La Sécurité militaire au cœur du pouvoir Quarante ans de répression impunie en Algérie, 1962 – 2001
Partie(I)
Salah-Eddine SIDHOUM
publié par algeria-watch en septembre 2001
» La violence actuelle est entretenue par des forces qui n’ont pas
intérêt que la société s’organise pour défendre ses droits, c’est une
façon d’exercer l’hégémonie par le désordre, donc une atteinte au droit
fondamental de l’homme de vivre en société. »
Hocine Zahouane
» Un militaire sans conscience politique n’est qu’un criminel en puissance « .
Thomas Sankara
La violence politique en Algérie n’a pas débuté, contrairement à ce
qui est admis, au lendemain de l’indépendance, mais bel et bien durant
la guerre de libération nationale. Les liquidations physiques et la
terreur comme moyens de gestion politique avaient fait déjà leur
apparition dans les camps de l’armée des frontières et au sein des
maquis. De nombreux responsables politiques et militaires ont été
assassinés par leurs propres frères (Abane Ramdane, Abdelmoumène, Abbas
Laghrour, Ali Mellah, Abbas Lamouri, Cheriet Lazhari, Chihani Bachir,
Abdelkrim Soufi, Hadj Ali, colonel Boucif, capitaine Yamani, capitaine
Zoubir…..). D’autres responsables politiques seront menacés et éloignés
des centres de décision alors que la guerre de libération avait besoin
de tous. Et ceux qui avaient liquidé ces hommes libres seront les mêmes
qui confisqueront l’indépendance en 1962. Et ce sont leurs reliques qui
donneront l’ordre de tirer sur des enfants en octobre 88 et qui mèneront
une guerre sans merci contre une grande partie de leur peuple à partir
de 1992.
Benyoucef Ben Khedda, président du GPRA, en butte, avant et après
l’indépendance, aux intrigues des imposteurs des frontières, les
dénoncera clairement en août 1962 : » Certains officiers qui ont vécu à
l’extérieur, n’ont pas connu la guerre révolutionnaire comme leurs
frères du maquis, guerre basée essentiellement sur le peuple. Ces
officiers qui sont restés, pendant la durée de la guerre, aux frontières
tunisienne et marocaine, ont souvent tendance à ne compter que sur la
force des armes. Cette conception dangereuse conduit à sous-estimer le
rôle du peuple voire à le mépriser et crée le danger de voir naître une
féodalité ou une caste militariste, telle qu’il en existe dans certains
pays sous-développés, notamment en Amérique latine « .(1) Des paroles
prophétiques qui deviendront réalité quelques années plus tard !
Insidieusement, silencieusement, se mettait en place une politique
répressive pour museler un peuple en mal de liberté et réduire à néant
toute velléité d’émancipation. La liberté de s’exprimer ou de
s’organiser, assimilée à de la subversion, était devenue au nom de la
« révolution « , HARAM ! (illicite)
La tristement célèbre sécurité militaire, formée à l’école du KGB
(promotion « tapis rouge » des années 60), véritable colonne vertébrale
du régime, constituera le fer de lance de cette répression pour réduire
dès l’indépendance, un peuple qui venait de sortir d’une guerre
coloniale particulièrement meurtrière, au silence absolu. Pendant des
décennies, la seule évocation des deux lettres S.M suffisait à provoquer
une peur panique chez nos concitoyens.
Dès l’indépendance et avant même que ne soient effacés de la mémoire
des citoyens les tristement célèbres villas Sesini de Diar El Mahçoul,
l’Eclair du Télemly, la Grande terrasse des Deux Moulins, de la Redoute
et les fermes Améziane de Constantine, Bernabé de Boudouaou et Altairac
d’El Harrach où étaient « questionnés » les hommes libres par les
tortionnaires de Massu et de Bigeard, apparurent de nouveaux centres de
supplices où cette fois-ci des algériens torturaient d’autres algériens
alors que les plaies de la guerre de libération n’étaient pas encore
cicatrisées et que les militaires coloniaux n’avaient pas encore évacué
totalement le pays. D’anciennes cliniques désaffectées serviront de
lieux de supplices (Bouzaréah, El Biar, Notre Dame d’Afrique… ). Les
algériens apprendront à leurs dépens que la bête immonde n’avait pas
quitté l’Algérie avec le départ des hordes coloniales.
Kidnappings, tortures, « disparitions « , séquestrations sans
jugement et liquidations physiques seront les méthodes du nouveau
pouvoir d’Alger pour gouverner. Certains « planqués » des frontières et
d’anciens collaborateurs et autres indics « repentis » de l’armée
coloniale se donnaient la main pour perpétuer les souffrances des hommes
libres et dignes de ce pays. Triste fatalité !
Le système militaro-policier qui se mettait en place ne tolérait
aucune opposition. D’abord par la force des armes puis par la terreur,
ces aventuriers imposeront leur loi à la Nation au nom de la vaseuse
« légitimité révolutionnaire « , une « légitimité » acquise dans les
ténébreuses baraques d’Oujda et de Ghardimaou.
Le regretté Hocine Lahouel, vieille figure historique du Mouvement
National me disait à sa libération en 1977, après une assignation à
résidence qui a duré plus d’une année, non sans un certain humour
caustique, à propos du colonel Boukharouba qui l’avait privé de liberté :
» Même Dieu dans toute sa Grandeur et sa Perfection s’est créé, à
travers Satan, un opposant. Boukharouba, quant à lui, plus que
« parfait » n’admet pas d’opposants. »
Comme nous le verrons à travers les témoignages et la chronologie non
exhaustive que nous présentons ci-dessous, les quatre décennies de
règne et de pouvoir sans partage de l’oligarchie seront jalonnées
d’actes de violence permanents de sa part pour faire taire toute
velléité de contestation et de remise en cause par les citoyens de ce
pouvoir illégitime. Ces témoignages, exposés dans leur tragique réalité,
illustrent parfaitement l’ampleur de cette violence politique et de ce
terrorisme d’Etat depuis l’indépendance. Comme nous le constaterons,
aucune catégorie sociale ni tendance politique ne seront épargnées.
Cette répression aura connu au fil des décennies, une évolution
graduelle, proportionnelle au degré d’impopularité et de rejet du régime
par les citoyennes et citoyens.
Si durant les deux premières décennies, l’arrestation arbitraire, la
torture et la liquidation physique touchaient de manière particulière
des opposants ciblés (anciens maquisards de la guerre de libération que
le régime n’avait pu recycler par la corruption, hommes politiques,
hommes de religion ou très rares intellectuels), nous remarquerons que
durant les années 80, la répression se fera à plus ou moins grande
échelle (événements de Kabylie de 1980, arrestations de centaines de
partisans de Ben Bella et d’islamistes, événements de Constantine et
massacres d’octobre 1988). La dernière décennie sera, quant à elle,
celle d’une véritable guerre contre une grande partie de la population
avec de grands moyens. Un mélange de guerre spéciale à la Godart et
Trinquier et de manipulations à la Béria.
