La terrible et triste vie de Hadj Moussa
par Kamel Daoud
Y
a-il une vie après le 17 avril ? On ne sait pas. Les trois quarts du pays sont
encore titubants, errants et tournant en rond. On ne sait pas quoi faire. Il
n'y a pas, dans les livres d'histoire, un chapitre sur le «comment décoloniser
son pays des siens et de soi-même ?». En gros, du point de vue de la fable
philosophique, c'est pénible: on est obligé de voyager vers l'endroit où on se
trouve déjà. Les deux points, d'arrivée et de départ, ont le même nom. On
scrute vainement la différence ou la possible homonymie, mais sans trouver la
faille optique. Du coup, on sent qu'on y est et on sent qu'on n'y arrive pas
encore. On sait qu'il faut partir mais on sait que c'est déjà fait. On dessine
son rêve mais il a les traits de son cauchemar. On va ailleurs, dans les autres
pays mais c'est pour, enfin, vivre son pays comme étant à soi ou derrière soi.
C'est
cette identité fantastique entre le point de départ et la station d'arrivée qui
donne cette impression pénible de bouger mais sur place. D'être en 2014, mais
en 1962, en même temps du temps. De marcher mais de tourner. D'aller mais sans
jamais arriver. Plusieurs générations mais avec les mêmes castings: un régime,
quelques peuples, plusieurs matraques. Cela vous donne l'impression de ne
servir à rien mais de servir à quelque chose. Vous luttez mais vous savez que
c'est inutile. Vous savez que c'est inutile, mais vous ne pouvez pas vous
empêcher de lutter contre l'adversité et l'humiliation. Vous attendez un train
mais vous y êtes déjà. Il a le bruit d'un moteur et l'immobilité d'un paysage
qui ne bouge pas.
La
vie après le 17 avril ? En gros, c'est un vendredi 18 qui va durer longtemps.
On y a le corps ballant, le bras autour de la lune, la bouche sèche et des
envies de déplier la mer pour y chercher de nouvelles dates et des calendriers
inattendus. On ne croit plus en rien mais on est dans une gare de départ. On se
dit que ce pays ne sert à rien, qu'il faut partir mais on n'arrive pas à
bouger, la Bolivie étant un effort, plus qu'une destination. Et, sourdement,
vient à l'esprit une intuition: ce n'est que passager. L'humiliation qu'on a
subie ne durera pas plus d'une année. Ce qu'on n'a pas réussi à obtenir, le
temps nous l'apportera. Allah votera. On démarrera. On ira. Le nom de la gare
de départ est celui-là même de notre destination, mais il y a une différence:
dans la couleur de la peinture, dans la position d'éclairage, dans l'heure ou
le climat. En fait, on peut encore espérer un pays, possible. Mais si peu, si
ténu, si mince qu'on ne veut pas ouvrir les yeux. Pour signifier le surplace,
les Algériens emploient le proverbe de «Hadj Moussa, Moussa Hadj». Très juste.
Sauf que dans les deux cas, on s'attarde peu sur la vie terrible de ces deux
jumeaux dont l'un est un vieux élu, et l'autre un jeune qui va naître. L'un est
né de l'autre mais c'est l'autre qui va céder la place. Moussa vaincra le
régime et traversera les eaux et le désert. Est-ce qu'il y a une vie après le
17 avril ? la question ne se pose pas pour nous. Mais pour eux.
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