Le rôle ambigu du régime algérien au Sahel
In Rue89
Interview 05/04/2012 à 12h51
Mali : pourquoi l’Algérie, leader de la région, « reste très passive »
Marie Kostrz | Journaliste Rue89
Putsch des militaires, avancées des rebelles touaregs
indépendantistes du MNLA, des salafistes d’Ansar Dine et d’Aqmi : le
Mali est en phase de décomposition. Au niveau régional, l’Algérie, avec
qui le pays partage plus de 1 300 kilomètres de frontières, est le
leader incontesté de la zone. Mais elle se fait pour le moment très
discrète.
Pierre Boilley, responsable du Centre d’études du monde africain
(Cemaf) et directeur de la collection « L’Ouest saharien », revient sur
le rôle ambigu que joue l’Algérie au Sahel.
Rue89 : Le 3 avril, la présence des trois principaux
chefs terroristes d’Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi), Abou Zeid,
Mokhtar Belmokhtar et Yahya Abou al-Hammam, a été signalée à Tombouctou.
Il semble que la coopération entre les différents pays du Sahel
concernés par les activités d’Aqmi ait été assez inefficace…
Pierre Boilley : Soyons prudent sur la présence de ces islamistes à
Tombouctou qui n’a pas été confirmée… Mais en effet, aucune coopération
n’a jamais vraiment existé. En 2010, le Niger, la Mauritanie, le Mali et
l’Algérie ont créé un état-major commun [le comité d’état-major
opérationnel conjoint, Cémoc, ndlr] pour lutter contre Aqmi mais il n’y a
jamais eu aucune opération menée conjointement par ces pays.
Le seul à avoir lancé des opérations contre Aqmi est la Mauritanie,
en 2011 et en 2012. Le Niger n’a pas fait grand chose, même s’il était
plus présent sur le terrain. Le Mali et l’Algérie sont les deux grands
attentistes de l’histoire.
Pourtant, l’Algérie est un acteur important dans la région ?
Oui, en effet. Elle a le budget et les forces militaires suffisantes
pour écraser Aqmi, surtout si elle coordonne son action avec des pays
comme la France et les Etats-Unis qui disposent d’une bonne logistique,
et avec la coopération des autres pays sahéliens.
Tout le monde s’emballe dès qu’on parle d’Aqmi mais il ne faut pas
oublier que son influence est pour le moment limitée dans la région.
L’Algérie aurait ainsi pu jouer un rôle militaire et de médiation.
Encore faut-il qu’elle en ait réellement envie, et cela est moins
évident car son action est très opaque.
Pourquoi justement n’a-t-elle jamais réellement cherché à lutter contre Aqmi ?
On entend souvent qu’Aqmi est un monstre créé par l’Algérie car le
groupe est constitué d’anciens membres du Groupe islamiste armée [GIA,
créé après la confiscation de la victoire du Front islamique du salut
(Fis) aux élections législatives en 1992, ndlr] ou d’anciens membres des
forces armées.
On soupçonne aussi l’Algérie d’avoir infiltré Aqmi et donc d’opérer
un certain contrôle sur le mouvement. Elle aurait plusieurs intérêts à
cela, mais ce ne sont que des hypothèses :
on soupçonne ainsi l’Algérie de rejeter les militants d’Aqmi hors de son territoire, et donc de les orienter vers le Mali ;
on la soupçonne aussi, tout autant que le Mali d’ailleurs, de vouloir
créer une zone grise au nord du Mali car c’est une région où il existe
un trafic de drogue très important, dans lequel certains cercles très
élevés maliens et algériens sont impliqués ;
il y a aussi, même si cela reste à vérifier, des enjeux pétroliers. Le
contrôle de l’Algérie sur les combattants d’Aqmi qui évoluent dans le
Nord du Mali permettrait aux foreurs de l’entreprise algérienne
Sonatrach, en créant un vide de contrôle, de pouvoir se déplacer en
toute liberté dans cette zone.
Mais il est difficile d’avoir des certitudes sur tous ces points.
Plusieurs clans se disputent le pouvoir à Alger, aussi bien au sein de
l’armée que dans le pouvoir civil. Il est difficile de savoir quels sont
leurs intérêts réciproques et si leurs positions sur Aqmi convergent.
Quels sont les liens que l’Algérie entretient avec le
Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), qui demande
l’indépendance du Nord du Mali, où se trouve cette zone grise, qui
semble importante pour l’Algérie ?
Une chose est sûre, c’est que la présence d’Algériens, fin décembre
dans le nord du Mali, a ralenti un temps l’expansion du MNLA. Des
militaires algériens avaient été envoyés pour former les soldats maliens
à la lutte antiterroriste. A ce moment-là, le MNLA commençait déjà à
prendre d’assaut des villes du Nord, mais il ne souhaitait pas s’en
prendre à des gradés algériens, et s’aliéner l’Algérie…
Les Algériens de leur côté doivent compter avec leurs propres
Touaregs, et éviter d’avoir affaire avec une contagion rebelle dans leur
Sud saharien.
D’un point de vue politique, l’Algérie reste très passive, comme si
elle attendait de voir la suite des événements avant de se prononcer. En
cas d’obtention de l’indépendance de l’Azawad, l’Algérie pourra dire
qu’elle n’a pas contré le MNLA. Pour l’Algérie, ce ne serait pas
totalement négatif puisqu’il pourrait éventuellement être plus facile
d’asseoir son influence sur un Azawad nouvellement indépendant que sur
le Mali, pays avec qui les relations ne sont pas très bonnes.
En cas d’échec, elle pourra se présenter comme non solidaire du
mouvement, ou faire office de médiateur, rôle qu’elle a déjà joué dans
la rébellion de 1990…
Tout se passe comme si l’Algérie laissait faire pour savoir sur qui
elle pourra avoir le plus d’influence, afin de tirer le maximum
d’opportunités le moment venu.
Enregistrer un commentaire