Le mandat de toutes les inquiétudes
Ils ont une entreprise, sont au chômage, s’engagent dans une
association... Tous expriment la même crainte : le 4e mandat ne réglera
pas la crise de système. Il ne permettra pas d’affronter les importants
défis, internes et régionaux, qui attendent le pays. Il risque même
d’hypothéquer notre souveraineté et la cohésion de l’armée et de la
société au nom de l’intérêt suprême : le contrôle de la rente, seule
logique économique et politique.
Les jeux sont faits. Tout le monde a compris que le scrutin était plié,
le 4e mandat acquis, l’histoire préemptée. Aux propos alarmistes tenus
par la classe politique – Ali Fawzi Rebaïne a estimé que le refus du
pouvoir de tout dialogue sérieux avec les forces de l’opposition fait
«courir le plus grand risque au pays», Karim Tabbou a qualifié le
scrutin de «stérile et infécond», d’«opération de confiscation du
temps», Karim Younès a prévenu qu’une «dérive risquait d’entraîner le
pays dans le chaos»…– se greffe une actualité particulièrement
anxiogène.
La flambée de colère à Béjaïa, la reprise des violences à Ghardaïa, la
virulence de la contestation contre les représentants de Abdelaziz
Bouteflika. Et mercredi, l’appel à la révolte à peine maquillé de Ali
Benflis sur le plateau de l’ENTV en cas de fraude. Si les plus
défavorisés commencent à stocker des denrées alimentaires et si les plus
riches envoient leurs enfants à l’étranger, si l’armée a annulé toutes
les permissions en mettant les troupes en alerte, et si les opérateurs
économiques reportent tous leur projets pour l’après-présidentielle,
c’est que les craintes ont métastasé le corps algérien dans sa
profondeur.
Deal
L’après-17 avril se configure, aussi, dans un contexte régional tendu,
de l’Egypte au Mali, en passant par le chaos libyen et l’expérience de
transition tunisienne. Les Etats-Unis et l’Europe regardent de près le
rôle futur de l’Algérie, ayant conscience de son poids géostratégique et
de sa capacité de mobilisation militaire. C’est ainsi que se comprend
le deal passé entre Alger et Washington, consacré, la semaine dernière,
par la visite de John Kerry. Inquiets par la détérioration de la
situation en Libye, les Etats-Unis, qui refusent désormais toute
intervention directe à l’étranger, auraient demandé aux Algériens de
jouer un rôle plus offensif dans l’ex-Jamahiriya, quitte à envoyer les
troupes sur place. La même demande aurait été formulée au Caire, pour
intervenir sur la partie ouest de la Libye.
Pendant que Saoudiens et Qataris prendraient en charge la partie
financière de l’opération pour les actions de «pacification» en
tenailles, algérienne et égyptienne. D’où la coïncidence des visites de
Kerry et de l’émir du Qatar à Alger, «quitte à bousculer la sacro-sainte
doxa de l’armée et de la diplomatie algériennes de non-ingérence»,
selon un haut responsable. La contrepartie pour l’Algérie ? Un accès aux
puits pétroliers libyens, dont une partie des ressources sera destinée à
la Tunisie, que Washington souhaite aider, via l’Algérie.
Les Etats-Unis aimeraient faire de la Tunisie l’exemple de réussite de
démocratisation post-Printemps arabe, car ils ne peuvent se contenter,
pour l’image de leur diplomatie, du putsch égyptien ou du chaos libyen.
«Nos capacités à amortir les pressions étrangères sont rendues fragiles
par les tensions à l’intérieur du système, et de Paris à Washington, on
scrute comment sera assurée la continuité et comment insérer l’Algérie
de l’après-17 avril dans l’agenda US pour la région», explique un haut
gradé pour qui «des fusibles (des généraux de corps d’armée aux figures
médiatisées de la corruption) vont sauter en gage de façade de
transition». Des fusibles ? «Le 4e mandat va servir à nettoyer le passif
des affaires algéro-françaises. L’argent sale des derniers scandales
financiers, de Sonatrach à l’autoroute Est-Ouest, est aussi déposé dans
les banques parisiennes, sans parler des connexions type Falcone et
compagnie, révèle un ancien ministre. «Paris fait partie du deal libyen
dans la mesure où la France est fortement impliquée sur place (mais
aussi pas loin, à nos frontières sud, au Mali) et ne peut supporter
seule l’effort consenti pour aider la Tunisie. Paris a besoin de sortir
de la France-Afrique, dont le noyau est la France-Algérie pour mieux
manœuvrer sous la coupe des Etats-Unis dans la prochaine confrontation
USA-Chine», ajoute notre source. «Dans ce schéma, celui qui détient trop
de dossiers, qui en sait trop, devient gênant et peut payer de sa tête
le 4e mandat, devient donc un fusible possible».