Durant cette dernière décennie et malgré le climat de terreur imposé
pour faire taire toute opposition et la guerre psychologique de grande
envergure pour tromper l’opinion, des militantes et militants des droits
de la personne humaine, dignes et courageux, ont pu faire parvenir au
monde des centaines de témoignages de suppliciés et de longues listes de
citoyens disparus ou exécutés sommairement.
C’était une vérité autre que celle que voulaient imposer les
partisans de la guerre à huis-clos et qui mettait à nu le véritable
visage de ceux qui prétendaient « sauver l’Algérie et la démocratie de
la barbarie « . C’était la vérité de ceux qui œuvraient pour
l’instauration d’un Etat de droit en Algérie, un Etat légitime
garantissant les libertés de conscience et d’expression, les droits
fondamentaux de la personne humaine ; l’Etat qu’espéraient les centaines
de milliers de morts de la guerre de libération nationale, les
« disparus » de l’après-indépendance, les enfants d’octobre 88 et toutes
les victimes d’aujourd’hui.
Malgré tous les moyens internes utilisés et les complicités
internationales inavouées, le délire totalitaire que voulait cacher
cette guerre psychologique, n’a pu étouffer les voix de celles et de
ceux qui se battaient pour faire connaître la véritable nature de cette
sale guerre : celle d’une caste militaro-financière contre un peuple. Et
les derniers événements vécus par certaines régions d’Algérie l’ont,
encore une fois prouvé.
Ce que nous vivons depuis une décennie comme tragédie n’est que la
continuité d’une politique initiée dès 1962. Gauchistes, berbéristes et
islamistes n’ont servi que d’alibis à ce pouvoir sans foi ni loi pour
imposer le silence et la pérennité du régime. Hier, il s’agissait de
combattre les « fanatiques islamistes obscurantistes, terroristes à la
solde de Khartoum et de Téhéran « , aujourd’hui il s’agit de combattre
les « kabyles athées et sécessionnistes à la solde de la France « . A
qui le tour demain ?
Une leçon à méditer pour ceux qui continuent à se tromper de cible !
Témoignages
Année 1963.
Kidnapping de Mohamed Boudiaf, membre fondateur du Front de libération
Nationale et ministre d’Etat du GPRA par la police politique de Ben
Bella et de Boukharouba. Extraits de son témoignage. (2)
L’aventure dont ce journal décrit le déroulement commence le vendredi 21
juin (1963), en plein midi. Je viens juste de quitter la maison pour
une course, quand deux hommes m’accostent au pont d’Hydra, me demandant
de me mettre à leur disposition au nom de la sécurité militaire. J’exige
des papiers attestant leur qualité ; le plus âgé m’exhibe,
précipitamment, non sans trembler quelque peu, une carte verte, établie
au nom de S. Mohamed. A peine en ai-je pris connaissance que le second
me prie, sur un ton bourru, de faire vite.
Il est bon, avant de passer à la suite, de donner le signalement de
ces deux individus. S. Mohamed est un quinquagénaire, grisonnant, au
teint olivâtre et à l’accent kabyle. Je l’ai déjà rencontré quelque part
et, si mes souvenirs sont fidèles, sans toutefois que j’en sois sûr, il
s’agirait de Oussemer Mohamed, ex-agent de la police des renseignements
généraux. Il a fait des siennes lors des événements de mai 1945,
particulièrement à Belcourt, contre les jeunes militants du PPA. Sur le
tard, il a rejoint les rangs du FLN. Lors de l’arrestation mouvementée
du 22 octobre 1956, il était encore membre de la DST. Le second
policier, plus jeune, replet, aux gestes un peu brusques, est l’image du
« militant » nouvelle vague, parfaitement imbu de son rôle et pénétré
de son importance policière.
C’est sous la direction de ces deux « anges gardiens » que je suis
amené à prendre place dans une 404 flambant neuf où deux autres
passagers attendent : un jeune, plutôt fluet, au regard doux qui tient
le volant et un quatrième, grand, brun, lunettes noires, impassible,
assis à son côté. A son air important, on devine qu’il s’agit d’un
« ponte « .
Sitôt installé sur la banquette arrière entre S. Mohamed et son
premier acolyte, la voiture démarre en trombe, passe à la Colonne Voirol
et prend le virage pour grimper le chemin Beaurepaire.
» Où allons-nous ? « . Pas de réponse.
On s’engouffre dans la « Clinique des Orangers », où le chauffeur,
après avoir stoppé, quitte sa place pour venir se mettre à côté de moi,
abandonnant le volant au « militant » qui jusque là était à ma droite.
Marche arrière rapide et sortie de la clinique pour descendre cette fois
le chemin Beaurepaire. Nous faisons le même chemin en sens inverse mais
cette fois-ci nous dépassons le pont d’Hydra. Je reconnaîtrais
facilement la villa fleurie où nous pénétrons. Mes ravisseurs,
visiblement satisfaits de leur exploit, me conduisent sans plus attendre
à une chambre du rez-de-chaussée.
Je demeure vingt-quatre heures dans cette pièce avec pour tout mobilier un fauteuil où je passe la nuit.
J’ai omis de signaler qu’à mon arrivée, j’ai été fouillé des pieds à
la tête. Ayant entamé la grève de la faim, je me sens très fatigué et
accepte le matin de monter au premier étage, sur les conseils d’un de
mes gardes. Ils sont quatre, cinq, six, et cinq finalement qui se
relaient jour et nuit, pour assurer ma surveillance. Tous sont armés de
revolvers, et certains ne se gênent nullement pour le montrer.
Le va-et-vient continuel des gardes, dont certains avaient des mines
patibulaires, me fait craindre que la première nuit ne se termine
tragiquement. Kidnappé dans le plus grand secret, amené dans une villa
inhabitée sans plus d’explication, je ne peux que trouver une allure
macabre à toute cette aventure. L’atmosphère est propice et les
conditions remplies pour une liquidation en douce.
A mes demandes d’explication sur les raisons de cette expédition mes
gardes répondent invariablement qu’ils n’en savent pas plus que moi.
Durant quatre jours, le ventre creux, je demeure dans cette villa,
cherchant désespérément à communiquer avec les villas voisines, sans
résultats.
Le lundi 24 juin, à la tombée de la nuit, on m’embarque en voiture
pour une autre destination. Au lieu de suivre l’itinéraire emprunté la
première fois, on préfère zigzaguer pour déboucher enfin sur la grande
route qui vient du Pont d’Hydra et continue tout droit.
