Mouloud Hamrouche à El Watan : «L’Armée est forcée de maintenir le statu quo»
Serein mais inquiet en raison des risques sérieux qui pèsent sur le
pays. Après ses deux sorties politiques qui ont révélé toute la gravité
de la crise qui mine le pouvoir, Mouloud Hamrouche intervient à
l’occasion d’une interview accordée à El Watan.
Il compte aller au-delà de ses précédentes déclarations à l’effet de
développer et détailler son analyse de la situation complexe que vit le
pays. Le chef de file des réformateurs assure avec gravité qu’il y a
«urgence» et que «le risque est réel». M. Hamrouche met ainsi le pouvoir
face à ses responsabilités historiques. Il affirme avec force et
conviction que «le système, qui a atteint ses limites et ne peut plus
se renouveler, ne peut plus gouverner dans la cohérence et la cohésion».
S’il refuse de réduire sa position à la seule question du quatrième
mandat de Bouteflika, il n’en reste pas moins que l’homme appelle à un
changement du tout au tout du système politique algérien. «Nous sommes
face à un risque majeur. C’est dans ce sens que j’avais invité l’armée à
ne pas s’impliquer dans le choix des hommes.
Ce type de crise touchera la discipline et l’image de l’armée, altérera
son rapport à la société», a-t-il averti. Et de poursuivre : «Dans le
même temps, la façade politique a cru qu’elle est autorisée à faire
abstraction du projet national. Personne, aujourd’hui, n’a de discours
sur le projet national. Y compris le chef d’Etat actuel.»
-On voudrait commencer cette interview par l’actualité
immédiate, liée à la spirale de violence dans la vallée du M’zab, avec
son lot de victimes. Que se passe-t-il dans cette région ? Pensez-vous
qu’il y ait un rapport avec la crise au sommet du pouvoir ?
Je suis peiné par ce qui se passe dans cette région et je m’associe à
la douleur des familles des victimes. Malheureusement, ce qui arrive est
la conséquence de l’absence de gestion et un exemple édifiant sur les
insuffisances de la gouvernance en Algérie de manière générale. Je ne
peux affirmer ou infirmer l’existence d’un lien avec les problèmes du
sommet, mais la conjoncture la favorise. Mais ce qui se passe ailleurs
est également de la même ampleur. Des émeutes partout. C’est devenu une
caractéristique de l’Algérie presque au quotidien.
-Ce qui se passe dans le M’zab inquiète beaucoup les
citoyens. Vous dites qu’il y a là absence de gestion ; dans votre appel
vous dites que l’élection est un moment qui pourrait projeter l’Algérie
vers l’avenir. Ce n’est pas le sentiment qu’ont les Algériens
aujourd’hui. Le système a décidé de garder tous les leviers en main…
J’avais dit que cette échéance comporte un risque et une opportunité.
L’opportunité de voir, après la présidentielle, l’Algérie s’engager sur
la voie de la construction d’une vraie démocratie et d’un véritable Etat
de droit ; le risque est de voir l’embrasement des conflits du sommet.
J’ai été heureux de voir l’ancien président de la République, Liamine
Zeroual, exprimer la même inquiétude et préciser ce que devrait être le
contenu de la future mandature. Il dit clairement que le pays a besoin
d’un nouveau consensus national, de rénover notre système politique, de
s’ouvrir sur la société, de garantir les droits des citoyens. Il était
important qu’il le fasse vu sa personnalité et sa moralité. Il y a une
forte demande de la société, mais ce n’est pas encore une volonté du
pouvoir. Cette demande ne figure pas dans les programmes des candidats.
Elle est portée par des femmes et des hommes des mouvements et partis
conscients, lucides et inquiets des menaces qui guettent le pays. Ces
menaces viennent du risque de l’effondrement du système. Un système qui a
atteint ses limites, qui ne peut plus se renouveler, ne peut plus
gouverner dans la cohérence et la cohésion. Car il n’est plus porteur du
projet national.
-Dans votre appel du 17 février, vous avez déclaré aussi
que le pays vit des «moments sensibles» à la veille d’une élection
politique. Dans quelles conditions politiques intervient justement cette
échéance ? Visiblement pas dans «la sérénité, la cohésion et la
discipline légale»…
Le pouvoir affirme de manière implicite que la crise est terminée
puisqu’il y a eu levée de l’état d’urgence et, en même temps, il signale
que l’armée ne doit plus s’immiscer dans le champ politique. Alors que
c’est elle qui l’a légitimé. Cela pose un sérieux problème. Si l’armée
n’a plus à légitimer, de quelle légitimité peuvent se revendiquer ces
hommes ? Des centres et groupes autour du pouvoir formel veulent exercer
le pouvoir, sans la surveillance l’armée et sans partage, par le
maintien des lois d’exception, malgré la levée de l’état d’urgence, le
contrôle des directions des partis gravitant autour des même sphères.
