Bouteflika a gagné mais le bouteflikisme y gagne encore plus
par Kamel Daoud
Finalement, le bouteflikisme a gagné. Qu'est-ce que le bouteflikisme
? C'est d'abord une façon de boire, de manger et de ne pas bouger. Le régime
est un régime alimentaire. Les gens, beaucoup, ont voté pour ce mode
alimentaire dit de « dépenses sociales » faramineuses. Comprendre : on vous
paye les trois quarts des prix du sucre, électricité, essence, semoule, eau,
gaz, ciment, toits et autres. Et on vous donne de l'argent pendant que les
Chinois travaillent. Rares sont les gens qui peuvent résister à l'inertie
sucrée. On ne change pas une équipe qui travaille à votre place pendant que
vous vous reposez à sa place et qui paye vos factures. Quinze ans de règne rusé
ont produit une addiction au moindre effort, avec de meilleurs salaires.
Ensuite le bouteflikisme est une peur. De l'avenir, du
passé, du mouvement, de la rupture, du changement et du désordre. Apres deux
mille ans de colonisation, une dernière guerre de décolonisation et une guerre
civile, des gens, beaucoup de gens, ont peur de la peur. Et le régime le sait
et y puise sa légitimité de gardien du peuple contre la menace du peuple.
Terrorisés par eux-mêmes, les gens préfèrent le choix du même et tuer le temps
plutôt que se tuer les uns les autres. Le bouteflikisme est aussi un souvenir,
mauvais. Les gens se souviennent du vote sanction 90 et, surtout, de la
sanction contre ce vote.
Ensuite le bouteflikisme est un réflexe sécuritaire du
régime : la transition, le changement ou les réformes sont tous, profondément,
perçus comme une menace. Il n'y a que deux options : on reste ou ils nous
chassent. Pas de réconciliation, pas d'amour, pas de deal, pas d'entente. Soit
on gagne, soit on perd tout.
Et le bouteflikisme dans ce sens n'est que le vieux réflexe
du propriétaire depuis l'indépendance. Les siens se mobilisent d'instinct, au
plus bas de l'échelle comme au plus haut, pour réussir une cooptation sous
forme de réélection.
Ensuite le bouteflikisme c'est surtout plusieurs milieux :
des légitimistes de la propriété mystique de la terre nationale au nom de la
sécurité et de la guerre de Libération. De nombreux parents au nom du sang, de
la région ou de l'obédience. Des fidèles, un Général ou quatre, des dizaines de
ministres et des hommes de main. Ils y ont le choix entre le prix du sang ou
sauver le lien de sang.
Ensuite le bouteflikisme est aussi une génération, des
gens, des convaincus, des gens qui y croient faute d'autres croyances ou qui y
adhèrent faute de pouvoir lire l'avenir. Des gens de bonne foi, qui se
souviennent d'autrefois et qui ne croient pas les oppositions.
Mais la nouveauté, depuis quelques temps, c'est que le
bouteflikisme est aussi un très puissant lobby d'affaires. Un club Khalifa bis
qui, pour cette dernière élection, s'est solidarisé, s'est investi et a mis
tout ses moyens pour préserver son nouveau statut. On l'aura vu en live et sans
la discrétion habituelle de certains milieux d'affaires quand ils veulent
soutenir un candidat. Les patrons algériens dépendants eux-mêmes de ce nouveau
club des khalifa (s) qui ont des chaines TV, des milices, des fonds et des
relais.
Le boutefliksime a donc gagné. Du temps. Le résultat est
qu'on va maintenir encore une fois ces désastreux et coûteux équilibres pendant
un laps de temps. On y perd la chance d'une belle transition et d'une rupture
douce. On repousse l'avenir et on paye les places assises dans ce train que
nous n'avons pas pris. Ne sachant pas comment changer, des Algériens ont voté le
choix du non-changement mais c'est le régime qui y gagne et se sont eux qui y
perdent.
Et au plus obscur, au delà des chiffres, des moyens de
l'administration d'Ennahar et ses incroyables diffamations et du vote-réflexe,
on a tous compris confusément plusieurs choses : le régime est prêt au pire
pour garder le pouvoir, beaucoup d'Algériens deviennent cette terrible menace
au point d'y répondre par la soumission, le changement est encore mal perçu et
les Algériens ont encore peur d'eux-mêmes ou sont poussés à le croire.
Des Algériens ont voté pour Benflis, beaucoup d'Algériens
ont voté pour Bouteflika, de très nombreux Algériens ont boycotté ; et qui a
gagné ? Pas Bouteflika, mais le bouteflikisme. Ils sont maintenant deux sur
fauteuil roulant poussé dans le dos : lui et nous tous.
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