La Colonne Voirol, chemin Beaurepaire, El Biar, Boulevard G. Clemenceau,
Garde mobile, caserne Ali Khodja (ex-caserne d’Orléans), Barberousse,
Boulevard de la Victoire : on échoue enfin au siège de la gendarmerie
nationale. A ma descente de voiture, dans la cour plongée dans
l’obscurité, le cérémonial est en place et je suis immédiatement entouré
par une dizaine de gendarmes, mitraillette au poing, un peu curieux, un
peu fébriles. Le colonel Bencherif est là et, sous sa direction,
escorté de gendarmes diligents, j’ai droit à une chambre et un lit qui,
selon ledit colonel, valent mieux que ceux de la Santé. Merci.
Mercredi 26. Réveil précipité à quatre heures du matin et départ par
l’aérodrome de Chéraga où, à cinq heures, un hélicoptère prend l’air en
direction d’Oued Nosron qu’il atteint à 7 h 20.(…)
(…) C’est tout simplement stupéfiant. On peut vraiment admirer la perspicacité de la sécurité militaire !
Aucune réponse à mes lettres, ce qui ne me laisse plus aucun doute sur le sérieux et la légalité de l’affaire.
Ce régime a peur de la clarté, comme les oiseaux de nuit qui ne peuvent voler que dans l’obscurité. (…)
(…) A Oued Nosron, toujours flanqués de nos gendarmes menés par le
commandant Mohamed, adjoint de Bencherif, nous avons droit à une halte
de deux heures. Ensuite, à bord de voitures légères, nous prenons la
route, Sidi Bel Abbés, Saïda, Mecheria, Aïn Sefra et, à la tombée de la
nuit, Béni Ounif. Une autre halte brève et, dans la nuit saharienne,
nous voici à Colomb Béchar, complètement éreintés par un voyage de mille
kilomètres sous une chaleur accablante.
Précipitamment, on nous introduit dans une chambre où quatre lits de camp, à moitié déglingués, nous attendent.
Des soldats, armés de mitraillettes nous gardent toutes portes et fenêtres closes (…).
Mohamed Boudiaf sera transféré ensuite sans explication à Tsabit,
dans l’extrême Sud saharien. Après cinq mois de séquestration arbitraire
et un mois de grève de la faim, il sera libéré et forcé à l’exil. Le
régime en place l’effacera des tablettes de l’Histoire de l’Algérie
durant près de trois décennies et ce, jusqu’à janvier 1992, lorsque des
généraux putschistes feront appel à lui pour couvrir, de sa légitimité
historique, la gravissime atteinte à la souveraineté populaire. Trompé
par ses « amis « , il acceptera cette mission fatale qui lui coûtera la
vie en juin 1992 lorsqu’un sous-officier du Groupe d’intervention
spécial (GIS) l’assassinera à Annaba.
___________________
Année 1964.
Arrestation et déportation au Sahara de Ferhat Abbas, premier président
du gouvernement provisoire (GPRA) durant la guerre de libération
nationale et premier président de l’Assemblée nationale Constituante de
l’Algérie indépendante. Il venait de démissionner de son poste de
président de l’Assemblée quand Ben Bella décida de discuter de la
Constitution dans un …. cinéma. Extraits de son témoignage (3)
Le 3 juillet 1964 à 21 heures, des policiers, tels des malfaiteurs,
escaladèrent la clôture de ma villa à Kouba (Alger) et se présentèrent à
ma porte, mitraillettes aux poings. J’étais couché. Mon épouse leur
ouvrit la porte et fut saisie de frayeur devant ces hommes armés. Ces
policiers, conduits par le commissaire central, feu Hamadèche, venaient
pour m’arrêter et me conduire je ne sais où. Ils n’avaient aucun mandat
d’arrêt. Je ne connaissais ni le commissaire, ni aucun de ces agents.
J’ai donc refusé de les suivre.
Après une longue et pénible discussion, ils capitulèrent. Néanmoins,
ils investirent la maison. Le lendemain, et jusqu’au 19 août, des
policiers en armes et par groupes de quatre montèrent la garde, jour et
nuit, autour de ma demeure.
Le 19 août, un inspecteur, accompagné de deux policiers, se présenta à
8 heures du matin pour m’informer que le commissaire central désirait
me voir. Je les ai suivis. Je fus conduit d « abord dans un bâtiment sur
les hauteurs de Saint-Eugène, aujourd’hui Bologhine, ensuite à El Biar,
devant les locaux de la Sécurité générale. Une autre voiture m’emmena
dans une villa, ancienne clinique désaffectée, où je fus enfermé
jusqu’au 30 octobre.
Dès que j’eus quitté la maison, la police se mit à perquisitionner
chez moi, au mépris de la loi. En fouillant, elle trouva une lettre que
mon fils, étudiant de 19 ans, m’avait envoyé à Sétif où je me trouvais
en avril 1964. Il me disait qu’un ami était venu m’avertir qu’il était
question de mon arrestation et que je devais prendre mes précautions.
Je n’avais aucune précaution à prendre. Je n’étais mêlé ni de près ni
de loin aux événements du jour et n’avais rien à cacher. En découvrant
cette lettre, la police arrêta mon fils et l’emmena à l’ancienne
clinique Roubi où il fut enfermé, laissant sa mère en pleurs et dans la
désolation. (…).
(…) A El Biar, j’étais au secret. Mais j’ai su cependant que j’avais
beaucoup de compagnons d’infortune : le président Farés, l’ancien
ministre de la Justice Amar Bentoumi, le commandant Azzeddine, le
commandant Larbi Berredjem de la Wilaya II, les frères de l’ancien
ministre des PTT, Hassani, les députés Boualem Oussedik, Brahim
Mezhoudi, etc.
Le samedi 31 octobre à 2 heures du matin, certains d’entre nous
furent libérés. Le lieutenant chargé de notre surveillance nous informa
que nous étions libérés. Nous nous préparâmes et des voitures nous
emmenèrent sur une place d’El Biar où le directeur de la Sûreté
nationale, Nadir Yadi, nous attendait. Celui-ci nous fit mettre les
menottes, fit encadrer chacun de nous par deux policiers tandis que deux
autres se relayaient au volant des voitures qui se dirigeaient vers le
Sud oranais. Je dois dire que dès le départ du directeur de la Sûreté,
et à peine avions-nous fait une centaine de mètres, que le policier
responsable de ma voiture m’ôta les menottes. » Je n’admets pas,
dit-il, qu’on mette des menottes à notre père et au père de notre
indépendance « . (…)
(…) Nous arrivâmes à Béchar vers minuit. Nous fûmes conduits dans des
pièces vides. Je réclamai un matelas et des couvertures. Le wali, Rachid
Ali Pacha, me les fit porter. (…).
(…) Nous fûmes libérés, Bentoumi fin mai, et moi le 8 juin 1965. Ces
événements se passèrent alors que Ben Bella détenait le pouvoir. Mais il
ne devait pas le garder longtemps puisqu’il fut arrêté le 19 juin (…).
