ELWATAN-ALHABIB
jeudi 20 mars 2014
 
Ukraine, Palestine, Syrie

John Kerry n’a pas de politique, mais une tactique

 

 

 

 

Dans le monde globalisé, chaque conflit est lié aux autres. Ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine rejaillit donc dans d’autres régions. Pour Thierry Meyssan, les rodomontades de Washington ne sont pas destinées à faire la guerre à Moscou, mais à pousser les Européens à se couper le bras pour son plus grand profit. De même, l’abandon du processus de Genève peut être un moyen de laisser tomber les intérêts saoudiens et de se concentrer sur un règlement en Palestine
 

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Le secrétaire d’État John Kerry (ici lors de son escale à Rome) n’a pas de politique prédéfinie. Il prend l’initiative sur tous les sujets, non pas de manière à emporter des victoires décisives, mais pour trouver des occasions de faire avancer ses pions. Ainsi, après avoir soutenu le coup d’État de la CIA en Ukraine, il se préoccupe aujourd’hui non pas de l’avenir de la Crimée, mais de la manière dont il pourra tirer parti au plan économique global de sa défaite politique locale.
Trois événements sont venus bousculer la scène internationale : d’une part, la crise opposant les Occidentaux à la Russie à propos de l’Ukraine, d’autre part, la guerre secrète que les États du Golfe ont déclarée les uns contre les autres, enfin l’adoption par le Conseil du Peuple syrien (Parlement) d’une loi électorale qui exclut de facto la candidature de citoyens ayant fui le pays au cours de la guerre.
Les États-Unis avaient prévu une quatrième événement, une « révolution colorée » au Venezuela, mais l’opposition n’est pas parvenue à rallier à elle les couches populaires. Il lui faudra abattre cette carte plus tard.

Washington veut tourner sa défaite en Ukraine en une victoire pour son économie

La crise ukrainienne a été préparée et mise en œuvre par les Occidentaux, elle a pris la forme d’un coup d’État sur fond de violences télévisées. La Russie y a répondu avec habileté, suivant la stratégie de Sun Tzu, prenant la Crimée sans combattre et laissant les problèmes du pays, économiques et politiques, à ses adversaires. Malgré les rodomontades de Bruxelles et de Washington, les Occidentaux ne joueront pas de second coup et ne prendront aucune sanction économique significative contre Moscou : L’Union européenne exporte 7 % de sa production vers la Russie (123 milliards d’euros en machines outils, automobiles, produits chimiques…) et importe 12 % de ses biens (215 milliards d’euros principalement en hydrocarbures). Le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Pologne et la France seraient particulièrement touchés. La City est largement financée par des avoirs russes qui sont en train de s’évaporer, comme l’a montré une note interne de Downing Street photographiée par la presse britannique. Des sociétés comme BP, Shell, Eni, Volkswagen, Continental, Siemens, Deutsche Telecom, Reiffsen, Unicrédit —et certainement bien d’autres— seraient coulées. Aux États-Unis, la situation est meilleure, mais certaines multinationales, comme la seconde entreprise du pays, Exxon, ont des avoirs considérables en Russie.
Quoi qu’il en soit, Washington tient un discours très vigoureux qui l’obligera à réagir. Tout se passe comme si le coup d’État avait été préparé par les radicaux du régime (Victoria Nuland, John McCain…) et avait embarrassé initialement le président Obama, mais qu’il lui offrait une occasion inespérée de résoudre sa crise économique au détriment de ses alliés : les troubles en Ukraine, s’ils se généralisent au plan économique ou politique en Europe, pousseront les capitaux actuellement basés sur le vieux continent vers Wall Street. Ce serait l’application à la fois de la doctrine Wolfowitz de 1992 (empêcher que l’Union européenne ne devienne un potentiel compétiteur des États-Unis) et de la théorie de Christina Romer de 2009 (sauver l’économie US par une absorption des capitaux européens comme à la fin de la crise de 1929). C’est pourquoi on doit s’attendre à un gel des relations diplomatiques entre Washington et Moscou, en apparence tout au moins, et à une possible récession en Europe en 2014.
Dans ces conditions, on ne voit pas comment l’accord sur la paix générale au Proche-Orient pourrait être mis en œuvre, alors que chaque pièce de l’échiquier était sur le point de trouver sa place. D’ores et déjà, le projet de Genève 3 pour la Syrie est interrompu sine die. Tandis que celui de « paix » israélo-palestinienne, qui avait avancé avec le retour de Mohamed Dahlan, a été torpillé par la Ligue arabe qui s’oppose —pour le moment—à la reconnaissance d’Israël comme « État juif ».