-Beaucoup d’hommes politiques d’envergure évoquent
l’affairisme. Il y aurait eu irruption, plus qu’auparavant, des milieux
d’affaires de type maffieux. Qu’en pensez-vous ?
Oui. C’est une conséquence de la crise, mais cela ne la justifie pas.
Pendant que l’armée et les services de sécurité luttaient contre le
terrorisme et la violence, les administrations gouvernementales, les
administrations pérennes d’autorité ont été phagocytées ou mises en
échec, à l’instar des autorités fiscales, douanières et monétaires. La
source de l’affaiblissement de ces administrations régaliennes de l’Etat
est la conjonction entre l’abus de pouvoir, les passe-droits et le
champ du non-droit. L’Etat et le gouvernement sont menacés dans leurs
fondements.
-Votre appel a tétanisé et contraint deux courants du
pouvoir – la Présidence et le DRS – à faire alliance alors qu’ils
étaient en conflit…
La première motivation était la baisse de tension et de signaler que le
conflit entre hommes n’a jamais été d’un bon apport et pour les hommes
et pour le pays. J’avais effectivement des inquiétudes. Je voulais
signaler que le problème ne réside pas dans des querelles, mais dans
l’obsolescence du système politique. Un système à bout qui ne peut plus
choisir et décider. Il a atteint ses limites et peut s’effondrer à tout
moment. Les conditions objectives pour cela sont réunies. Construire un
consensus derrière l’armée autour de tel ou tel candidat n’est plus
possible. Le lieu de naissance risque à l’avenir de devenir source de
problème. Ce serait grave.
-Là, vous faites une proposition. Comment se décline le compromis auquel vous appeliez ?
L’idée est d’élaborer un consensus national nouveau, fondé sur notre
identité, notre sécurité et notre projet national d’instaurer un Etat
démocratique fort, qui garantisse les droits et l’égalité entre tous les
Algériens, en passant d’un système totalement autoritaire vers un
système totalement ouvert et démocratique. Cela nécessitera de séquencer
les phases de transformation et l’établissement des garanties y
afférentes. Il y a urgence et le risque est réel.
-Votre premier appel a été vite suivi de l’annonce de la
candidature de Abdelaziz Bouteflika pour briguer une quatrième
mandature, sachant qu’il est gravement malade. Un passage en force. Quel
commentaire cela vous inspire ?
Je ne porte pas de regard sur l’homme, mais sur le système. Je ne veux
pas polémiquer sur la santé du Président sortant. Il n’y a que son
médecin et le Conseil constitutionnel qui doivent le faire. Le président
est absent et continuera à l’être après le 17 avril, s’il est élu. Cela
pose un sérieux problème quant à la présence de notre pays au plan
géopolitique… Il est légitime de s’interroger sur les motivations qui
poussent le système et ses hommes à imposer la candidature du président.
Le système ne laisse pas beaucoup de choix aux Algériens.
-Un président physiquement affaibli, entouré de groupes en
lien avec des milieux maffieux, va sans doute avoir un impact désastreux
sur le pays ?
Notre crise a trop duré. Elle est devenue inextricable. Elle est sur le
point de devenir insoluble par des moyens pacifiques. Aucune partie,
aucun parti politique n’ont la capacité de résoudre notre crise. Pis, le
gouvernement n’a plus la maîtrise de gouverner ni d’administrer le
pays.
-Il y a une forte mobilisation dans la société, des
personnalités politiques d’envergure, Liamine Zeroual qui exprime avec
ses mots à lui l’opposition à la quatrième mandature de Bouteflika.
Aujourd’hui, vous, Monsieur Hamrouche, êtes-vous opposé au quatrième
mandat ?
Le problème ne se pose pas en termes d’être pour ou contre une
quatrième mandature. Il y a des problèmes graves qui se posent et
d’autres qui vont se poser immédiatement après la présidentielle, avec
ou sans le quatrième mandat. Alors, la question est comment éviter au
pays d’entrer dans des crises additionnelles. Car le système politique
en place ne peut plus produire de gouvernants, de solutions et de
volontés. Ces impasses risquent de faire perdre au pays les dernières
opportunités et d’ouvrir une nouvelle liste d’autres victimes.
-N’est-il pas trop tard ?