(…) En 1964, je fus arrêté parce que je ne voulais pas suivre Ben Bella
dans son aventurisme et son gauchisme effréné. J’ai démissionné de la
présidence de l’Assemblée nationale constituante dès le jour où la
Constitution du pays fut discutée et adoptée en dehors de l’Assemblée
que je présidais et des députés élus pour le faire. La discussion et
l’adoption eurent pour cadre une salle de cinéma de la ville, « Le
Majestic « . Là fut institutionnalisé le parti unique, à l’instar des
démocraties populaires.
________________________
Année 1964.
Kidnapping et déportation au Sahara de Abderrahmane Farès, ancien
président de l’Exécutif provisoire (organisme de transition après les
accords d’Evian) et député de l’Assemblée nationale Constituante de
l’Algérie indépendante. Extraits de son témoignage (4)
Le 7 juillet 1964, en quittant l’Assemblée nationale vers 19 heures, je
trouvai à l’entrée de l’immeuble de la rue Michelet, où j’habitais, deux
compatriotes habillés en civil qui m’attendaient.
- Monsieur le Président, me dirent-ils, le commissaire de police d’El
Biar désire vous voir, il y a une communication urgente et
confidentielle à vous faire.
- Puisque c’est urgent, allons-y tout de suite.
J’étais accompagné de mon neveu Abdallah et de mon chauffeur, qui
étaient déjà dans la voiture. Arrivés à destination, je vis mes deux
interlocuteurs entrer dans le commissariat pour en ressortir presque
immédiatement et me dire :
- Monsieur le Président, venez avec nous, le rendez-vous est plus loin.
Je les suivis et ne tardai pas à m’apercevoir que notre destination
n’était pas celle indiquée. A un moment donné, mes compagnons me dirent :
- Mettez votre veste sur votre tête, le lieu où nous allons est secret.
En souriant, je leur dis :
- Nous voilà revenus au temps de la cagoule.
- Nous ne sommes que des exécutants, me répondirent-ils.
Lorsque la voiture s’arrêta, ils me prirent par la main. Je n’enlevai
la veste qu’à l’intérieur d’un immeuble genre villa. Je reconnus
l’ancienne clinique du Dr Roubille. Mes compagnons disparurent aussitôt
et je me trouvai en face d’un jeune djoundi mitraillette sur les genoux
qui me prit ma serviette, que je n’ai plus revue, ma ceinture et mes
lacets de souliers. Il me conduisit dans une pièce sans fenêtre où il
n’y avait qu’une paillasse et une couverture.
Le soir, j’eus la visite d’un jeune garçon qui m’apporta une gamelle
de soupe, un peu de pain et un verre d’eau. En me reconnaissant, il me
dit : » Je vous apporterai demain matin un paquet de cigarettes et une
boite d’allumettes » . Il tint sa promesse en m’apportant un breuvage
appelé café.
Je n’eus droit pendant mon séjour qu’à une promenade, seul, d’une
heure par jour, dans la cour de la clinique devenue prison. Le soir,
j’entendais les cris poussés par les militants que l’on torturait.
C’était horrible.
Un jour, en allant aux toilettes, je reconnus dans la cour de la
clinique quelques amis. L’un d’eux Aït Chaâlal, qui devint par la suite
ambassadeur d’Algérie à Bruxelles, en passant près de moi me chuchota en
faisant allusion aux tortures subies : » Hier, c’était nous » (…)
M. Farès sera déporté à In Salah et ne sera libéré que le 7 juin 1965.
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Année 1967.
4 janvier. Assassinat de Mohamed Khider, membre fondateur du FLN et
ancien ministre d’Etat du GPRA. Témoignage de Hocine Aït Ahmed.
Extraits. (5)
(…) Les tenants et les aboutissants de l’affaire Khider, assassiné à
Madrid en janvier 1967 ne sont pas plus mystérieux. Là encore, le crime
est signé. La police espagnole a fait également son boulot et comme la
famille de Mohamed Khider s’était constituée partie civile, les
autorités judiciaires étaient parvenues à des conclusions accablantes
pour le pouvoir algérien. On sait que c’est devant son domicile, dans sa
voiture, en présence de sa femme que le malheureux Khider a été criblé
de balles. Le tueur est promptement identifié : il s’agit de Youcef
Dakhmouche. Appartenant à la pègre, il était téléguidé par les services
secrets algériens. Cette liaison, on ne cherchait même pas à la
dissimuler puisque Dakhmouche était en rapport constant avec un certain
Boukhalfa, l’honorable correspondant de la SM à Madrid et….attaché
culturel à l’ambassade d’Algérie ! (…)
(…) Or, j’ai appris par la suite que, la veille de son assassinat,
Khider envisageait de constituer un gouvernement en exil. Il avait
consulté à cet effet Mohamed Lebjaoui et Krim Belkacem. Il ne s’en était
pas ouvert à Mohamed Boudiaf ni à moi-même. Mais la perspective d’un
regroupement, même partiel, de l’opposition, pouvait être interprétée
comme une menace sérieuse par un Boumediène qui n’était au pouvoir que
depuis moins de deux ans et éprouvait impérieusement le besoin de
consolider son régime. De là à penser qu’il fallait éliminer Khider….
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Année 1967.
Assassinat du colonel Saïd Abid, chef de la 1ère région militaire
(Blida) et mise en place de l’Etat militaro-policier. Témoignage du
colonel Zbiri, chef d’Etat-Major. Extraits (6).
(…) Le 14 (décembre), à 9 heures du soir, alors que je me trouve dans
les environs de Blida, le commandant Saïd Abid, qui venait de refuser
catégoriquement par téléphone à Boumediène d’engager une partie de ses
unités contre celles qui marchaient sur Blida, est trouvé mort dans son
bureau. La nouvelle, et la thèse officielle du suicide, ne seront
divulguées que trois jours plus tard. Trois jours pendant lesquels des
officiers fidèles à Boumédiene ; le commandant Chabou, le commandant
Slimane Hoffman, le commandant Bencherif, commandant la gendarmerie, qui
se trouvaient au PC de la 1ere région, continueront de donner des
ordres en son nom. Il n’y aura pas de constat médico-légal. Le corps,
contrairement aux traditions religieuses de l’Islam, sera placé dans un
cercueil. Mais le père de Saïd Abid, qui est taleb, n’en veut pas et
réclame l’ouverture : on constate que le corps porte les traces de deux
balles dans la poitrine et d’une dans la tempe gauche, ce qui est
beaucoup pour un suicide. …
On dit aussi qu’il a laissé une lettre manuscrite expliquant son
geste : cette lettre ne sera jamais publiée. Dans ces conditions, il est
bien difficile d’admettre la thèse du suicide et tout porte à croire
que le commandant Saïd Abid a été bel et bien « liquidé « . Un autre de
mes amis, le colonel Abbés, trouvera également la mort vingt-cinq jours
plus tard, dans des conditions suspectes, entre Cherchell et Alger. (…)
(…) Les conséquences de la crise peuvent être ainsi évaluées :
l’armée est meurtrie, divisée : cinq mille officiers et cadres de
l’armée, autant de civils (assemblée, comité central, ministres) sont
arrêtés (certains, ont depuis, été libérés) ; tous les téléphones
officiels sont branchés sur les tables d’écoute, le courrier est
surveillé ; la sécurité militaire est renforcée considérablement : elle
double et surveille la sûreté nationale. L’appareil policier mis en
place à l’occasion de la guerre contre le sionisme se tourne de plus en
plus vers la répression intérieure. La police, ou plutôt les polices, se
multiplient : des informateurs » contractuels » sont pris parmi les
chômeurs ; un insupportable climat d’espionnite sévit dans la
population. Les services spéciaux torturent comme au temps des paras. Il
y avait dix mille gendarmes en 1967, il y en a quinze mille
aujourd’hui. Les agents des différentes polices grenouillent en Europe.
