Omar Aktouf. économiste
«La seule ‘‘stabilité’’ semble être celle des gains et privilèges des gens du pouvoir et de leurs clientèles»
Professeur en management à HEC Montréal (Canada), Omar Aktouf n’est
plus à présenter. Dans l’entretien qu’il a bien voulu nous accorder,
l’économiste connu et reconnu dans le monde entier tire la sonnette
d’alarme sur les dangers qui guettent l’Algérie. Pour lui, le chômage
abyssal des jeunes sur fond de développement d’une caste d’affairistes
et fortunés aux revenus aussi insensés que douteux sont des ingrédients
d’une révolte annoncée, d’autant que, regrette-t-il, rien n’indique que
le régime actuel ait tiré une quelconque leçon de ce qui est arrivé en
Tunisie, Egypte… et aujourd’hui en Syrie ou en Ukraine. Bien au
contraire.
-La candidature «muette» de Bouteflika à sa propre
succession pour un quatrième mandat a plongé l’Algérie dans un climat
d’incertitudes. Pourtant, notre diaspora à l’étranger, loin d’être
négligeable, reste étrangement placide. Pourquoi ?
Personnellement, je ne dirais pas que notre diaspora est «placide»,
mais plutôt qu’elle est (tout comme moi-même, en fait) profondément
atterrée et tétanisée devant l’ampleur inouïe de la gabegie et de
l’ubuesque qui atteignent aujourd’hui notre pays, devenu la risée
mondiale. Je pense aussi que notre diaspora reste les bras ballants
devant l’extrême timidité (pour ne pas dire silence total) de ladite
«communauté internationale» face à ces tréfonds de bafouage de la
démocratie qui frappent l’Algérie (alors qu’elle se déchaîne par
ailleurs à propos de ce qui se passe en Ukraine, Iran et autres
Venezuela). Notre diaspora me semble également profondément perplexe,
sinon au comble de la déception et du désenchantement devant l’apathie
(même s’il y a çà et là de relatives protestations et manifestations
isolées) dont font preuve nos «élites» de la société civile «établie»,
qu’elles soient intellectuelles ou, surtout à mon avis,
institutionnelles-corporatistes du genre FCE et ses think-tanks,
associations «progressistes» diverses, cohortes d’«experts
internationaux» nationaux abonnés aux séjours en Algérie.
Ces «élites» qui, souvent, n’hésitent pas à se positionner en parangons
de la modernisation de l’Algérie, de sa mise à niveau «démocratique» et
«business-stratégique», se voulant au diapason des nations les plus
«évoluées», se révèlent finalement (sans généraliser, il y a évidemment
des exceptions) bien plus opportunistes et prêtes à s’accommoder de
n’importe quel Néron, Staline, Tartarin, ou même fantôme à la tête du
pays. Et ce, en plus des cliques, galonnées ou non, qui gravitent autour
et qui assurent la pérennité des magouilles, appuis occultes et
passe-droits, nid de bien des «affaires» juteuses.
Le sort du pays et du peuple n’a jamais fait partie de leurs
préoccupations en dépit des discours poujadistes-populistes dont ces
milieux font preuve à l’occasion, pourvu que soit garantie la continuité
de leur confortable affairisme et de leurs intérêts égoïstes immédiats.
Ceux-ci sont par ailleurs largement présentés (et opportunément relayés
par certains médias aux ordres, vulgate ultra-libérale aidant), comme
synonymes de l’intérêt général, de sources de progrès économiques et
sociaux, de créations d’emplois, de développement collectif… Sinon de
propulsion du pays au rang de «l’émergence» grâce à une miraculeuse
éclosion de salutaires héros-entrepreneurs-leaders qui méritent, en plus
de leur enrichissement personnel infini, vénération, adulation et
reconnaissance (ce dont on voit les résultats par exemple au Mexique où
se trouve le second homme le plus riche du monde et 45% de la population
en pauvreté absolue).
La persistance de ce genre de pensée chez nos «élites» économiques
(ainsi que chez certains médias, certaines franges de la société
civile), malgré les cuisants échecs du néolibéralisme — et ipso facto
des modes de gouvernance — management qui l’accompagnent —, donne pour
nous une amère impression d’aveuglement dogmatique ultra libéral.
Dogmatisme devenu non seulement stupide mais désormais criminel (comme
le répètent inlassablement, entre autres, des Nobel tels que Stiglitz,
Krugman, ou des R. Reich, Al Gore, etc.).
