La Loi Mansourah : «le délit est de filmer un délit»
par Kamel Daoud
C'est
une histoire folle sous forme de deux histoires : un homme filme un délit, on
l'arrête parce qu'il devient un présumé coupable. C'est le cas du bonhomme de
Ghardaïa selon les uns. Sa vidéo montre trois policiers qui entrent dans un
endroit, s'y attardent puis ressortent les bras chargés. A Ghardaïa, cette ville
coupée en deux puis en mille morceaux, cela prend le sens d'une dénonciation
d'une police délinquante, sur antécédent d'une police un peu trop passive au
goût des habitants face à ce qui s'y passe d'absurde et de grave depuis des
mois. La vidéo montre-t-elle un délit, un crime, un fait anodin ou sert-elle à
manipuler les foules et à exacerber les tensions ? On n'a pas cherché à nous
expliquer, nous le peuple derrière la chaise qui roule. Youcef Ould Dada, 47
ans, en détention depuis fin mars, a été jugé et condamné à deux ans de prison
dans un pays anesthésié. La DGSN ne nous a rien dit, n'a rien dit et ne pense
qu'il soit utile d'expliquer.
Pourquoi
cet homme a filmé ? Par esprit d'agitateur ? Ou parce que le seul recours dans
un pays fermé et avec une justice qui chasse les dé-jeûneurs du Ramadhan,
Facebook est un pays clément, un cri haut et un minaret plus proche de Dieu que
les autres courbés vers les sols de la soumission ? A Ghardaïa, on se souvient
qu'Internet a permis, en janvier 2014, de dénoncer « le manquement de certains
policiers à leur devoir », selon le communiqué. Des policiers avaient été
suspendus parce qu'ils avaient choisi de se croiser les bras face au drame et
d'attendre leurs salaires.
C'est
aussi Internet qui a permis de dénoncer la dérive et l'horrible scène du
manifestant kabyle, traîné évanoui, traîné comme un mouton farci de coup de
pieds lors de la marche réprimée d'avril en Kabylie. La DGSN avait là aussi
réagi sur dénonciation par Internet.
Internet,
Facebook allaient donc devenir le pays de refuge des gens, le lieu de la
dénonciation, l'espace de la mise à nu et la preuve que la nation n'est pas le
portrait heureux qu'on tendait en miroir à « Lui » dans son Palais. Cette
lourde dictature des fonctionnaires, gradés ou administrateurs moyens, allait
s'écrouler, dénoncée par l'image et le son et le réseau. Il fallait y mettre
fin. Donc, désormais, la règle, même absurde, est que l'on condamne celui qui
filme, pas le délit filmé.
Une
preuve ? Oui, une à Constantine, cette ville au devant de l'actualité pour un
bébé volé dans un hôpital mais heureusement retrouvé. Là, un père avait eu
l'idée de filmer un hôpital pédiatrique complètement désert, à 5h du matin,
sans agents, sans gardes, sans médecins, sans personne, pour dénoncer
l'affreuse situation où il s'est retrouvé avec son enfant en détresse cette
semaine. La vidéo, disponible sur le Net, montre un hôpital désert et dégradé,
absolument, sans personne pendant que le père y erre dans l'obscurité, de salle
en salle.
Quelques
jours après, neuf employés (deux médecins, deux infirmiers et cinq agents de
sécurité) sont suspendus. Le DSP, directeur de la santé de cet hôpital à
Mansourah/Constantine, jouera cependant sur les mots avec art et servira une
explication fascinante à un journal confrère : «Selon une enquête interne dont
les conclusions m'ont été communiquées verbalement, il ne s'agit aucunement de
négligence, mais plutôt de défaillance». A méditer. A méditer aussi l'autre
fait énorme : l'auteur de la vidéo est désormais objet d'une plainte pour
diffamation de ce même directeur et il est « activement recherché » par la
police. Oui. Vous n'avez pas besoin de relire. Il a dénoncé et c'est lui que la
police recherche « activement ».
Le
message est que vous devrez rester assis, muet et ne jamais penser qu'Internet
peut vous servir à dénoncer une injustice. Toute dénonciation d'un délit est
passible de la peine prévue pour ce délit. Sans honte, sans souci et sans
pudeur. C'est votre pays. C'est la Loi Mansourah, du nom présumé de ce DPS.
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