Les ambassades et les agences d’Air Algérie en sont truffées.
Dans l’armée, sur un budget de 650 millions de dinars, 110 millions
sont consacrés à la sécurité militaire. Le « socialisme » de l’Algérie
n’est plus qu’un mot qui couvre désormais une dictature policière. (…)
_____________________
Année 1968.
Témoignage du commandant Bouregaâ Lakhdar, officier de l’armée de
libération nationale (ALN), membre du commandement de la wilaya IV
(Algérois), et chef de la fameuse katiba Zoubiria. Cet officier
s’opposera à la prise du pouvoir par l’armée des frontières au lendemain
de l’indépendance et refusera son recyclage par la corruption. Il fera
alors l’objet d’un harcèlement permanent par le pouvoir au lendemain du
coup d’Etat du 19 juin 1965 et plus particulièrement après l’échec du
putsch du colonel Zbiri en 1967. Il sera kidnappé en 1968, incarcéré et
torturé avant d’être condamné arbitrairement en 1969 à 30 années de
réclusion par le tribunal « révolutionnaire » ( juridiction
d’exception). Il sera gracié après 7 années de détention. (7)
» Je suis rentré chez moi et auprès de ma famille après un voyage en
Europe….Et j’ai repris ma vie habituelle. Un jour et alors que je me
promenais dans la rue Larbi Ben M’hidi, à Alger….mes pas m’emmenèrent au
magasin de l’une de mes connaissances. Je m’apprêtais à rentrer au
magasin quand une bande de civils m’encercla et m’attacha mes poignets,
sous le regard des passants. Ces hommes me poussèrent vers une voiture
noire de type Peugeot 403. Quelques instants plus tard, ils
m’introduirent au commissariat de police situé à la rue Cavaignac….Je
suis resté en ce lieu jusqu’à minuit. Des gardiens se relayaient pour me
surveiller et chacun d’eux me regardait avec étonnement mais sans
m’adresser la parole. Ils m’entraînèrent ensuite vers un grand bâtiment
et me jetèrent dans une cellule sombre située au sous-sol….J’ai appris
par la suite que dans ce bâtiment se trouvaient d’autres prisonniers
accusés d’appartenir au mouvement de Krim Belkacem.
J’ai séjourné dans cette cellule un mois. J’ai connu toutes les
variétés de torture physiques et psychologiques comme les bastonnades,
les coups de pieds, la gégène appliquée sur les parties sensibles du
corps…Ils jetaient de temps à autre sur ma tête et sur mon corps, de
l’eau sale. Les méthodes de torture variaient avec les tortionnaires…. A
chaque fois que je perdais connaissance, ils cessaient les supplices.
…et reprenaient à nouveau dès que je me réveillais. Je ne me suis jamais
imaginé qu’il y avait au sein des appareils chargés des
interrogatoires, des esprits aussi chargés de haine contre l’être
humain, comme ce que je venais de voir moi-même !
Je commençais au fil des jours et des mois à m’adapter
psychologiquement et physiquement aux cauchemars de la torture
quotidienne…. Au point où j’ai perdu toute sensibilité à la douleur et
que s’est installé entre les tortionnaires et moi un dangereux défi :
les tortionnaires ne pouvaient venir à bout de ma volonté, je criais de
toutes de mes forces et moi, je ne pouvais ni mourir ni abandonner mes
principes.
C’est ainsi que ce conflit a évolué vers l’impossible…. Je répétais à
mes tortionnaires que tout ce que je connaissais comme secrets étaient
connus par leurs appareils de sécurité. Ils comptaient sur la poursuite
de la torture et sur le temps pour m’arracher ce que je savais comme
informations et secrets, et ce jusqu’au 27 août 1968, date à laquelle
ils me transférèrent, pratiquement paralysé, vers la prison de Sidi El
Houari d’Oran…. Et à chaque fois que ma famille demandait de mes
nouvelles, la police lui répondait qu’elle aussi, était à ma recherche
pour m’arrêter….et que pour cette raison, il fallait que ma famille
coopère pour me retrouver ! ! ! ! !
Je n’ai pas changé mes vêtements durant près de trois mois, mois
faits d’incarcération et de torture. … Ils m’empêchèrent de laver mon
linge….Au moment de me transférer de ma cellule d’Alger vers celle de
Sidi El Houari d’Oran, ils m’attachèrent les poignets avec des menottes
et me joignirent à d’autres détenus ligotés comme moi. Ils nous
bandèrent les yeux. Il nous était impossible de savoir s’il faisait jour
ou nuit. ….Puis ils nous parquèrent dans un camion sale, sans fenêtre
ni aération d’où des odeurs nauséabondes se dégageaient. Ce maudit
camion démarra de la capitale vers Oran, soit un trajet de 500 km dans
un tel état. Notre surprise fut plus grande quand on entra à la prison
de Sidi El Houari et quand les gardiens se mirent à ouvrir les portes,
avec les bruits et les grincement des serrures. J’ai deviné, alors que
j’avais les yeux bandés que la prison avait plusieurs portes. Les
gardiens ne se contentèrent pas de nous garder à cet étage mais nous
descendirent à travers des échelles spiralées, dans les profondeurs de
la terre, pour nous enfermer dans des cellules individuelles. Cette
prison était une citadelle qui donnait sur la mer. Construite par les
espagnols lors de l’occupation de cette région, pour se protéger des
résistants algériens, elle avait plusieurs passages et tunnels
souterrains pour la cache d’armes. C’était aussi une prison terrifiante,
avec son froid hivernal glacial, ses bestioles venimeuses, ses saletés
et son visage hideux et d’enfer qui terrorisaient les esprits.
Les cellules se présentaient sous forme de puits, situées au bord des
passages. De véritables monstres aux gueules béantes qui avalaient dans
leurs ténèbres et chaque jour, des êtres humains, avec leur chair, leur
sang et leurs esprits (…)
(…) Le gardien m’ôta le bandage que j’avais sur les yeux et me poussa
avec la crosse de son arme dans la cellule. Je n’ai pas pu me contrôler
et je suis tombé à terre. Je ne m’étais pas rendu compte que le niveau
de la cellule était plus bas que celui de la porte. (…).
