L’éternelle
attente des va-nu-pieds de l’Algérie profonde
avril 8, 2014
Le corps chétif, la peau asséchée et embrunie par
le soleil de plomb des étés torrides, le regard perçant et la voix
tendre qui laisse transparaître une gentillesse enracinée dans les
recoins d’une âme enfantine touchante, Mohamed, 13 ans, accroche
un léger sourire à son visage lorsqu’il aperçoit un convoi
officiel à l’entrée de sa ville Bitam, une localité de 13 mille
habitants, située à une dizaine de kilomètres de Barika, dans la
wilaya de Batna.
Une fois n’est pas coutume, sa ville reçoit une
visite d’une délégation de politiciens et de journalistes venus
de la capitale, Alger, cette ville si lointaine dont il entend parler
mais sans jamais la saisir. Oui, ici Alger, loin de plus de 400 Km de
Bitam, est un fantasme, une rêverie ou une chimère. Pas plus. La
terre, la vraie, est celle qui enveloppe les pieds de Mohamed.
Pieds-nus, lui et ses amis, des enfants de son âge, parcourent des
journées entières les ruelles et quartiers de cette ville où la
terre argileuse est omniprésente en l’absence de véritables
routes bitumées ou de pistes aménagées selon les normes modernes.
Décharnés et ambrés, mêmes les arbres ont une allure tout
simplement désolante dans cette ville où l’agriculture est en
crise et où aucune activité économique notable n’existe pour
fournir de l’emploi et un espoir d’un avenir meilleur à ses
habitants.
La politique de l’exclusion
A l’arrivée du convoi du candidat Ali Benflis,
Mohamed et ses amis, les va-nu-pieds de Bitam, ne sont pas venus pour
écouter un discours, des propositions ou un projet de société.
Non, ils sont venus quémander à ces «Algérois» quelques dinars,
un sandwich ou un peu de nourriture. Lançant «l’assaut» contre
le restaurant où la délégation des «étrangers» a déjeuné,
Mohamed et ses camarades ont pu arracher quelques dons de charité.
Les pieds-nus toujours, ces enfants se faufilent entre les
journalistes et politiciens en apostrophant les uns et les autres.
Mohamed observait les visiteurs, détaillant leurs traits,
appréciant la jeunesse de certains, s’interrogeant sur l’âge
des autres, questionnant l’élégance des officiels et admirant les
caméras des journalistes.
Mais ces caméras ne le filment pas lui. Elles ne
sont pas venues le voir lui le va-nu-pieds. Non lui, il n’est qu’un
élément de décor. Un décor fait de maisons vétustes où seul un
vent chaud, sec et poussiéreux tente de les faire revivre. Un décor
urbain marqué par la rareté d’infrastructures publiques capables
d’offrir un semblant de cadre de vie à des habitants unis depuis
longtemps dans l’adversité.
Mais aujourd’hui, oui aujourd’hui, on les invite
à tout oublier et à se rendre le 17 avril prochain dans un bureau
de vote pour mettre un bulletin dans l’urne. Voter pour changer les
choses. Une nouvelle politique qu’ils ne connaissent pas.
«Ici la seule politique que nous connaissons est celle de
l’exclusion. Aucune autre politique n’a existé chez nous»,
tonne dans un café un Adel, un jeune habitant de Bitam, qui regarde
sans montrer aucune émotion le spectacle de ces enfants va-nu-pieds
qui rôdent autour du restaurant de la délégation d’Ali Benflis.
S’émouvoir face à la misère est une attitude étrange dans
cette région de l’Algérie Profonde. La misère est ici
consubstantielle à la vie de chaque jour.
«Nous sommes pauvres depuis des lustres»
«Nous sommes pauvres depuis des lustres et c’est
maintenant que les politiciens se rappellent de notre existence.