Situation insoutenable
L’avenir économique n’est pas plus brillant : le prix du baril de
pétrole, qui permettait jusqu’en 2011, de compenser la baisse de la
production, ne suffit plus à maintenir l’équilibre budgétaire. Et même
si les économistes sont divisés sur la capacité du système à résister,
ils sont unanimes sur l’urgence de changer de cap pour sortir de la
dépendance de la rente. Le collectif Nabni prédit même de sombres
lendemains : un Etat endetté à hauteur de 63 milliards en 2020, des
réserves de change épuisées d’ici 2025 et un fonds de régulation des
recettes vidé d’ici 2018. Signe que la dramatisation n’est pas
exagérée : les fourmis inquiètes du train de vie de la cigale Algérie ne
se trouvent pas uniquement dans la société civile mais au sein même du
système. Parmi elles : le gouverneur de la Banque d’Algérie, Mohamed
Laksaci, qui a qualifié la situation d’«insoutenable».
Ou bien l’ancien ministre des Finances, Abdellatif Benachenhou, qui a
alerté le gouvernement sur les excès des dépenses publiques à l’origine
de la flambée des importations, de quelque 60 milliards en 2013.Ou même
Karim Djoudi, le ministre des Finances, qui a évoqué «les signes
d’essoufflement de l’économie» et la «nécessité de passer d’une économie
de rente à une économie de production». Le FMI a beau prévoir une
croissance de 4,3% pour 2014, Christine Lagarde avait prévenu, en mars
dernier, lors de sa visite à Alger, que «le pays pourrait se retrouver
débiteur bien plus rapidement qu’il ne le croit».
Dans les couloirs du ministère de l’Industrie, un conseiller se veut
rassurant : «Les décideurs ont vraiment pris conscience de la nécessité
de déconnecter la croissance des hydrocarbures, mais on se retrouve dans
un trou d’air et on ne sait pas trop comment s’en sortir.» D’autant que
la société n’est pas prête à faire des sacrifices. L’Etat, le sait, lui
qui a prévu, lors de la dernière loi de finances, de faire grimper les
transferts sociaux à 19 milliards de dollars en 2014, soit un tiers du
PIB, selon certains analystes. Dans les faits, souligne Farid Yaïci,
enseignant chercheur en économie à l’université de Béjaïa et conseiller
au ministère de l’Industrie, «l’Algérie n’est ni le pays qui dépense le
plus, ni le dernier. Selon la Banque mondiale, il se situe dans la
moyenne des pays à revenu moyen supérieur, légèrement en dessous de la
moyenne des pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord et très en
dessous de la moyenne de la zone euro».
Cependant les experts s’inquiètent de la proportion que prennent ces
aides auxquelles s’ajoutent les subventions invisibles attribuées grâce à
des fonds spéciaux, évaluées à plus de 25 milliards de dollars. Alors
qu’en parallèle, le pouvoir devra faire face à une explosion de la
demande sociale d’ici 2025 – l’ONS prédit que la population dépassera
les 50 millions d’habitants d’ici là – comment pourra-t-il maintenir les
subventions des prix du lait et des céréales qui représentent à eux
seuls 40% des transferts sociaux ?
Les craintes sont donc nourries à la fois par l’épuisement des moyens
politiques et financiers utilisés par le pouvoir pour maintenir sa
cohésion face aux défis internes et aux nouvelles configurations
régionale et mondiale. Même une transition, long processus requérant un
difficile consensus et une «trêve» des pressions étrangères, semble
hypothétique. Les difficultés du système peuvent déborder ses mécanismes
fragilisés par le coup de force du 4e mandat. Les tensions muter en
violence et se retourner contre le pays.