A cette impression d’aveuglement doublée d’ignorance volontaire de
toute autre forme de pensée que néolibérale, vient s’ajouter celle de
l’emprise d’un pur et simple arrivisme-opportunisme fortement appuyé sur
un désastreux (et fort lucratif pour ceux qui en profitent) statu quo
théorique et idéologique, s’acharnant à ressasser les mêmes leitmotiv :
ce qui fait le boulimique intérêt des dominants ferait aussi,
automatiquement et par on ne sait quelle vertu de pensée magique, celui
des masses populaires. Faire sans cesse plus de néolibéralisme est non
seulement censé guérir les maux issus de ce même néolibéralisme, mais
aussi propulser vers de radieux lendemains de «changements et progrès».
Pour finir sur cette question, il me semble qu’il est un autre aspect
de fort grande importance : ne pas oublier qu’une partie (largement) non
négligeable de notre diaspora entretient de bien juteuses relations de
business avec le système Algérie tel qu’il est et a presque toujours
été, Bouteflika ou pas : ce sont les intermédiaires de tous poils, les
représentants de multinationales, les «consultants» en tout et rien, les
innombrables vecteurs de ristournes et rétro-commissions, les
omnipotents experts importateurs de «modèles occidentaux avancés» qui
viennent donner un salutaire adoubement «scientifique» aux plus
douteuses des pratiques d’enrichissements illimités, sinon de lavage
d’argent public, d’évasion fiscale, d’exploitation infinie des citoyens
et de la nature (la sempiternelle «stratégie de la compétitivité»)…
Cette diaspora-là, par ailleurs la plus visible au pays, ne dénoncera
jamais ni ne se lèvera contre qui que ce soit au pouvoir en Algérie tant
que les poches des uns et des autres se remplissent.
-Qu’est-ce qui fait courir, selon vous, les adeptes du 4e
mandat ? Est-ce pour maintenir un système de prédation ou pour, comme
ils le prêchent, garantir la stabilité et le progrès économique ?
Un certain Einstein répétait que «Refaire constamment les mêmes choses
et clamer ou espérer qu’il en résultera le changement, relève soit de la
bêtise soit de la folie». Voilà un des aspects sur lesquels ce régime
Bouteflika qui n’a cessé de promettre emplois pour les jeunes, justice
sociale, transparence des institutions, Etat de droit, solidarité
nationale… a, plus que les autres (car il avait le recul et le temps
d’en voir les dégâts mondiaux, et cela jusqu’aux portes mêmes de
l’Algérie, en Europe) gravement failli, autant socialement
qu’économiquement et politiquement. Il est gravement coupable de ne pas
avoir compris (ou refusé de comprendre) que s’imposait d’urgence une
totale rupture avec les doctrines néolibérales et un virage radical vers
des «modèles» quasiment aux antipodes du modèle libéral-US, et qui ont
largement et constamment fait leurs preuves : ceux de l’Europe du Nord
et des Tigres et Dragons asiatiques.
J’insiste sur ce point, car partout ce sont les milieux
d’affaires-faiseurs d’argent (money makers comme on dit sans hypocrisie
ni complexe en langue anglaise) qui sont présentés (et se présentent)
comme des super-élites philanthropiques, preux chevaliers sauveurs des
peuples, du bon droit, de la démocratie, de l’économie, du bien-être
général, du «progrès». Et c’est bien ce que l’on voit chez nous : cette
super-élite de money makers est, à grands renforts de triomphants
think-tanks et super «experts» made in US ou France…, ainsi présentée et
imposée aux Algériens. Le résultat est que notre peuple, intellectuels
et institutions de la société civile compris, finit par être dupe de ce
discours, et même par s’en approprier les principes idéologiques érigés
en haute science.
C’est alors que peuple et société civile apparaissent finalement, et
malgré les sporadiques protestations, à la diaspora comme tout aussi
tétanisés qu’elle, las, fatigués d’années de violences et de sang, en
plus d’être «achetés» par manne pétrolière interposée, embrigadés,
muselés, férocement réprimés à la moindre manifestation ; bref,
impuissants et n’aspirant qu’à une chose : décrocher un visa pour
l’étranger et fuir une patrie qui leur échappe de toutes parts.
-Quel scénario voyez-vous pour l’après-17 avril 2014 ? Un «printemps algérien» serait-il inéluctable ?