Bitam a été pauvre avant Bouteflika, pendant Bouteflika et même
après son départ, nous resterons pauvres car c’est tout l’Etat
algérien qui est pourri jusqu’à l’os», explique pour sa part
Farid, serveur dans une cafétéria. A Bitam, il n’est pas le seul
à noyer son chagrin dans le café noir. Comme Mohamed et ses amis
les «va-nu-pieds», il est originaire d’El Melh, la localité des
démunies comme on l’appelle dans cette région de Batna.
Seules quelques associations caritatives locales viennent dans ces
agglomération de malheur pour tenter d’atténuer un tant soit peu
la souffrance de certains foyers qui n’intéressent les autorités
locales que l’espace d’un instant de campagnes électorales.
Cette même indifférence fait des dégâts à Sidi
Okba, une ville qui incarne un autre visage de cette Algérie
Profonde. Située à une vingtaine de kilomètres de Biskra,
lointaine de plus de 600 Km au sud-est d’Alger, Sidi Okba est
pourtant une cité fière de son histoire. Connue mondialement pour
ses constructions en terre séchée et sa célèbre mosquée édifiée
autour du tombeau du gouverneur arabe d’Ifriqiya Oqba Ibn Nafaa,
mort en 567 après J.C. dans une embuscade monté par el-Kahina et
son armée, et dont la dépouille est toujours abritée dans un
mausolée visité chaque année par de nombreux visiteurs venus des
quatre coins du pays, et de l’étranger aussi, Sidi Okba ne profite
guère de son histoire et de son patrimoine inestimable.
Ici le tourisme s’est quasiment réduit comme une
peau de chagrin. Rien n’est pratiquement fait pour le développer.
Même son oasis de 90 000 palmiers est menacée de disparition. La
précarité et la dureté des conditions de vie ont poussé les
habitants de Sidi Okba à abattre leurs palmiers, les bruler pour
récupérer des assiettes foncières et les revendre dans le but de
gagner de quoi vivre. La culture et la production des dattes reculent
dans ce coin de la région de Biskra. La nouvelle génération
assiste donc à ce bouleversement sans trop savoir comment réagir
pour sortir la tête de l’eau. Et dans les quartiers les plus
pauvres, c’est toujours le même spectacle que nous offrent les
enfants abandonnés à leur sort par leurs familles démunies. Courir
et marcher pieds-nus, sentir la chaleur de ce sol qui abrite les
vestiges d’une histoire ancestrale. Les pieds-nus pour accueillir
ses étrangers qui viennent découvrir leur quotidien, leur ville et
les atouts de leur région. Les pieds-nus pour courir jusqu’à
l’unique salle omnisport et assister à des meetings.
“C’est rare qu’on vient nous donner
quelque chose”
«Nous somme là pour l’ambiance. Il y a de la
musique, des visiteurs étrangers et on nous distribue des portraits
ou drapeaux. C’est rare qu’on vient nous donner quelque chose
dans notre région», confie dans une déconcertante sincérité
Mouloud, un jeune de Sidi Okba accompagné de ses amis qui regardent
ébahis le nombre des journalistes en compagnie du candidat Ali
Benflis. Ce dernier a observé une halte au niveau de la mosquée de
Sidi Okba.
Mouloud et ses amis regardent le va-et-vient. Ils
écoutent les discours des uns et des autres qui viennent leur
demander leurs voix. Ils réfléchissent beaucoup. Mais ils ne se
font aucune illusion. «Nous attendons le changement. Nous allons
l’attendre longtemps. Peut-être toute notre vie. Ma voix, je ne la
donnerais à personne. Je voterais blanc pour avoir la conscience
tranquille. Comme ça, je ne serais pas complice du déclin de mon
pays», relate notre interlocuteur en dernier lieu en nous pétrifiant
avec son regard qui laisse apparaître une éternelle attente. Une
attente qu’on retrouve partout dans cette Algérie Profonde si peu
connue de nos élites dirigeantes.
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