Rachid Tlemçani. Politologue : Une nouvelle dynamique conflictuelle risque de marquer le paysage politique
Il est normal que les Algériens expriment leurs craintes sur le
lendemain de ce scrutin bien singulier. Mais d’ici le 17 avril, en une
semaine de campagne, beaucoup de choses peuvent se passer. Ce scrutin
est rempli d’incertitudes. Une nouvelle dynamique conflictuelle risque
de marquer le paysage politique : la violence qui a explosé, à Bejaïa
comme par hasard, est un mauvais signe. Toutefois les tenants du
scénario du chaos ont figé leur analyse sur la situation nationale des
années 1980 et 1990.
L’Algérie de 2014 n’est pas la même. Les Algériens ne réagissent plus
aussi facilement aux provocations et aux manipulations. Ils ont appris
avec le temps à manifester pacifiquement. Le printemps arabe les a aidés
dans leur quête de liberté et de dignité. Au lendemain du 17 avril, si
la fraude avérée contribuait à la victoire écrasante de Abdelaziz
Bouteflika, je crains que l’on assiste à des actes de violences entre
les électeurs des deux camps. Ali Benflis a bien dit qu’en cas de fraude
avérée, il ne se tairait pas. Il lâcherait, selon toute vraisemblance,
dans la rue «les armées de citoyens qui le soutiennent».
Le problème le plus critique reste cette nouvelle violence qui risque
de se propager à travers tout le pays. Elle va précipiter une violence
généralisée que «la main invisible» n’est pas en mesure de contrôler et
de manipuler. Pour rappel, les espaces d’expression politique,
syndicale, médiale ou sociale sont fermés par dogme et fétichisme du
«tout sécuritaire».
La violation des libertés fondamentales a nourri, au fil de la crise de
l’Etat sécuritaire, un profond rejet du système de la hogra dans sa
totalité, ce rejet, comme l’exprime entre autres le mouvement Barakat,
va bien au-delà du 4e mandat. La génération post-octobre est une
génération antisystème. La génération du FLN, aux commandes, tente de
faire perdurer, contre vents et marrées, le système de prédation pour sa
progéniture et ses proches. L’armée dans un tel cas de figure serait
appelée à intervenir pour sauver le pays d’une certaine fitna. Le pays
entrerait ainsi dans une «nouvelle transition permanente». Les grands
intellectuels médiatiques, silencieux, par ailleurs, soutiendraient ce
«coup d’Etat populaire». La communauté internationale applaudirait,
contrairement à l’Egypte, ce coup de force perçu comme salutaire pour la
stabilité sécuritaire régionale.
Mohand Tahar Yala. Ex-général et ex-candidat à la présidentielle : Le peuple pourrait réagir
Soit Abdelaziz Bouteflika est élu et l’Algérie continue sur sa
descente. Soit il n’y a pas de 4e mandat et l’espoir d’une transition
salutaire renaît. Nous sommes à un carrefour et je ne sais pas quel
chemin nous allons emprunter. S’il y a fraude avérée, le peuple pourrait
réagir car il aura été privé de sa souveraineté. Tout au long de la
campagne, les personnalités politiques représentant le Président ont été
chahutées, caillassées et même «yaourtées». C’est la première fois
depuis des années que le peuple algérien se retrouve uni pour s’opposer à
une élection. Une première dans l’histoire de l’Algérie ! Mais la
tétanisation pourrait aussi empêcher le peuple de manifester son
mécontentement.
Abdelamalek Ibek Ag Sahli. Coordinateur général de la CNDDC (Chômeurs) : La situation des chômeurs va empirer
La situation du chômeur n’a pas changé d’un iota depuis l’année
dernière, contrairement à ce que l’administration prétend. Les embauches
se font au compte-gouttes, ceux qui ont passé des tests sont considérés
comme embauchés par les statistiques officielles, mais en réalité seul
1/10e des chômeurs orientés vers des tests sont recrutés. C’est ce qui
nourrit nos discussions et notre lutte au quotidien, nous voyons nos
proches, amis, voisins sans travail. La protestation n’a pas cessé, elle
est alimentée par les dépassements et la bureaucratie. Voilà pourquoi
nous avons décidé de faire de la présidentielle un non-événement.
Bouteflika sera réélu et la situation des chômeurs va empirer à mon
avis, les lobbies vont reprendre leur férocité et leur inhumanité. Ils
serviront leurs intérêts et ceux de leurs maîtres. Le 18 avril, le
pouvoir reprendra son bâton, rouvrira sa prison et nous reprendrons
notre lutte dans la rue.
Adlène Meddi, Mélanie Matarese
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