ELWATAN-ALHABIB
dimanche 11 mai 2014
 
Frustration sociale et violence confessionnelle au Nigeria

Aux origines de la secte Boko Haram

 

 

 

Groupe religieux marginal dopé par la misère, Boko Haram sème le chaos au Nigeria.
par Alain Vicky, avril 2012
 
 
Souvent qualifié de « democrazy » (démocratie folle) en raison de l’agitation sociale et culturelle qui le caractérise (1), le Nigeria s’est fabriqué un monstre : Boko Haram. A ses débuts, il y a douze ans, celui-ci n’était encore qu’un mouvement religieux contestataire qui tentait de combler le vide créé par l’incurie des partis progressistes. Mais les docteurs Frankenstein du gouvernement ont fini par transformer cette secte en un enjeu géopolitique, principe actif d’un cycle attaques-représailles aussi spectaculaire que meurtrier.
En effet, les appareils politiques — du Parti démocratique du peuple (People’s Democratic Party, PDP), au pouvoir, à l’opposition nordiste, le Parti de tous les peuples du Nigeria (All Nigeria People’s Party, ANPP) — et les milieux militaro-sécuritaires qui conseillent le président Goodluck Jonathan ont contribué à radicaliser la secte née dans le nord-est du pays au début des années 2000. Férocement réprimée, la Jama’atu Ahlul Sunna Lidda’awati Wal Jihad (communauté des disciples pour la propagation de la guerre sainte et de l’islam) est dorénavant connue par deux initiales : BH pour Boko Haram — « book » en pidgin English, et « interdit » en arabe, l’expression signifiant le rejet d’un enseignement perverti par l’occidentalisation. Entre juillet 2009 et début février 2011, elle a revendiqué cent soixante-quatre attaques, attentats-suicides, exécutions et braquages perpétrés jusqu’au cœur de la capitale fédérale, Abuja ; neuf cent trente-cinq personnes ont été tuées, dont une très large majorité de Nigérians de confession musulmane.
La notoriété de Boko Haram n’échappe ni aux membres d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) ni aux shebab (combattants islamistes) de Somalie. Prise de court, la presse internationale se demande, au prix parfois de raccourcis (2), si le géant nigérian aux cent soixante millions d’habitants ne se dirige pas vers une partition entre le Nord musulman et le Sud chrétien.
C’est oublier que la vraie fracture, dans ce pays où plus de 60 % de la population vit avec moins de 2 dollars par jour, découle de l’extrême pauvreté. Les douze Etats composant la ceinture nord de la fédération — aux frontières du Niger, du Tchad et du Cameroun — restent les moins développés du pays. Les inégalités se sont même creusées avec le Sud depuis le retour d’un civil, l’ancien général Olusegun Obasanjo, à la présidence en 1999, après les cinq années de dictature du général Sani Abacha.
Dans l’Etat de Borno, où les yusufiyas de Boko Haram — du nom de son défunt chef spirituel, Ustaz Muhammad Yusuf — ont entamé leur dérive sanglante, les trois quarts de la population vivent sous le seuil de pauvreté. Un record dans le pays. Seuls 2 % des enfants de moins de 15 mois y sont vaccinés. L’accès à l’éducation se révèle également très limité : 83 % des jeunes sont illettrés ; 48,5 % des enfants en âge d’être scolarisés ne le sont pas. Et 34,8 % des musulmans de 4 à 16 ans n’ont jamais fréquenté une école — pas même une école coranique : « Autant de facteurs qui rendent la population particulièrement vulnérable aux influences négatives, dont la violence (3). »
Yusuf commence à se faire connaître au début des années 2000. Il a alors 30 ans et prêche au village, dans son Etat natal de Yobe, voisin de celui de Borno. Il se démarque des dizaines de milliers de prédicateurs itinérants, gardiens d’une tradition « quiétiste » prônant une attitude de réserve, qui haranguent les foules sur les marchés des grandes villes. Il s’oppose aux fidèles d’un autre musulman nigérian, Abubakar Gumi, idéologue du mouvement néo-hanbalite Yan Izala (ou Izala), décédé en 1992 (4). Lequel s’était nettement assagi après l’instauration de la charia à partir de l’an 2000 dans les Etats du Nord : c’était l’une de ses principales revendications. Il avait même accepté de rejoindre les commissions officielles chargées de la mise en œuvre de la loi islamique dans ces régions. Mais l’instauration de la charia va se révéler moins religieuse que politique, suscitant les railleries ou la réprobation des populations. En effet, les cercles politico-militaires du Nord en font surtout un instrument de pression dans leur bras de fer avec le pouvoir central. La zakkat (5) — l’un des cinq piliers de l’islam — n’est même pas appliquée.