Un peu tard, mais ce n’est pas encore trop tard.
-L’on comprend que vous vous engagez à vous impliquer et à jouer un rôle politique dans le futur. De quelle manière ?
Le pays a besoin de réponses maintenant. Le temps n’est plus un allié,
le hasard n’est pas une politique et l’euthanasie n’est pas une
médication. Dans l’urgence, le pays a besoin de toutes les bonnes
volontés, toutes les idées et aucune contribution n’est moralement
récusable. Pour sortir le pays de sa crise, il faut mettre un terme aux
différents blocages et briser les multiples impasses. Cela ne se fera
pas par un retour au passé, car on ne peut revenir en arrière ni par des
tergiversations ni des manœuvres dilatoires.
Mais par des solutions consensuelles qui marchent et qui captent
l’adhésion du plus grand nombre des citoyens et de toutes les régions du
pays. La transformation est mise sur le compte du pouvoir, qui doit
apporter une série de réponses et d’actions concrètes en guise
d’engagement et de bonne volonté. Cette transformation est aussi mise
sur le compte des directions des partis en cas de réponses adéquates et
avérées de la part du régime.
-Vous engagez-vous à jouer un rôle dans cette transformation du système ?
Personnellement, je suis prêt à apporter ma contribution en termes de
réflexion et d’implication. Je suis prêt à m’engager auprès de l’opinion
et des citoyens pour les convaincre du bien-fondé de la démarche du
changement.
-Pensez-vous que vous seriez entendu ?
Le pays attend une telle démarche. Les citoyens veulent reprendre leur
place dans le mouvement de l’histoire. Ils patientent, observent et
prospectent les choix, les voies et les solutions qui sont offertes à
eux. La solution la moins coûteuse leur donnera plus de voix et d’élan.
Elle donnera au pays plus d’opportunités, plus de stabilité et plus de
respectabilité. Et le pays cessera d’être mal vu et mal traité.
-On vous reproche souvent, dans vos sorties politiques, de
vous adresser uniquement à l’armée et non pas aux Algériens. Que
répondez-vous ?
C’est vrai. Ce reproche est justifié. Je m’adresse à ceux qui
gouvernent et à ceux qui les légitiment. Je m’adresse au pouvoir parce
que la majorité de la population a été forcée de déserter le champ
politique. Elle refuse d’écouter un discours tronqué et mensonger et des
contrevérités.
-Vous avez déclaré, lors de votre conférence de presse du
27 février passé, que l’armée ne «doit pas être enrôlée dans les
conflits politiques et idéologiques» et «l’encadrement des forces de
défense et de sécurité soumis, à chaque échéance présidentielle, à
d’intolérables pressions». Aujourd’hui, l’armée est-elle entraînée dans
des luttes pour se maintenir au pouvoir à l’occasion de cette
présidentielle ?
L’armée n’a pas à faire allégeance. Elle a déjà fait son allégeance au
pays, à l’Etat, à la nation et à son projet national. Nous observons
l’apparition, pour la première fois, de divergences sur les choix des
candidats. Nous sommes face à un risque majeur.
C’est dans ce sens que j’avais invité l’armée à ne pas s’impliquer dans
le choix des hommes. Ce type de crise touchera la discipline et l’image
de l’armée, altérera son rapport à la société.Dans le même temps, la
façade politique a cru qu’elle est autorisée à faire abstraction du
projet national. Personne, aujourd’hui, n’a de discours sur le projet
national.
-Y compris le chef d’Etat actuel ?
Oui, y compris le chef d’Etat actuel.
-Pensez-vous que les chefs militaires à des niveaux
différents sont d’accord ou divisés sur la démarche politique à suivre
dans cette phase ?
Je voulais justement éviter au commandement que leurs subordonnés
s’interrogent sur la conduite à tenir. Je ne souhaite pas voir de
courants dans l’armée.
-Avez-vous rencontré des chefs militaires ?
Je ne réponds pas à cette question, elle est absurde. J’ai toujours dit
que je suis l’enfant du système, j’ai contribué à construire ce
système. Je suis un ancien officier de l’armée. Il est évident que je
connais mes anciens camarades, mes anciens compagnons. Je ne suis pas
dans un complot et je ne l’ai jamais été.
-Votre appel est interprété par certains acteurs politiques
comme étant un appel du pied à l’armée pour vous porter au pouvoir. Que
répondez-vous ?
Il y a une déclaration au moment où Zeroual avait appelé, en 1995, à
une élection présidentielle, j’ai été approché pour être candidat.
