourquoi le complot est
dans le sens Occident vers le monde dit « arabe » et pas le contraire ? A cause
de nos faiblesses ? D'accord. Question : pourquoi sommes-nous aussi faibles
jusqu'à ne pouvoir comploter ? Là, il faut assurer. La théorie du complot
suppose que l'on ne peut comploter et que si on en est incapable, c'est qu'on
est des ânes. La question, pour les amoureux de cette farine est : pourquoi,
dans ce cas, sommes-nous si manipulables ? Et là on revient aux vieux concepts
de nos misères : faiblesse, colonisabilité, impuissance, illettrismes et
fanatismes. On ne manipule pas un être qui a confiance en soi, qui est fort,
puissant et sûr de ses idées et de sa vision du monde. Les élites qui adorent
la théorie du complot devraient se pencher sur la source du mal et pas
collectionner les théories farfelues. La source du mal est nous, nos écoles,
nos incivismes, nos débilités, nos lâchetés politiques et nos âmes mortes et
nos religions.
La théorie du complot pour expliquer nos désastres n'est
qu'une autofiction. L'Occident ne complote pas, il domine ce qui est faible et
utilise ce qui s'offre.
Lire et relire ces explications des soulèvements dans le
monde arabe comme de vastes plans occultes est une fumisterie et une lâcheté et
une indécence: les gens se sont soulevés contre les injustices et les
dictatures. Que d'autres puissances aient pensé à récupérer les vagues, n'est
que norme internationale. Cela n'enlève rien à la valeur du cri de colère et de
révolte ni au désir de justice. Ce qui se passe dans le monde dit «arabe» est
notre faute, à nous uniquement, à tous. Que ces soulèvements aient été dévoyés
est une réalité qui ne doit pas faire oublier la noblesse du sacrifice de ceux
qui sont morts. Le monde «arabe» s'est soulevé contre ses régimes parce que ces
régimes sont des dictatures. Et si ces pays subissent aujourd'hui désastres,
guerres et fanatismes, c'est parce que nous avons échoué, parce que nos
dictateurs sont des monstres même après leur mort et parce que nous refusons de
trancher dans nos peurs et nos hésitations.
Recourir à la théorie du complot pour cracher sur les
siens, insulter le premier qui se rebelle contre les clichés dominants,
décrédibiliser les efforts des lutteurs, est une fumisterie : elle permet de se
fuir, de s'asseoir, de ne rien tenter. Le pire est que c'est une boucle fermée
: vous dénoncez la théorie du complot ? Vous en faites partie, diront les
sourires jaunes. Misères.
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