Je dirais que personnellement je crains, hélas, autant un avant le 17
avril qu’un après, bien que je souhaite ardemment me tromper. Car,
malheureusement, tous les ingrédients (et même plus) qui ont conduit au
déclenchement desdits printemps arabes semblent réunis : chômage abyssal
des jeunes ; fortunes et revenus aussi insensés que douteux de nos
nouveaux super riches (une quarantaine de milliardaires et cinq milliers
de millionnaires en euros connus !) dont certains figurent dans les
«top 500» du monde ; ampleurs sans précédent des inégalités et
injustices qui en découlent ; absence endémique de perspectives pour la
jeunesse ; catastrophique Education nationale ; multitudes de diplômés
chômeurs ; inflation hors contrôle ; revenus d’exportations (qui ne sont
qu’hydrocarbures) en baisse à cause des chutes des prix mondiaux et des
produits de schistes ; importations en hausse à cause des spéculations
internationales sur tous les produits de premières nécessité ; «Etat»
qui n’est plus que chaise musicale de rentiers, scandales, couverture de
méga corruption, figuration bureaucratique sclérosée, comité de gestion
des intérêts de ses kidnappeurs de l’ombre et de la nouvelle classe
dominante d’arrivistes qui s’y accrochent ; agriculture sinistrée ;
industrie, infrastructures, PIB… ridiculement anémiques, même comparés à
des nains comme la Malaisie ; secteur privé largement extraverti avec
des entreprises (statistiques désormais dépassées sans doute) dont 68%
des chefs ne déclarent pas leurs salariés
aux caisses de sécurité sociale, 72% les rémunèrent en dessous du SNMG,
55% les font travailler 12 heures par jour ; des centaines de jacqueries
populaires un peu partout pratiquement tous les mois ; conflits sociaux
qui virent aux affrontements ethniques sanglants (région du M’zab par
exemple)…
Ne voilà-t-il pas une dangereuse accumulation d’ingrédients d’une bombe
à retardement qui n’attend que l’étincelle fatidique ? Craignons, à
Dieu ne plaise, que ce ne soit cette grotesque candidature fantomatique,
avant ou après le 17 avril. Il est connu en sociologie politique que
lorsqu’environ 25% d’une population est spoliée au point de ne plus rien
avoir à perdre, la révolution n’est pas loin. Reste à espérer qu’elle
ne soit point sanglante, ou que nos «élites» et dirigeants/dominants se
mettent de toute urgence à vraiment changer les choses et appliquer ce
conseil de Machiavel : «Prince, si tu crains la révolution, fais-la !».
Hélas ! Je ne peux être de ceux qui clament «la stabilité» du pays comme
synonyme du règne de l’actuelle présidence. Je ne vois personnellement
que stagnations et reculs, la seule «stabilité» semble être celle des
gains et privilèges de nos gens du pouvoir et de leurs clientèles,
autant intérieures qu’extérieures. Nous ne sommes en effet pas du tout à
l’abri d’un printemps algérien. Je ne vois nulle part qu’on ait tiré
une quelconque leçon de ce qui est arrivé en Tunisie, Egypte… et
aujourd’hui en Syrie ou Ukraine. Bien au contraire.
-Ce climat politique délétère ne risque-t-il pas d’avoir
des conséquences gravissimes au plan économique, notamment sur la
confiance dont notre pays a plus que jamais besoin auprès de ses
partenaires étrangers, des institutions et des marchés financiers ?
Le climat délétère dont on parle ne fera, à mon sens, qu’aggraver un
manque de confiance déjà «structurel» qui accable l’Algérie depuis des
années. Sa cote dans le monde est déjà bien basse : que de lamentables
classements dans les indicateurs internationaux de sérieux, de qualité
de vie, de gouvernance. Rien de nouveau sous le soleil, si ce n’est
d’autres nuages qui s’accumulent dans notre ciel, et dont notre pays se
serait bien passé. Ma position sur la question des partenaires étrangers
et des institutions internationales (les FMI, Banque mondiale, OMC…) a
toujours été limpide : rien de bon pour les pays non nantis et tout pour
les pays riches et les riches des pays pauvres.
Ce que le dernier Davos, l’OIT, Oxfam… viennent de confirmer en
montrant comment ces institutions et leur néolibéralisme entêté
conduisent à la mainmise de la finance sur les Etats, l’aggravation de
la pauvreté globale, l’enrichissement insolent des multinationales, le
saccage du tiers-monde, l’hyperconcentration stérile des richesses (85
personnes possèdent l’équivalent de l’avoir de la moitié de la planète,
400 citoyens américains possèdent plus de richesses que la moitié de la
population US, etc.), la destruction des classes moyennes, la
dévastation de la nature... Que ces institutions se tiennent loin de
l’Algérie ne me pose aucun problème, au contraire ! Quant aux
investisseurs étrangers et aux marchés financiers, on voit bien les
résultats de leurs actions un peu partout (à commencer par le chaos
argentin de 2003 et à finir par la déroute de l’Europe en voie d’être
classée — hors Allemagne —, comme ensemble de «pays émergents» et une
France «sous surveillance»).