(…) Au matin du 27 septembre 1968 et aux environs de 19 heures, les
geôliers ouvrirent la porte de ma tombe terrifiante et me lancèrent à
haute voix : » rampes pour sortir de la cellule « . Je me suis mis
effectivement à ramper et j’ai pu difficilement me hisser au niveau du
passage où j’ai trouvé une armada de gardiens qui étaient en réalité des
agents de la sécurité militaire, comme je l’ai su par la suite. Ils me
jetèrent dans un véhicule pour prendre la direction de la capitale. Mais
avant de nous rendre à la prison, les agents firent plusieurs tours
dans les rues de la ville, alors que j’avais les yeux bandés, pour ne
pas pouvoir reconnaître les lieux. J’ai failli vomir de faim, de fatigue
et à force de tourner dans ces ténèbres. Et finalement la voiture qui
dégageait de mauvaises odeurs s’arrêta et mes geôliers m’emmenèrent vers
un nouveau cachot de pierres. …En entrant, le chef me dit : » Tu es
maintenant entre des mains sûres. Tu es avec des agents de la sûreté
nationale. Nous t’avons ramené vers la capitale pour poursuivre les
investigations avec toi car le premier interrogatoire n’était pas
concluant « .
C’est ainsi que commença une nouvelle étape avec les tortionnaires et
l’interrogatoire. Des milliers de questions sortaient de leurs bouches
jour et nuit, chacun prenant le relais de l’autre pour m’interroger.
Puis c’était tout un groupe qui me questionnait en même temps. Les
questions s’enchevêtraient (…)
(…) J’étais alors convaincu que ces tortionnaires étaient des malades
mentaux, leur seul souci est de jouir des supplices qu’ils faisaient
subir aux prisonniers. (…)
(…) Les tortionnaires contemplaient les séquelles de blessures sur mon
corps contractées durant la grande guerre de libération, lorsque nous
affrontions le féroce ennemi colonial, poitrines et pieds nus. Ils
regardaient les cicatrices des orifices de balles, éteignaient dessus
leurs mégots de cigarettes et les trituraient avec des barres
métalliques chauffées, tout en s’interrogeant avec ironie : » s’agit-il
vraiment de cicatrices de balles de l’ennemi ou de morsures de chiens ?
« . Un autre ajoutait : » effectivement, il s’agit bien de séquelles
de morsures ici « . Un troisième s’interrogeait : » est-ce que vraiment
le moudjahid était courageux et affrontait les canons et les tirs de
mitraillettes….Montres-nous ta bravoure ! » Et leurs ongles
s’enfonçaient sauvagement dans mon corps, déchirant les cicatrices de
mes anciennes plaies.
Mes tortionnaires ne désespéraient pas de me vaincre
psychologiquement. Ils eurent recours à une nouvelle méthode qui leur
permettait de se reposer un peu avant de reprendre d’autres séances
d’interrogatoires. Ils attachaient mes poignets avec des menottes au
plafond et me laissaient suspendu, les pieds pendants. Je restais dans
cette position un bout de temps, au point de sentir mes os se
désarticuler les uns des autres. Un tortionnaire me mettait un cours
instant une chaise sous les pieds, permettant à mon corps de se
soulager. Puis soudainement, il l’enlevait. Je me sentais alors
plongeant dans un ravin profond (…).
(…) Alors que j’étais dans les ténèbres de ma cellule, j’ai entendu
frapper à ma porte puis le bruit de clés et la voix du geôlier qui
s’élevait en disant : » Prends tes affaires et soit prêt pour sortir.
Tu viens d’être amnistié… le procureur t’attend… « . Je lui ai alors
dit, tout en ramassant mes maigres affaires : » En quelle occasion, le
pouvoir m’a amnistié ? « . Il me répondit d’une manière ferme pour
éviter de prolonger la discussion avec moi : » Ne sais-tu pas que cette
nuit est celle du 1er novembre 1968 ? « . Je sortis de la cellule vers
la grande salle, mains et pieds enchaînés, avançant entre deux rangées
de gardiens qui surveillaient les nombreuses cellules aux portes
métalliques. ….Nous entendîmes des coups de feu et des youyous de femmes
à l’extérieur. Les geôliers se mirent à me faire plusieurs tours puis
me descendirent à travers des escaliers en pierre pour aboutir à un
passage. Avant même de me mettre debout, un gardien me poussa vers une
porte métallique et son collègue me surpris de derrière d’un violent
coup de pied. J’ai failli tomber à terre et je me suis alors retrouvé
dans une autre cellule… J’ai été accueilli par un vent froid et je
commençais à connaître les contours de ma nouvelle cellule que m’avaient
offerts mes geôliers en cette nuit grandiose du 1er novembre. …Je
découvrais qu’il s’agissait d’un vaste WC construit pour les besoins de
toute la prison ! ?
(…) J’étais profondément épuisé. Je ne pouvais supporter mon corps de
par sa maigreur et les séquelles des plaies dues aux tortures, quand
soudain vint se dresser devant moi, un gros rat, au regard perçant. J’ai
essayé de le chasser avec mon broc, mais je craignais que ce dernier
tombe dans la fosse. Puis avec un pan de mes vêtements, j’ai pu le faire
reculer. Il disparut dans le trou de la fosse, poussant des cris de
protestation probablement contre ma présence sur son territoire. Je fus
rassuré momentanément de sa disparition. Il ne tarda pas à revenir avec
une armée d’autres rats. J’ai reculé, effrayé, m’appuyant sur le mur,
tout en puisant toutes les forces qui me restaient pour affronter les
rats de la prison. Et je me suis souvenu que nous étions la nuit du 1er
novembre ! Je me suis aussi souvenu de mon enfance dans mon village
tranquille et paisible quand je pêchais avec mes proches, des poissons
dans les oueds et les ruisseaux…. et chassais les oiseaux multicolores
dans la forêt. Puis je me suis souvenu de ma tendre jeunesse quand je
participais avec les héroïques moudjahidines à la chasse de l’ennemi et à
leur poursuite en tous lieux sur notre vaste terre sacrée. Mais après
toute cette époque riche en faits et en victoires, je me retrouve
aujourd’hui prisonnier, entre quatre murs, dans les profondeurs de la
terre……cerné par des rats, la nuit du 1er novembre ! ! ! ! (…).
___________________
Année 1970.
Octobre. Assassinat de Krim Belkacem, membre fondateur du FLN, ministre
des Affaires Etrangères du GPRA et signataire des accords d’Evian.
Témoignage de Hocine Aït Ahmed sur la mort de Krim et sur les techniques
« d’approche » des opposants par la sinistre police politique (SM).
