ELWATAN-ALHABIB
samedi 15 mars 2014
 

 

Luis Martinez. Directeur de recherche au CERI-Sciences-po

«Le discours sur la stabilité correspond à celui de Ben Ali en Tunisie»

 

 

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le 15.03.14 

«Changer les règles du jeu, en instaurant un gouvernement représentatif, nécessite un grand compromis et des partis politiques capables de soutenir la transition. La société civile semble prête pour une telle révolution politique», analyse Luis Martinez, directeur de recherche au CERI-Sciences-po de Paris depuis 2005 et spécialiste du Maghreb et du Moyen-Orient.

- Comment analysez-vous l’actualité politique algérienne à l’aune de l’élection présidentielle du 17 avril et de la candidature du président Bouteflika à un quatrième mandat ? Les désaccords entre les tenants du pouvoir politique algérien vous semblent-ils avérés, voire sérieux et durables ? L’équilibre entre les groupes d’intérêts est-il préservé ?
 

Les réactions à la candidature du président A. Bouteflika sont encourageantes et rassurantes, elles montrent que des clivages existent et que la société politique n’est pas anesthésiée. Le fait que des personnalités politiques, militaires et économiques ont exprimé publiquement leur désaccord à ce quatrième mandat souligne qu’un espace politique se consolide progressivement. Cela montre que les trois derniers mandats d’A. Bouteflika n’ont pas dévitalisé la scène politique et qu’une alternative préférable demeure possible. L’Algérie de Bouteflika n’a pas pris le chemin de l’Egypte de Moubarak ou de la Tunisie de Ben Ali : ces derniers ont asséché la vie politique de leurs pays respectifs. Les dernières semaines nous montrent qu’en Algérie, une vie politique se maintient. Le problème est comment peut-elle sélectionner les candidats et offrir des chances égales à chacun pour briguer le mandat présidentiel. Il est clair que les groupes d’intérêts (partis dominants, armée, services, dirigeants d’entreprises publiques, syndicats, etc.) ne souhaitent pas libéraliser la scène politique. Leur désaccord sur la personne d’A. Bouteflika ne signifie pas qu’ils soient en désaccord sur les mécanismes politiques qui ont soutenu Bouteflika depuis son premier mandat. Mais avec raison et logique, ceux qui s’opposent à son quatrième mandat, pensent que ce mandat risque d’être exploité, en raison de l’incertitude liée à la santé du Président, par ceux qui souhaitent modifier de fond en comble les mécanismes de sélection des candidats. Le quatrième mandat de Bouteflika ouvre une fenêtre d’opportunité de remise en question pacifique ou violente des règles édictées par les groupes d’intérêts.
 
- Comment appréciez-vous la présentation de la candidature du président Bouteflika à un quatrième mandat ? Quels en sont les enjeux ?
 

C’est une faute politique. On peut comprendre que les groupes d’intérêts souhaitent maximiser le maintien du Président et, à travers lui, les mécanismes qui ont produit de la stabilité après la période de la guerre civile. Il ne fait aucun doute qu’A. Bouteflika dispose d’une popularité dans de nombreuses régions de l’Algérie. Il ne provoque pas de sentiment de détestation ou de haine.
C’est l’inverse, il suscite de la compassion et de la pitié, il semble prisonnier d’un mécanisme qui l’a porté au sommet et qui préfère prendre le risque de le maintenir plutôt que de modifier les règles du jeu. Le coût économique et financier est considérable, les dépenses pour irriguer cet échafaudage complexe qui permet aux autorités algériennes de gouverner sans trop de répression se chiffrent par dizaine de milliards de dollars. Combien de temps cela pourra durer ? Vraisemblablement le temps que le secteur des hydrocarbures sera à même de produire les immenses revenus dont l’Algérie bénéficie. A. Bouteflika a eu une chance extraordinaire, il a bénéficié d’un prix du baril à plus de 100 dollars ! Le malaise que suscite sa candidature est à mettre en relation avec le projet toujours contrarié, de ceux qui aspirent à édifier un Etat de droit.   
       
- Le système politique algérien a-t-il toujours les moyens de s’opposer au changement et à l’avènement d’un véritable Etat de droit exprimés par les Algériens ?
 

Oui, les groupes d’intérêts qui assurent le bon fonctionnement du système sont dotés de ressources considérables : symboliques avec le parti historique de la libération, le FLN, pratiques avec les syndicats et les représentants patronaux administratifs avec le rôle des walis, financiers avec Sonatrach.
Le changement est toujours possible : l’actualité ukrainienne le rappelle mais dans le cas de l’Algérie un peu comme dans le cas de la monarchie marocaine, l’emprise semble très forte dans des régions rurales et parfois celles-ci trouvent un intérêt à négocier leur statut de défenseurs du Trône ou Koursi.  
 
- Quel rôle à venir pour l’institution militaire ? Actrice ? Arbitre ? Garante d’une transition démocratique ?
 