Les investisseurs ne cherchent qu’à retirer toujours plus que ce
qu’ils mettent, quitte à corrompre, spolier, déplacer des populations,
polluer, semer la misère, voire la mort et les génocides (région des
grands lacs en Afrique subsaharienne, notamment). Les marchés financiers
ne sont pratiquement que spéculation, argent sale, évasions fiscales
(manipulation de la dette grecque par Goldman Sachs, survaleur
titanesque de Facebook, Microsoft, Google…, gigantesques magouilles
fiscales et monétaires de McDonald, Starbucks, Barclay…). Pour moi,
l’Algérie doit d’abord se sortir de sa tenace image d’absence de
sérieux, d’incessant bricolage politico-économique, et ensuite rompre
d’urgence avec l’économisme néolibéral et ses sous-produits assassins :
le «stratégisme-managérialisme» à l’américaine.
Regardons vite du côté de pays qui ont brillamment réussi «autrement»,
comme les Tigres et Dragons asiatiques, dont la minuscule Malaisie
(double du PIB algérien, moitié de la taille de la France). Cette
question renvoie à celle des institutions et leur fonctionnement. Or, ce
que l’on voit le plus en Algérie c’est une agitation frénétique autour
de l’importation de modes, programmes et diplômes (MBA, DBA…) qui ne
sont que techniques, how-to, simples procédures de niveau méso et
micro : ce qui se retrouve derrière des théories et pratiques traitant
de «stratégie», «management», «gouvernance»… Tout cela n’est que
«techniques» ou modalités opératoires absurdes en soi, manquant
cruellement de perspective autres que le fait de «prendre soin de
l’argent» et le multiplier à n’importe quel prix. Ce dont nous manquons
le plus, c’est de vision macro, de paradigme, de finalité, de sens et de
raisons quant à ce que nous faisons en guise d’activités dites
économiques. Pour qui ? Pourquoi ? Pour quel projet de société ? Quelle
communauté humaine ? Quel niveau de vie et pour qui ? Aucun «how-to» ne
répond à ces questions fondamentales. La multiplication des écoles de
gestion à la US (que du «how-to») et des diplômés de ces écoles temples
du néolibéralisme ne feront qu’aggraver les choses, point ! Une
constituante serait ici fort utile pour établir un projet de société et
dire si notre peuple veut une Algérie à la US ou non.
-L’Algérie est très mal classée dans de nombreux domaines
socio-économiques au moment où le Premier ministre Sellal sillonne le
pays en louant les grandes réalisation du Président-candiadat. Un
changement de cap est-il inélucatble ?
Ce sont des statistiques et des faits dévastateurs pour notre pays.
Elles ne font que confirmer ce que l’on atteint à foncer tête baissée
dans les affres du néolibéralisme et du désormais létal modèle US qui a
été utile et efficace en un temps passé, mais qui n’est plus que
criminels boursicotages et châteaux de cartes financiers sur le dos des
classes moyennes, de la nature et du salariat (voir Inequality for all
de R. Reich et Inconvenient truth de Al Gore…). Ce ne sont pas là les
«réalisations» de notre seul Président-candidat actuel, elles découlent
de politiques économiques faites de bric et de broc et de fantaisistes
revirements d’incompétents depuis quasiment l’indépendance de notre
pays.
De plus, depuis l’ère de notre «ouverture» au capitalisme et la
mondialisation néolibérale, l’Algérie a tout abdiqué au dieu marché
autorégulé («institution qui n’a ni cœur ni cerveau» comme disait le
Nobel Paul Samuelson). Ce sera donc ma conclusion : confier le destin de
pays et peuples à un prétendu «libre marché» n’est que dénaturation de
l’Etat devenu repaire de businessmen et vassal d’un nouveau clergé
imposant les desiderata du business comme «sciences», «ordre naturel des
choses». Or, les forces du business mènent, lorsque non surveillées et
encadrées (elles le sont, avec les résultats qu’on connaît, en
Allemagne, Suède, Japon, Malaisie, Corée du Sud…) inéluctablement aux
corruptions (les lobbies US ne sont qu’hyper corruption légalisée), aux
scandales, aux injustices, aux inégalités, à l’épuisement accéléré de la
nature. Il n’est pas trop tard pour l’Algérie pour changer de cap, mais
le temps joue terriblement contre nous.
Naima Benouaret
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