05 juillet 62 : les Algériens n'appellent plus leurs filles Houria
par Kamel Daoud
Quand
on parle de 62, on parle d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Toujours. La date
ne passe pas. Il faut un jour écrire le dictionnaire des mythologies
algériennes. Avec une cosmogonie au début, une fin du monde à la fin et des
haussements d'épaules entre les deux. Le moment zéro algérien est inaugural. On
y ramène tout : la crise politique, le concept avorté de l'Etat, les maux de la
nation et la laideur d'un guichetier d'administration qui vous reçoit mal. Tous
nés en 62. Et en même temps et pour toujours. Dans l'immense bousculade d'un
jugement premier, nus, sans lien, apeurés, joyeux, comptables des actes à
suivre, attendant leur tour pour la pesée des actes et l'épreuve de la bonne
foi. On peut dessiner ce moment comme le moment de la fin du monde, mais avec
l'idée du début du monde. Le moment où tous les Algériens morts, nés, à venir,
décédés depuis les Romains, étaient ensemble, en même temps.
Et
dès ce moment, tout a été décidé sous forme du premier cri : la fortune est un
butin, l'Etat est un pouvoir, la force est un uniforme, la légende est une
arme, l'histoire est une guerre. Les grands axes ont été fixés, les traits du
futur algérien, le bien public, la notion commune. Tout a été fixé, à ce moment
exact. Des choix de papillons avec des futurs d'orages. Il y a 62 et tout le
reste c'est des jours de semaine. En boucle. Tout y revient. La qualité du
bitume des routes, la file d'attente et le caractère de l'Algérien, face à
l'univers. Faut-il fêter cette date ou la recommencer ? L'interroger jusqu'à
lui faire avouer ou la consoler en lui répétant qu'on fera mieux, la prochaine
fois ? La creuser comme un puits ou la regarder comme un visage? Obsessionnelle
et pour longtemps. Car selon les grands philosophes qui approchent les Dieux,
toujours, une histoire que l'on ne comprend pas insiste, se répète, reste. 62
est la date de naissance et la date de décès. On y a eu Benbella, pas Mandela.
Des choix d'hommes devenus des choix de tous, malgré tous. On y a eu le « nous
sommes arabes » par trois fois, le populisme, la mystique de l'Etat tuteur, le
reste.
De
toute façon on sait tout sur tout. Chaque mur, chaque cave vide, chaque meuble
de colon. On a gardé, figé, ce moment là. Et toute la généalogie algérienne en
fut bouleversée : divisée en deux arbres : ceux qui ont compris et pris et ceux
qui ont applaudi et ri. Ceci pour le premier préjugé. D'autres suivront. De
toute façon, le pays, pour la majorité est surtout un lendemain fade d'une fête
unique et solitaire : le 05 juillet 62. Le reste est une distribution de
chaises, démantèlement et décompte.
Donc
hier, c'était aujourd'hui. Toujours. Tant qu'on n'a pas tranché, on y restera
bloqué, dans cette horloge. Prisonnier d'un temps unique qui ne passe pas
pendant que nous passons, un par un.
L'avez-vous
remarqué ? Plus personne en Algérie n'appelle sa fille Houria. Liberté.
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