Extraits. (5)
C’est dans sa chambre d’hôtel à Francfort que Krim Belkacem fut étranglé
avec sa propre cravate. Il n’a été découvert qu’après plus de
vingt-quatre heures par le personnel de l’établissement. A l’évidence,
le forfait ne pouvait être perpétré que par un familier de la victime.
La police allemande a fait son travail ; les tueurs lui avaient
d’ailleurs facilité la tâche. N’avaient-ils pas laissé des documents
compromettants dans une serviette abandonnée à la consigne de l’aéroport
? On a su ainsi qu’ils étaient au nombre de trois dont le commandant
H’mida Aït Mesbah, chef du service opérationnel de la Sécurité Militaire
(SM) et qui sera décoré….lors des cérémonies du trentième anniversaire
de la révolution, le 1er novembre 1984 !
Je peux révéler aujourd’hui que le malheureux Krim était tombé dans
un guet-apens. Voici les faits : la SM avait mis au point un scénario de
coup d’Etat et lui avait proposé d’en prendre la tête. Pour les besoins
de la cause, Aït Mesbah, qui connaissait bien Krim depuis la guerre,
s’était converti à l’opposition. Tout était fin prêt pour la prise du
pouvoir, avait-il expliqué à Krim. La proclamation annonçant la chute de
Boumediene était même enregistrée. Un gouvernement était constitué :
autour de Krim, président de la République, siégeait Aït Mesbah à
l’Intérieur ; Mouloud Kaouane, personnage peu recommandable, écopait de
la…Justice ; la Défense revenait au colonel Mohamed Salah Yahiaoui, mais
on avait omis de le consulter….
C’est d’abord en France que le complot, c’est-à-dire l « assassinat
de Krim, devait se dérouler. Il était question de faire disparaître le
corps dans une villa louée à cette occasion en Provence. J’ai des
raisons de penser que la police française en avait eu vent ; Krim s’est
vu interdire de séjourner sur le territoire français sans autorisation
préalable. Les préparatifs du coup d’Etat se sont transposés ailleurs et
c’est ainsi que le rendez-vous fatal eut lieu à Francfort.
Comment Krim, qui n’était pas né de la dernière pluie a-t-il pu se
faire avoir de la sorte ? La question se pose d’autant plus qu’il était
expressément informé de la finalité réelle de la conspiration à laquelle
il avait accepté de participer. Il était très précisément affranchi sur
le rôle confié à Aït Mesbah. Là-dessus, je n’ai aucun doute pour la
bonne raison que je l’ai moi-même mis en garde.
On comprendra sans mal que je ne puisse pas dévoiler mes sources. En
revanche, je peux dire que c’est par le truchement d’un haut
fonctionnaire suisse aujourd’hui à la retraite que je m’étais empressé
de communiquer à Krim Belkacem ce que je savais de l’attentat qui se
tramait contre lui, et cela plusieurs semaines avant son exécution. (…)
(…) Il convient d’ajouter toutefois que Krim n’était pas le seul
visé. Environ un an avant que Krim soit « approché « , j’ai eu droit à
la sollicitude des agents de la SM, déguisés en opposants purs et durs.
Le piège dans lequel est tombé Krim était exactement identique à celui
qui m’était tendu. A croire que la SM manque d’imagination…
Aït Mesbah, flanqué de deux compères, était venu en Suisse pour me
proposer d’être la figure de proue du coup d’Etat avant d’être nommé
président de la République. Bien entendu, il avait commencé par
instruire le procès de Boumediene et de son régime ; il m’avait
longuement expliqué comment le mécontentement dans le pays et l’armée
avait atteint les limites de l’intolérable. Aït Mesbah ne dissimulait
pas ses fonctions au sein de la SM. Mieux : c’est en tant que chef du
service opérationnel disposant d’une force de frappe décisive qu’il
m’entretenait. D’ailleurs, suprême habilité, il ne me demandait rien,
sinon de donner mon assentiment à l’opération. En clair, il m’offrait le
pouvoir sur un plateau d’argent.
J’ai décliné son offre en disant que j’étais par principe hostile à toute opération de ce genre. (…)
(…) Mais notre barbouze ne s’est pas estimé vaincu pour autant. Il est
revenu obstinément à la charge, mais j’ai refusé tout aussi obstinément
de le rencontrer. Il a continué à m’envoyer assidûment des rapports
relatant ses efforts pour élargir l’implantation du FFS en Algérie. De
guerre lasse, il a fini par lâcher prise. Plus exactement par changer de
cible.
Toujours est-il que lorsque j’ai appris que le même individu avait
pris langue avec Krim, j’ai éprouvé aussitôt les pires appréhensions,
lesquelles, hélas, n’étaient pas infondées.
—————————————-
Année 1971.
Extraits d’un tract diffusé en avril 1971 par le parti communiste
algérien (Parti de l’avant-garde socialiste d’Algérie, PAGS) faisant
état de tortures et de harcèlements de ses militants par le régime du
colonel Boukharouba. (8)
(…) Le 22 avril au soir, deux personnes se présentant au domicile de
notre camarade Abdelhamid Benzine, dirigeant du PAGS. En l’absence de
Madame Benzine, l’un de ces deux visiteurs demande à son fils âgé de 15
ans d’aller tout de suite » avertir les camarades parce qu’il y avait
eu des arrestations « . Après cette veine provocation 14 policiers en
civil ont fait irruption dans l’appartement qu’ils ont ensuite fouillé.
A son arrivée, Mme Benzine est accueillie par les policiers, revolver
au poing. Elle leur demande leurs papiers et le mandat de perquisition,
mais ils répondent par des moqueries. L’un d’eux cependant exhibe une
carte de la » Sécurité Militaire « . Puis certains policiers repartent
emmenant avec eux le fils de Mme benzine et les deux » visiteurs » en
déclarant à sa mère qu’il ne serait retenu qu’une dizaine de minutes
pour un bref interrogatoire. Les deux visiteurs n’étaient en fait que
des policiers chargés d’une mise en scène grossière devant permettre
l’enlèvement du fils de Mme Benzine. Les autres policiers demeurés dans
l’appartement se livrent à toutes sortes d’intimidations et de
provocations à provocation de Mme Benzine et de sa fille.
Les policiers quittent l’appartement le 24 avril dans la journée
après avoir coupé le téléphone, alors que le fils de Mme Benzine n’est
toujours pas revenu. En fait il est séquestré durant 4 jours (jusqu’au
lundi soir) dans les locaux de la » Sécurité Militaire « , probablement
à Bouzaréah, près d’Alger. Emmené avec un bandeau sur les yeux il ne
verra pas le jour durant ces 4 journées. Il est interrogé sur son
beau-père, brutalisé et torturé à l’électricité. A un moment donné,
après une séance de torture, on lui appliqua sur une partie du cou un
coton imbibé d’un liquide qui le plongea dans l’évanouissement. Une
visite médicale a établi, après sa libération, qu’il portait des traces
de sévices. A un moment de l’interrogatoire une gifle plus violente que
les autres a fait sauter le bandeau et les tortionnaires se sont alors
caché le visage.