Les États du Golfe se déchirent à propos des Frères musulmans

Autre élément nouveau : la guerre secrète que se livrent désormais entre eux les États du Golfe. Le Qatar a soutenu une tentative de coup d’État des Frères musulmans aux Émirats, en novembre. Les Émirats, l’Arabie saoudite et le Bahreïn viennent de suspendre leurs relations diplomatiques avec le Qatar et les Saoudiens ont commandité un attentat à Doha. Le Qatar ne semble pas prêt à abandonner les Frères musulmans pour le triomphe de qui Washington avait organisé les « printemps arabes », avant de les laisser tomber.
La politique des États du Golfe est devenue un invraisemblable sac de nœuds dans la mesure où des monarques d’opérette mélangent leurs intérêts étatiques avec leurs ambitions personnelles et leurs affinités mondaines. Oubliés les anathèmes entre le Serviteur-des-deux-saintes-mosquées et le Guide de la révolution iranienne, qui négocient leur réconciliation, la querelle du jour tourne autour des Frères musulmans considérés non comme un courant idéologique, mais comme une carte à jouer.

La Syrie ne veut plus négocier la paix avec les Saoudiens

Le troisième élément nouveau, c’est la délibération, retransmise à la télévision, par le Conseil du Peuple de la prochaine loi électorale syrienne. Les députés ont fini par adopter une clause selon laquelle les candidats à l’élection présidentielle devront avoir vécu les dix dernières années dans le pays. Cette disposition exclut de facto les citoyens ayant fui la Syrie durant la guerre.
L’envoyé spécial des secrétaires généraux de la Ligue arabe et de l’Onu, Lakdhar Brahimi, a immédiatement déclaré que ce choix risquait de mettre fin au processus de résolution négociée du conflit. La France a déposé un projet de déclaration du Conseil de sécurité pour relancer le processus de Genève. Bien qu’il n’y soit pas fait mention de la nouvelle loi électorale, c’est la dernière tentative occidentale de considérer la guerre en Syrie comme une « Révolution » et d’envisager la paix comme un accord entre Damas et une opposition factice entièrement aux mains de l’Arabie saoudite. L’ancienne porte-parole du Conseil national syrien, Basma Kodmani, qui a été élevée dans une ambassade saoudienne, assurait que le « régime de Damas » ne serait pas en mesure d’organiser l’élection présidentielle et proposait de considérer cet échec en pleine guerre comme la preuve qu’il est une dictature. L’Otan pourrait ainsi revenir sur le devant de la scène et en finir avec Bachar el-Assad comme planifié depuis 2003 et malgré les occasions manquées des « massacres » de 2011 et du « bombardement chimique » de 2013. Pourtant, après s’être réconcilié avec Riyad, en organisant Genève 2 selon son bon vouloir, Washington se désintéresse à nouveau des collaborateurs syriens des Saoudiens.
S’il n’y a pas de Genève 3, l’Occident devra soit attaquer la Syrie (ce qui n’est pas plus possible que de prendre la Crimée, comme on l’a déjà expérimenté cet été), soit laisser pourrir la situation durant une décennie, soit encore prétendre que la « Révolution » a été confisquée par les jihadistes et admettre que la guerre est désormais une question anti-terroriste d’intérêt global.
Le milliardaire John Kerry, qui est un homme d’affaires avant d’être un diplomate, n’a pas de politique pré-établie, mais une tactique. Comme à l’habitude, Washington ne choisira pas une solution plutôt qu’une autre, mais mettra tout en œuvre pour privilégier un dénouement qui lui soit préférable, tout en poursuivant les autres options, au cas où. Ne pouvant plus négocier avec la Russie, il le fera avec l’autre allié militaire de la Syrie, l’Iran. Depuis un an maintenant, le département d’État discute avec la République islamique, d’abord secrètement à Oman, puis officiellement avec le nouveau président Rohani. Mais les choses se heurtent aux khomeinistes pour qui on ne parle pas aux impérialistes, on les combat jusqu’à la mort. Compte tenu des contradictions internes iraniennes, Washington a multiplié les avancées et les reculades pour progresser moins rapidement que prévu.
S’il n’y a pas urgence pour les États-Unis à régler la question syrienne, il est au contraire vital de garantir la perpétuation de la colonie juive de Palestine. À ce propos, l’Iran s’est rappelé au département d’État : sur son ordre, le Jihad islamique a soudainement bombardé la frontière israélienne. Téhéran, qui avait été exclu de Genève 2, s’est donc ainsi invité à beaucoup plus important : la négociation régionale. Dans cet état d’esprit, le Sénat US organisera dans une dizaine de jours une audition sur « La Syrie après Genève ». La formulation laisse entendre que l’on a fait une croix sur la prolongation de cette « conférence de paix ». Les sénateurs n’entendront pas d’experts des think-tanks israéliens de Washington, comme ils le font d’habitude lorsqu’il s’agit du Proche-Orient, mais la responsable du dossier au département d’État, leur meilleur stratège de la guérilla, et l’un de leurs deux principaux experts sur l’Iran.
En définitive, la « paix » régionale, si elle doit survenir, ne peut être qu’à la manière imaginée par John Kerry : en sacrifiant le peuple palestinien plutôt que la colonie juive. Hassan Nasrallah a mis en garde contre cette injustice, mais qui s’y opposera alors que les principaux leaders palestiniens ont déjà trahi leurs mandants ?
Thierry Meyssan
Source
Al-Watan (Syrie)
 
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