Il
s’appelle Brahim Younessi. De nombreux Algériens, notamment les plus
jeunes d’entre eux, ne le connaissent. Et pourtant, cet opposant en exil
vient de jeter un véritable pavé dans la marre en déposant plainte
contre le général Toufik, Khaled Nezzar, Abdelhamid Djouadi, Liamine
Zeroual et d’autres encore, auprès de la Cour Pénale Internationale
(CPI) à La Haye. Il accuse directement ses hauts gradés de l’armée
algérienne et un ancien Président de la République de crime contre
l’humanité et de crime contre l’Etat. Sa plainte a été officiellement
enregistrée et le bureau du Procureur de la CPI lui a promis de
l’étudier le plus sérieusement possible pour trancher par la suite sur
la déclenchement des poursuites judiciaires contre ces dirigeants
algériens.
Dans cet entretien, il revient sur les
motivations qui l’ont conduites à entamer une telle action judiciaire et
explique clairement ce qu’il attend de la CPI. Il raconte aussi les
tenants et aboutissants du crime d’Etat qu’il impute à ces puissants
généraux.
M. Brahim Younessi, parlez-nous
d’abord de vous, de votre parcours. Et surtout pourquoi avez-vous
recouru à la Cour Pénale Internationale (CPI) pour poursuivre en justice
de nombreux dirigeants algériens à l’image du général Toufik et Khaled
Nezzar, ancien ministre de la défense nationale ?
Je n’aime pas beaucoup parler de moi.
Mais en deux mots pour me situer sur « l’échiquier politique
algérien » : j’ai rejoint l’opposition en exil en 1976 à la suite de la
décision de Houari Boumediène de « légitimer » son pouvoir et le système
dont il est l’un des artisans par la mise en place d’institutions
politiques, partant d’une Constitution et d’une Charte nationale
légalisant le césarisme plébiscitaire dont les affidés de l’ancien
dictateur, à l’exemple de Abdelaziz Bouteflika aujourd’hui, en ont fait
le fondement de ce système qui, malgré les apparences, n’a pas changé
d’un iota depuis le coup d’Etat du 19 juin 1965. Il repose toujours sur
la violence, la terreur et la corruption. L’arrestation de Ferhat Abbas,
Benyoussef Benkhedda, Hocine Lahouel et cheikh Kherredine avec lesquels
je ne partageais pas l’idéologie avait précipité mon départ d’Algérie
où il était quasiment impossible de mener une action d’opposition sans
se faire arrêter et subir la torture tant la Sécurité militaire maillait
tous les espaces et surveillait chacun d’entre nous. Certains qui ont
connu les affres de la torture peuvent vous en parler.
En 1982, je suis parmi ceux qui ont, avec
Ahmed Ben Bella, fondé le Mouvement pour la Démocratie en Algérie. J’en
étais un des responsables au niveau du bureau et du secrétariat
politiques. J’ai mené, en compagnie d’un collègue du secrétariat
politique, Mohammed Benelhadj, les négociations avec le Front des Forces
Socialistes de Hocine Aït Ahmed, représenté notamment par Ali Mécili
assassiné le 7 avril 1987 à Paris, quelques mois seulement après
l’alliance entre nos deux partis scellée à Londres en décembre 1985. Les
commanditaires et l’assassin, tous identifiés, restent 27 ans après,
presque jour pour jour, impunis.
Des désaccords profonds sur le plan
stratégique et idéologique – en particulier le retour de Ben Bella au
nasserisme – m’avaient éloigné du MDA qui avait montré ses limites lors
des événements du mois d’octobre 1988 sur lesquels ni le MDA ni le Front
des Forces Socialistes n’avaient eu un quelconque impact. Avec des amis
et des dissidents des deux partis, nous avions créé un cercle de
réflexion, constitué essentiellement d’intellectuels exilés, le « Cercle
octobre 88 » qui éclate à la suite du coup d’Etat du 11 janvier 1992,
les uns soutenant le putsch, les autres, dont moi-même, le condamnaient
et s’y étaient opposés, chacun selon sa sensibilité. La mienne me menait
vers les véritables victimes de cet acte fondateur de la violence des
années 90, le Front Islamique du Salut ayant remporté très largement les
élections. En 1999, je dirige la campagne présidentielle avortée de
Ahmed Taleb Ibrahimi en Europe. Actuellement, j’anime avec des
compagnons un petit parti qui rejette l’agrément : « L’Union des
Démocrates Musulmans » (UDM).
Cette « biographie » politique faite,
venons-en à l’essentiel, votre question sur les raisons qui m’ont poussé
à recourir à la Cour pénale internationale.