Exactions policières

Yusuf, qui a étudié la théologie à l’université de Médine, en Arabie saoudite, s’inspire des prêches intolérants de l’Egyptien Shukri Mustafa, fondés sur l’excommunication et l’exil, et profère de violentes critiques à l’endroit des autorités d’Abuja. Pour lui, l’application stricte de la loi islamique exprime un idéal de justice conforme aux préceptes du Prophète. Il refuse la participation aux élections, ainsi que les marques-phares de l’industrie agroalimentaire nigériane — du cube Maggi aux berlingots de lait Dairy Milk. Ce rejet de la « modernité » n’empêchera pas certains tueurs de Boko Haram d’utiliser des motos pour aller exécuter plusieurs adeptes d’Izala, connu pour ses sympathies salafistes, ainsi que certaines figures des confréries soufies Tidjaniyya et Qadiriya.
Le nord du Nigeria avait déjà connu d’autres flambées de violence liées à l’affrontement de sectes musulmanes « antioccidentales » au début des années 1980. Le mouvement Maitatsine, qui interdisait jusqu’au port de montres, avait ainsi envahi les rues de Maiduguri et de Kaduna. La féroce répression militaire de ses fidèles retranchés près du marché de Kano — la grande mégalopole du Nord — avait fait plus de trois mille morts en avril 1984.
A l’automne 2003, la « cité céleste » de Yusuf, implantée à Kannamma, dans le Yobe profond, est attaquée par la police de l’Etat. Plusieurs fidèles sont tués. Le 22 décembre 2003, Boko Haram lance ses premières offensives contre les forces de sécurité, puis se replie sur Maiduguri, la capitale de l’Etat de Borno, où elle avait milité discrètement pour l’élection, en avril 2003, du nouveau gouverneur, M. Ali Moddu Sheriff. Ce dernier avait en effet promis une application plus stricte de la charia. Sitôt élu, M. Sheriff nomme un membre historique de Boko Haram à la tête du tout nouveau ministère des affaires religieuses : M. Buju Foi. La secte installe à Maiduguri une mosquée et une école. Ces établissements attirent rapidement les jeunes désœuvrés des quartiers pauvres, mais également les étudiants déclassés des campus ainsi que des fonctionnaires paupérisés. Derrière la religion, un même profond ressentiment anime ces populations qui s’estiment abandonnées par les élites, le pouvoir central et les policiers fédéraux, corrompus et brutaux.
En octobre 2004, des membres de Boko Haram attaquent un convoi de soixante policiers près de Kala Balge, à la frontière du Tchad. Pris en otage, douze agents y perdent la vie. A Abuja, le service de renseignement du Nigeria (State Security Service, SSS) commence à s’inquiéter. Mais le président Obasanjo a d’autres priorités : l’insurrection dans le delta du Niger, où des bandes de jeunes s’en prennent aux puits de pétrole (6). Arrêté par le SSS, Yusuf est finalement remis en liberté...
En avril 2007, le musulman Umaru Yar’Adua succède à M. Obasanjo. A Maiduguri, Boko Haram roule désormais pour le candidat de la majorité, M. Kashim Ibrahim Imam. Mais, à l’issue d’une campagne marquée par plusieurs assassinats politiques, M. Sheriff est réélu. Quatre ans après avoir utilisé la secte pour s’emparer du pouvoir, il lui déclare la guerre. En juin 2009, quinze fidèles sont assassinés par la police de l’Etat qui leur reprochait de ne pas porter de casque sur leurs motos. Les victimes suivaient l’enterrement d’un proche, abattu par ces mêmes forces de l’ordre. Sur Internet, Yusuf annonce qu’il se vengera. Le 26 juillet, Boko Haram lance une vaste offensive dans quatre Etats du Nord, s’en prenant aux banques et aux commissariats. La police et l’armée fédérales répliquent : plus de huit cents morts, sans doute des centaines d’exécutions extrajudiciaires, dont celle de Yusuf lui-même. Les images de son élimination font le tour de la Toile et radicalisent la secte. A ce jour, aucune commission d’enquête gouvernementale n’a été nommée pour faire la lumière sur les sanglants événements de juillet 2009.

