Jouer aux dominos ou les subir
par Kamel Daoud
Pour
changer le régime, il faut changer les Algériens. C'est un rapport de masse et
de poids. Comment alors changer les Algériens qui le soutiennent passivement,
le dos rond, le ventre plein et la jambe en Arabie saoudite ?
D'abord
expliquer que si le pays va mal, ce n'est pas à cause de tous, mais de chacun.
Un par un. Un pays étant facture que l'on paye quand on lui tourne le dos.
C'est la loi de la nature.
Ensuite
expliquer que le politique ce n'est pas un métier ou une saleté ou une perte de
temps. Un régime est fort à cause du slogan mental de chacun de «Cela ne me
concerne pas». Car ce n'est pas vrai. Car quand vous perdez votre travail,
qu'on vous licencie abusivement, qu'on ne vous paye pas vos salaires et que
vous vous retrouvez seul à lutter, avec des passants qui regardent et votre
colère qui vous détruit, c'est parce que vous n'avez jamais fait de politique.
Parce que vous vous êtes toujours dit «Cela ne me concerne pas». Et du coup,
votre sort ne concerne pas les autres.
Quand
vous voyez un autre enfant prendre la place du votre à la première rangée, pour
une bourse, un emploi, une promotion et que personne ne se préoccupe de votre
colère, c'est parce que vous n'avez jamais fait de politique. Ce qui a permis à
la corruption de se généraliser, le passe-droit et donc l'injustice qui un jour
ou l'autre vous atteindra.
Quand
vous ragez contre un administrateur qui vous dit «allez vous plaindre là où
vous voulez». Ou qu'il vous fait perdre votre temps ou vous prend de haut,
c'est parce qu'il ne dépend pas de vous et vous n'avez pas les moyens de lui
rappeler qu'il est payé par vous. La cause ? Vous n'avez jamais fait de la
politique. Vous n'avez pas imposé vos choix, vos droits. «Cela ne me concerne
pas» conduit à la sentence de «allez vous plaindre» de l'administrateur.
Quand
un homme corrompu que vous connaissez devient maire ou notable, s'enrichit avec
des commissions, puis vous prend l'espace vert de vos enfants, le trottoir, et
que vous vous appauvrissez et qu'il vous humilie rien que par ses yeux, et que
vous criez que ce «pays est foutu», c'est parce que vous n'avez pas fait de
politique. Vous avez gardé le silence au début, gardez le à la fin donc !
Car
quand vous acceptez l'injustice, la fraude ou le vol de votre voix, il ne faut
plus soupirer et accuser l'Algérie d'aller de mal en pis. L'Algérie se porte
bien, c'est votre choix qui la salit. Car quand on accepte l'injustice pour les
autres, on la subit un jour, dans la solitude, dans le désarroi, la colère et
l'humiliation. C'est un effet domino.
Car
c'est une logique : on vit ensemble. Le pays est un acte parce que la terre est
un don. Le pays est sale, mal fait, triste, terne et sans joie, pas seulement à
cause du régime et de ses fils, mais à cause de chacun, un par un. On ne peut
pas le changer en un jour, mais jour par jour. Par les actes de tous les jours
: ne pas accepter le sachet de plastique systématiquement, refuser l'injustice,
défendre son droit en chaque lieu, être solidaire avec ceux qui se battent pour
de meilleurs jours pour nos enfants, ne pas croire qu'aller à la mosquée vous
permet d'enjamber ce pays et qu'attendre la mort vous dispense d'une vie
responsable. Dieu n'est pas une excuse.
La
politique est sale parce qu'on se tait. Le pays est volé parce qu'on dort. Le
«Cela ne me concerne pas» est une illusion. On le paye toujours, un par un.
La
politique ce n'est pas une science, mais un droit. Droit de regard sur les
dépenses, les subventions, les listes, la qualité du béton et du goudron, le
niveau du maire, les privilèges du fils et de la fille du ministre ou du
Général, la suprématie de votre citoyenneté sur le wali, la gestion de l'argent
des impôts que l'on vous prend. Vous n'êtes pas invité et passager dans ce
pays. Il est à vous. Vous y vivez. Le paradis n'est pas encore là et les
martyrs sont déjà morts. Donc c'est votre tour d'assumer l'immense présent.
Vous êtes jeune ? Défendez votre jeunesse comme un droit, car vous êtes la
majorité écrasée. Vous êtes vieux ? Défendez vos enfants, car vous êtes
responsable.
Ce
n'est pas en distribuant des logements gratuits, des emplois fictifs ou des
menaces que la France coloniale aurait pu rester chez nous. C'est parce qu'on
voulait la dignité et avoir un pays à nous, pas une préfecture.
La
politique, c'est le droit à la dignité et au regard sur ce qui nous a été légué
par nos ancêtres.
Enregistrer un commentaire