Parce que j’estime que c’est à la CPI de
poursuivre les criminels de guerre et les criminels contre l’humanité,
comme ceux que j’ai cités et nommés dans ma plainte. Je n’ignorais pas
les difficultés auxquelles je m’exposais, juridiquement parlant, en
m’adressant à cette Cour plutôt qu’à une juridiction ayant une
compétence universelle. Je recourrai à l’une de ces juridictions si la
Procureure de la CPI prenait une autre décision que celle que j’attends,
étant donné les éléments entre ses mains et les arguments juridiques,
de poursuivre pour crime les généraux Mohamed Médiène, Khaled Nezzar,
Liamine Zeroual, Abdelhamid Djouadi, Abdelkader Khemane, tous ceux dont
elle a les noms.
A la Cour de dire les responsabilités de
chacun d’entre eux au moment où l’affaire Foudil Younessi a éclaté. Dès
lors que la justice algérienne dont on connaît la subordination au
pouvoir politique qui protège les criminels institutionnels rencontre,
selon la formulation de la CPI à propos de la justice libyenne, « des
difficultés substantielles à exercer ses pouvoirs juridictionnels »,
c’est à la Cour pénale internationale, d’autant que le ratione temporis
ne peut, étant donné la révélation récente des faits par la police
algérienne, m’être opposé. Bien que l’Algérie n’ayant pas ratifié le
Statut de Rome, Madame la Procureure, comme elle l’a fait pour Seif Al
Islam Kadhafi et Abdellah al Senoussi, peut prendre l’initiative des
poursuites et demander à Interpol de procéder à l’arrestation des
accusés.
Vous leur imputez “un crime d’Etat” et “un Crime contre l’humanité”. De quoi s’agit-il réellement ?
Parce qu’il s’agit d’un crime commis par
l’Etat. C’est donc un crime d’Etat. Foudil Younessi était détenu à la
prison de Tazoult, il était, à cet égard, censé être sous la protection
de l’Etat qui le tue et déterre son corps 20 ans après, le temps de sa
condamnation dans un procès irrégulier par un tribunal d’exception dont
les « magistrats » étaient cagoulés. L’affaire Foudil Younessi est une
autre affaire Maurice Audin.
Un crime contre l’humanité parce que
l’assassinat de Foudil Younessi est inspiré par des motifs politiques et
religieux. De ce fait, les commanditaires et les auteurs de ce type de
crime sont poursuivis par une juridiction internationale. Donc, la Cour
pénale internationale est la mieux indiquée à se saisir de ce dossier.
La plainte étant enregistrée par le bureau de la Procureure générale,
attendons les conclusions de cette dernière qui doit l’examiner sur le
fond.
Vous citez dans votre plainte
plusieurs hauts dignitaires de l’armée algérienne dont des personnages
très puissants comme le Général Toufik ? Quel a été le rôle de chacun de
ces accusés dans le crime que vous dénoncez ?
J’en ai déjà dit un mot. Leurs
responsabilités respectives au moment des faits les impliquent d’une
manière ou d’une autre dans l’exécution de ce crime, depuis l’ordre
d’arrestation arbitraire et la pratique de la torture que condamnent
toutes les conventions et tous les traités internationaux signés et
ratifiés par l’Etat algérien, jusqu’à son exécution sommaire. L’enquête
dira, comme dans d’autres affaires non encore judiciairement élucidées,
notamment celle des moines, quel rôle chacun des accusés à jouer dans
l’affaire Foudil Younessi. Il appartient donc à la justice
internationale, à défaut de la justice nationale, de déterminer, comme
cela s’est passé en Grèce, en Argentine et au Chili, la responsabilité
pénale de chacun d’entre eux. Le cas algérien n’est pas très éloigné de
ces trois cas.
Avez-vous été contacté par les
autorités algériennes à la suite de votre plainte ? Comptez-vous un jour
poursuivre ces dirigeants devant une juridiction algérienne ?
Non, je n’ai pas été contacté par les
« autorités algériennes » et quand bien même elles le feraient je n’y
répondrai pas. Le seul rendez-vous que je leur donne aura lieu devant un
tribunal international. Je ne vois pas vraiment comment, du fait du
système politique lui-même qui continue à opprimer et à torturer les
Algériens, et l’immunité octroyée par la « Charte », qui porte mal son
nom, à des criminels institutionnels, pourrais-je introduire une
citation devant une justice qui obéit aux ordres. Cependant, il n’est
pas du tout exclu que je dépose une plainte en Algérie si, et ce n’est
pas demain la veille, hélas, une révolution nationale démocratique
changeait l’ordre dictatorial qui règne depuis plusieurs décennies dans
notre pays.
Qu’espérez-vous enfin de la CPI et
croyez-vous réellement qu’elle va convoquer ces dirigeants algériens
pour leur intenter un procès ?
Déjà une étape est franchie :
l’enregistrement de la plainte. Cela veut dire que les documents fournis
et l’argumentation juridique qui l’accompagne sont pris en
considération par la Cour. La seconde étape dépend de Madame la
Procureure général de poursuivre ou ne pas poursuivre. Si l’on sortait
un peu, un tout petit peu, du formalisme textuel, cette plainte a toutes
les chances d’aboutir à une demande d’arrestation des accusés et à leur
procès.
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