J’avais posé trois conditions. Je ne serai jamais contre le candidat de
l’armée, je ne serai jamais candidat à une élection où les résultats
sont établis d’avance, et je ne serai pas candidat contre Zeroual s’il
se présente. Certains, à dessein, ont retenu juste la première
condition, en faisant croire à l’opinion que si l’armée m’appelle je
serai son candidat.
J’ai été candidat en 1999, parce qu’il y avait des personnalités
respectées, respectables par l’opinion nationale et internationale. Nous
avions voulu imposer un minimum d’ouverture au scrutin et tester la
volonté du système à ouvrir les élections. Candidature ouverte, campagne
extraordinaire, malheureusement le scrutin était totalement fermé.
-Vous ne vous êtes pas porté candidat à la présidentielle
d’avril 2014 parce que l’armée a choisi son propre candidat en la
personne de Bouteflika ?
Aujourd’hui, l’armée n’a pas choisi de candidat. Elle a été forcée de maintenir le statu quo. Nous sommes dans l’impasse.
-Quel est votre regard sur l’économie algérienne aujourd’hui ?
Les données rendues publiques ne sont plus fiables et visiblement les
structures officielles chargées de collecter les informations
économiques n’ont plus les moyens et l’autorité pour le faire
correctement. Une fois de plus, c’est une autre administration pérenne
d’autorité qui subit l’agression des détenteurs du discours lyrique sur
des lendemains qui chantent.
La neutralisation de cette administration contribue à la disparition de
l’information économique, notamment sur les transferts sociaux, la
destination des dépenses ainsi sur l’investissement industriel réel et
la spéculation sur le dinar.
-Quand vous appeliez les nouvelles générations à prendre
des responsabilités, on comprend que vous parliez des jeunes officiers
de l’armée – colonels et jeunes généraux. Est-il venu le temps d’inviter
la vieille garde à céder les rênes ?
Oui. J’ai souhaité que l’ancienne génération prépare les conditions de
son départ. J’ai invité la nouvelle génération à mettre le pied à
l’étrier, si ce n’est déjà fait. Car la sauvegarde des fondamentaux de
notre mouvement de libération nationale, l’identité algérienne, la
sécurité nationale et le projet national qui consiste en un Etat de
droit et un pays fort dans son économie, une université performante, une
école qui produit des élites va leur incomber. J’ai ajouté dans mon
deuxième appel que les nouvelles générations ne doivent pas s’encombrer
des querelles et fardeaux d’hier.Les nouvelles générations ne doivent
pas avoir de contentieux avec le passé du pays.
-Quel est le sentiment qui règne chez les jeunes officiers militaires en cette situation cruciale que vit le pays ?
Ce que je sais ou ce que je crois savoir, c’est qu’ils sont affligés
par le fait qu’on leur demande d’affirmer leur allégeance aux hommes.
-L’on susurre par-ci par-là que vous avez été approché par
le cercle présidentiel et par l’autre segment du pouvoir, le DRS
notamment, pour occuper éventuellement un poste de vice-président ?
Je soupçonne les cercles proches du pouvoir d’être derrière cette
rumeur. Ce type de rumeur peut participer, de leur point de vue, à
baisser les tensions pour faire croire à une possibilité d’allégeance.
-Vous dites que le pouvoir a atteint ses limites
historiques, à bout de souffle, une réalité qu’il ne veut pas admettre,
du coup il refuse l’idée d’un compromis national. Ne craignez-vous pas
que cette situation pourrait conduire à un affrontement violent dans la
société ?
Je n’exclus pas l’affrontement, mais j’estime que les conditions
d’aujourd’hui imposent aux uns et aux autres d’aller vers un compromis.
Le sens de ma déclaration était de le leur rappeler. Il est du devoir de
chacun de dépasser le clivage régional ou régionaliste ou tribal et de
trouver des compromis. Et c’est pour cela que j’avais dit que dans
chaque crise, il y a des victimes, mais aussi et surtout des
opportunités.
Les peuples et les élites intelligentes transforment les crises en
opportunités. Est-ce que nous avons suffisamment de sagesse dans les
rouages du pouvoir, dans les hommes qui commandent pour dire qu’on n’a
plus besoin de victimes. Cela suffit. La crise a trop duré.
-Existe-t-il une tendance forte à l’intérieur audible à votre appel ?
Je ne suis plus en fonction, je ne suis plus dans l’armée depuis
longtemps. J’affirme que notre armée recèle des hommes compétents, une
nouvelle génération bien formée, bien au courant de ce qui se passe dans
le pays et ailleurs. Elle n’est pas enfermée.
Omar Belhouchet et Hacen Ouali
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