L’Algérie a réussi à entretenir le suspense sur une élection sans saveur. Mais dont l’enjeu est considérable. Par Abed Charef (L’ Quotidien d’Oran, jeudi 17 avril 2014, jour de vote pour le 4ème mandat de Abdelaziz Bouteflika)
Oui, l’Algérie l’a fait. L’Algérie a présenté aux élections présidentielles du 17 avril 2014
un homme qui ne peut se déplacer, qui s’exprime avec beaucoup de
difficultés, qui ne peut voyager, qui ne peut participer aux forums
internationaux, et qui ne peut tenir les harassantes réunions de travail
qu’imposent la fonction de chef d’Etat. Cet homme, dont l’état de santé
est délicat, est même le favori de l’élection, et il a de fortes
chances d’être reconduit pour un quatrième mandat de cinq ans. L’Algérie s’apprête ainsi à reconduire au pouvoir M. Abdelaziz
Bouteflika, comme aboutissement d’une incroyable dérive. Un dérapage
organisé par petites touches, en de nombreuses étapes, franchies les
unes après les autres, pour faire en sorte que l’impossible devienne
envisageable, puis possible, puis plausible, certain, avant de devenir
inévitable. Même les plus zélés parmi les adeptes du président
Bouteflika n’auraient pas imaginé, il y a deux ans, qu’ils seraient
amenés à vendre aux Algériens et au monde un tel scénario. Ce choix a été fait et avalisé par ce qui est supposé constituer
l’élite politique du pays. Le chef d’état-major de l’armée, le premier
ministre, les présidents des deux chambres du parlement, les dirigeants
des principaux partis du pays, ceux des principales organisations
patronale et syndicale, tous sont partie prenante. Par calcul, par
intérêt, par contrainte, par résignation, ils y ont participé avec zèle,
ou ils ont laissé faire, par résignation, par démission. Ce qui montre
que ce choix n’est pas un accident, une petite erreur de parcours, due à
une erreur d’appréciation d’un dirigeant de second plan ou d’une petite
équipe de bureaucrates. Non, c’est un choix pris au sommet de l’Etat
par le président de la république lui-même, et défendu ensuite ce qui
est supposé être la crème du pays. Snowden contre Sellal et Saadani L’Algérie a fait tout cela à l’heure de Snowden et de Wikileaks. A
l’heure de Google, Twitter et facebook. A l’heure d’Al-Jazeera. A un
moment où on découvre que les nations les plus puissantes se sont
organisées pour écouter l’intégralité des communications dans le monde,
et où elles accordent plus d’importance aux réseaux sociaux qu’aux chars
dans l’organisation de coups d’Etat. A un moment où la finance
internationale échange, chaque seconde, l’équivalent du PIB de
l’Algérie, à un moment où un Algérien sur deux n’était pas né en octobre
1988. A un moment où la Tunisie est en convalescence, où la Libye est
en déliquescence, où tout le Sahel fait l’objet d’un conflit entre
anciennes puissances coloniales et jihadistes, où la frontière ouest est
fermée et la frontière nord verrouillée. Pourquoi l’Algérie a-t-elle fait ce choix ? Les réponses varient. La
génération de novembre ne veut pas passer la main, disent les uns ; le
clan du président Bouteflika veut se maintenir coûte que coûte ; les
clans se sont neutralisés, et n’ont pu faire un nouveau choix, ce qui
les a contraints à conserver le consensus antérieur; l’absence de
fonctionnement institutionnel et de structures de délibération impose la
décision informelle comme nouvelle norme ; l’allégeance a remplacé la
loi, etc. Il y a un peu de vrai dans toutes ces explications. Il y en a
pourtant une autre, qui a le désavantage de ne pas mettre en accusation
un homme ou un groupe: l’Algérie est gérée par un système politique
inadapté. Totalement dépassé. Ce n’est pas une question d’âge, ou
d’hommes. Ce n’est pas une question de courage non plus. C’est un
système politique désuet, devenu inefficace, puis nuisible, et, pour
finir, destructeur. Il constitue une menace, probablement la plus
sérieuse qui pèse sur l’Algérie. Comment organiser la nouvelle Algérie Le décalage entre ce système politique et la société algérienne est
effrayant. Au lieu d’un système qui entraine la société vers la
modernité, l’Algérie conserve un système qui empêche le pays d’évoluer.
Et qui exacerbe tous les archaïsmes. Cet immense décalage est,
paradoxalement, entretenu par ceux qui sont supposés constituer l’élite
politique du pays, et qui tentent de contraindre la société à s’aligner
sur leurs références absurdes. Abdelaziz Bouteflika en est le symbole.
Il ne s’agit pas de savoir s’il peut être élu, ni de polémiquer sur sa
capacité à diriger le pays, ou de savoir si son cerveau fonctionne. Il
s’agit de se rendre compte simplement que certaines méthodes ne sont
plus possibles, comme on admettrait qu’un email est plus pratique qu’un
télégramme, que le pétrole a certes permis à l’humanité de connaitre une
avancée extraordinaire, mais qu’un Samsung S5 ne peut pas être doté
d’un moteur Diesel. Dans le même ordre d’idées, un pays de quarante millions d’habitants,
dont un million et demi sont à l’université, et avec un PIB qui dépasse
200 milliards de dollars, ne peut pas être géré comme une tribu. Il a
besoin d’institutions modernes, en mesure d’organiser les débats
nécessaires pour faire les meilleurs choix, et de mettre en place des
mécanismes d’accès, d’exercice et de contrôle du pouvoir qui ne mettent
pas en péril la cohérence du pays à chaque échéance politique. Vue sous cet angle, l’élection du 17 avril2014 a un aspect positif.
Elle a montré tout ce qu’il ne faut pas faire. Jusqu’à la caricature.
Elle a montré des hommes politiques et des dirigeants dans des postures
qui les marqueront à jamais. Elle a aussi mené le système politique
algérien à un point proche de la rupture. Elle a, enfin, montré que
l’Algérie est mûre pour le changement, et que de larges pans de la
société discutent de la manière d’organiser le changement, pour que le
prix soit le moins élevé. Ceci montre, en fin de compte, que si le 17
avril sera le jour le plus pénible, le jour le plus important sera le
18, lorsque les Algériens seront face à eux-mêmes, contraints de
réfléchir à la manière d’organiser la nouvelle Algérie.
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