L’armée a le beau rôle ! Sous Bouteflika, elle s’est considérablement modernisée et professionnalisée, son budget a augmenté au point d’entrer dans le top 20 des pays en matière de dépenses militaires.  Elle apparaît comme la seule institution rationnelle au sein de l’Etat. Compte tenu de la faiblesse des autres institutions (Présidence, Parlement, Cour des comptes, etc.), elle ne connaît pas de contre-pouvoir et surtout elle n’est soumise à aucun contrôle politique. Elle démontre une forte cohésion. Le discrédit des partis politiques et la faiblesse des institutions la rendent davantage attractive. Dans la durée, on peut constater que son intérêt en tant qu’acteur majeur au sein des groupes d’intérêts est le maintien du système.
Son idéal type était le régime mexicain qui a vu le PRI (Parti révolutionnaire mexicain) rester au pouvoir 70 ans ! Sa déception est que le FLN n’a pas été capable de se transformer en PRI ! Avec les révolutions sociales dans certains pays arabes, il me semble qu’elle prend la mesure que la gestion clientéliste et régionale est insuffisante pour permettre la stabilité et le maintien de la cohésion nationale.
Changer les règles du jeu, en instaurant un gouvernement représentatif, nécessite un grand compromis et des partis politiques capables de soutenir la transition. La société civile semble prête pour une telle révolution politique.  Laquelle transition pour une sortie de crise fait l’objet d’un consensus de la part de personnalités et forces politiques démocratiques dont nombre d’entre elles appellent à un  boycott des élections du 17 avril.

 
- Cette  alternative vous semble-t-elle réalisable ?
 

Non. Les forces démocratiques doivent démontrer par leur participation qu’elles reconnaissent les règles du jeu que les groupes d’intérêts ont imposées, elles doivent œuvrer à les convaincre qu’en les modifiant pour une représentation politique plus transparente et démocratique, ils y gagneront en stabilité et en sécurité. Le changement ne peut venir que du choix que feront les dirigeants. S’ils ont peur des forces démocratiques ou des partis islamistes, ils préféreront maintenir le système actuel.  
Dans un entretien antérieur à El Watan (jeudi 17 février 2011), vous affirmiez que «si les conditions de la révolte sont là, la situation permettant le basculement fait défaut. Il reste à la construire». Vous ajoutiez : «L’engagement du plus grand nombre ne se fera que si les forces démocratiques parviennent à créer un mouvement de contestation pacifique fondée sur un moment fondateur.»
Le mouvement citoyen Barakat, qui est en train de prendre forme, pourra-t-il cristalliser cette contestation et se transformer en lame de fond d’une contestation populaire pacifique ? Il est trop tôt pour le dire. En revanche, les mesures prises par les autorités soulignent la crainte qu’inspire un mouvement comme celui de Barakat : «Une seule étincelle peut mettre le feu à la prairie», dit-on. Le gouvernement semble préparé à l’incendie au regard des pompiers mobilisés.  
 
- La transition qui se dessine en Tunisie peut-elle être un exemple à suivre ?
 

Un exemple à suivre, cela est difficile tant chaque pays a ses caractéristiques, son histoire. L’expérience tunisienne me semble davantage une leçon. Les compromis auxquels sont parvenus les Tunisiennes et les Tunisiens sur la Constitution permettent d’espérer, voire de consolider en Afrique du Nord la première démocratie.       
 
- Le spectre de la déstabilisation de l’Algérie dans un environnement régional (Maghreb et Sahel) où prévaut l’insécurité est-il un argument dissuasif de la volonté populaire de changement de système de gouvernance ?
 

Le discours des autorités algériennes est fondé sur la stabilité et la sécurité ; il correspond à celui de Ben Ali en Tunisie. L’instabilité régionale est une réalité et l’Algérie dispose des moyens militaires de sécuriser son territoire. En revanche, utiliser la menace régionale comme argument pour exiger un renoncement des citoyens sur la gestion des affaires de l’Etat est léger. Les autorités fabriquent le récit d’une Algérie victime de complots potentiels et appellent la population à faire corps avec le pouvoir…
Il me semble que les autorités craignent que le changement en Algérie ne peut se faire que dans la violence. Les forces démocratiques doivent vraiment faire preuve de pédagogie et de maturité en rassurant des dirigeants convaincus que le pire est toujours devant sans se rendre compte qu’ils créent les conditions du chaos qu’ils redoutent.      
          
- Comment analysez-vous le mutisme des Occidentaux et plus particulièrement de la France sur l’actualité algérienne dominée par la perspective d’une reconduction du président Bouteflika à la tête de l’Etat algérien ?
 

Pour les Européens, et la France en particulier, l’Algérie de Bouteflika est un excellent partenaire. Le coup d’Etat en Egypte, la guerre civile en Syrie et la violence en Libye montrent que l’Algérie, compte tenu de ses caractéristiques (socialiste, pétrolière, nationaliste, etc.), est plus proche de ces pays que de la Tunisie ou du Maroc. Aussi, peu d’exigences sont formulées concernant la démocratisation de l’Algérie. L’Algérie est un fournisseur de gaz stratégique pour l’Europe et un allié indispensable pour la France au Sahel. Cela semble suffire à beaucoup en Europe.
Nadjia Bouzeghrane
 
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