Complicités au sein du pouvoir ?

Un an plus tard, à Bauchi, Boko Haram s’attaque à une prison, libérant plus de sept cents hommes, dont une centaine de ses fidèles. La secte rayonne désormais jusqu’aux braises couvant à Jos, au centre du pays : depuis le début de l’an 2000, la ville constitue l’épicentre de violents affrontements confessionnels sur fond de batailles politiques destinées à s’emparer des commandes de l’Etat du Plateau (7).
Boko Haram n’a plus de commandement central, mais une shura (un conseil), comptant sans doute une dizaine d’hommes. Celle-ci repose sur deux principales cellules. Dirigé par l’adjoint de Yusuf, M. Abubakar Shekau, le « canal historique » concentre ses opérations sur des policiers, des dirigeants politiques et des imams qui « mentent et se cachent derrière le manteau de la religion (8) » ; il se finance en attaquant des banques qui pratiquent l’usure, et vraisemblablement en monnayant des trêves.
Quant à la cellule internationaliste, qui regroupe des cadres réfugiés à l’étranger après la répression de juillet 2009, elle serait dirigée par M. Mamman Nur, lié au djihadisme mondial. On lui doit le changement des modes opératoires et des cibles de la secte : l’attentat-suicide contre un bâtiment des Nations unies, le 23 août 2011 à Abuja, était une première dans l’histoire du Nigeria. Les hommes de M. Nur seraient également à l’origine des attentats visant des lieux de culte chrétiens, dont celui du 25 décembre 2011 à Madalla, une banlieue d’Abuja. Le 20 janvier 2012, Boko Haram attaque Kano, capitale de l’Etat du même nom, dans le nord du pays. Huit assauts sont lancés contre des postes de police et des bureaux du SSS. Voitures piégées et tueurs déguisés en policiers font plus de cent quatre-vingts morts.
Mais pourquoi frapper au cœur des régions musulmanes, au risque de s’aliéner leurs populations ? A Kano, le représentant de la secte, M. Shekau, jouissait en effet d’une réelle sympathie dans les quartiers populaires. Il pouvait aussi compter sur le gouverneur sortant, M. Ibrahim Shekarau, membre de l’ANPP, battu aux élections générales de 2011. A moins que cette stratégie de la tension — qui retient dorénavant l’attention du département d’Etat américain — ne bénéficie à d’autres acteurs.
« La plus grande source d’inquiétude, souligne ainsi le chercheur Morten Bøås, ce sont les rumeurs de collusion entre Boko Haram et des dirigeants de la politique et de l’appareil d’Etat. Il n’y a aucune preuve à ce jour, mais il faut voir cela comme un signe des moyens que certains sont prêts à utiliser pour obtenir pouvoir et richesse (9). »
Alain Vicky
Journaliste.
 
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