Avant de le libérer les policiers ont menacé le fils de Madame
Benzine qui est de nationalité française, de l’expulser d’Algérie, ainsi
que sa mère, s’il racontait ce qui s’était passé dans les locaux de la
S.M. Emmené en voiture, les yeux toujours bandés, ils l’ont ensuite
placé face à un mur et lui ont demandé de compter jusqu’à vingt avant de
se retourner sinon il serait abattu (cela pour l’empêcher de relever le
numéro de la voiture).
Ce n’est pas la première fois que la famille de notre camarade
Benzine est l’objet de ces méthodes ignobles : perquisition, arme au
poing, en 1966 ; interrogatoires de Mme Benzine par la P.R.G. en mars
dernier assortis de chantage à l’expulsion ; provocations, filatures,
etc.…
Rappelons aussi qu’en janvier dernier les femmes de nos camarades
Sadek Hadjerès et Boualem Khalfa ont fait l’objet de multiples menaces,
proférés par téléphone, d’enlèvement de leurs enfants. De même le fils
de notre camarade Bachir Hadj Ali a été enlevé, battu, séquestré et
menacé d’être abattu en janvier également.
Ces faits montrent non seulement que la torture n’a pas reculé en
Algérie, mais qu’elle s’est même aggravée au point que les tortionnaires
s’attaquent aux familles de militants et torturent leurs enfants !
Les raisons en sont évidentes : aucune mesure n’a été prise pour
juguler cette plaie qui demeure la honte de notre pays. Notre parti n’a
cessé depuis des années de dénoncer la torture et les tortionnaires, les
illégalités et les crimes contre la dignité de l’homme.
La publication de » L’Arbitraire » (récit de tortures subies par
notre camarade Bachir Hadj Ali après son arrestation en septembre 1965)
et des » Torturés d’El Harrach » (copies des plaintes déposées pour
tortures par de nombreux militants de notre Parti arrêtés également à la
même époque) n’ont pas arrêté la main des tortionnaires. Aucune plainte
pour torture n’a jamais été instruite par les tribunaux. Les
tortionnaires de 1965 sont toujours là. Certains ont bénéficié de
promotions.
C’est le même Belhamza dénoncé dans le récit de Hadj Ali qui a
torturé en juillet-août 1968 Nacer Djelloul et Djamal Labidi, membres du
comité exécutif de l’Union Nationale des Etudiants Algériens, ainsi que
Mohamed Téguia, ancien député, ancien officier de l’ALN et invalide de
guerre. Ce dernier, atteint de graves troubles nerveux à la suite des
tortures, fait l’objet encore de soins à l’heure actuelle.
On ne torture pas seulement à la Sécurité Militaire, mais dans tous
les services de police, à la PRG (police politique), à la gendarmerie et
même dans les commissariats. Que ce soit à Alger, à Oran, à Rouiba (en
décembre 1967), à Constantine, à Sétif ou ailleurs, la plupart de nos
camarades ou des étudiants arrêtés ont subi de graves sévices que nous
avons dénoncés en leur temps. Dans la » Voix du Peuple » n° 35 du 7
juillet 1970 nous signalions le cas d’un ouvrier de Ain Témouchent, père
de 7 enfants, torturé à mort parce que soupçonné de vol, alors que
l’enquête a établi par la suite qu’il était innocent.
Les épouses et les jeunes filles ne sont pas à l’abri de méthodes
encore plus ignobles. En 1968, dans les locaux de la » Sécurité
Militaire » à Alger, les femmes de Nacer Djelloul et Djamel Labidi ont
été menacées devant leurs maris d’être violées et on a poussé
l’ignominie jusqu’à commencer à les déshabiller. En janvier des
étudiantes ont été menacées d’être violées » de toutes les façons
possibles » si elles ne parlaient pas. Et effectivement, un policier
entrait dans le local d’interrogatoire et commençait à se déshabiller !
La torture n’est pas seule en cause. En fait, et malgré les
déclarations officielles sur la sécurité retrouvée et l’égalité des
citoyens devant la justice, la violation des droits et libertés
individuelles est constante. Les arrestations opérées sans mandat, de
jour comme de nuit, sont de véritables enlèvements. Les gardes à vue
durant des semaines sinon des mois durant lesquelles les familles
demeurent sans aucune nouvelle. Ce sont des séquestrations pures et
simples. Les personnes arrêtées sont emmenées avec un bandeau sur les
yeux. On les menace des pires sévices si elles racontent ce qui s’est
passé dans les locaux de police. On essaie par le chantage et les
pressions de transformer les militants progressistes en indicateurs. Les
juges signent les mandats de dépôt sur ordre : des progressistes ont
fait des années de prison sans jugement parce qu’on a trouvé quelques
tracts du PAGS à leur domicile. Au nom du FLN, Kaid Ahmed organise des
groupes armés pour kidnapper et torturer les étudiants. Certains
services de police vont jusqu’à interdire aux inculpés présentés au
Parquet de choisir tel ou tel avocat. L’ordre des avocats se tait. La
justice entérine les illégalités. La presse officielle parle tous les
jours de la torture au Brésil, en Grèce, au Portugal, mais fait le
silence sur la répression en Algérie. Aucune arrestation n’est jamais
rendue publique.
(…) En tout état de cause l’attention du Président Boumediène a été à
plusieurs reprises attirée sur le danger de cette situation., notamment
dans la lettre que le PAGS lui a adressée en Septembre 1968. Nous
écrivions dans cette lettre à propos de l’arrestation de dizaines de nos
militants en juillet 1968 :
… « Un grand nombre de ces hommes et de ces femmes ont été
malheureusement et une fois de plus, odieusement torturés. On a fait
violence à leur dignité d’hommes et de citoyens algériens. On s’est
efforcé de les humilier pour des opinions dont ils ne peuvent être que
fiers. C’est là une constatation amère dans notre pays où la torture est
maudite par la conscience populaire. Pourquoi ne pas appliquer en
priorité aux citoyens de notre pays les règles élémentaires de respect
de la personne humaine dont l’Algérie s’honore de faire bénéficier – à
juste titre – des ressortissants étrangers comme les occupants du Boeing
d’un pays avec qui l’Algérie est officiellement en guerre ? »
Plus récemment, notre camarade Boualem Khalfa a adressé une lettre au
Président Boumediène à propos des menaces d’enlèvement de sa petite
fille et des enfants de Sadek Hadjerès, en attirant son attention sur le
fait que ces méthodes n’étaient que le fruit pourri d’un climat
répressif où la police se permet toutes les illégalités même les plus
graves. De même, en mars dernier Mme Benzine a adressé une lettre au
Président Boumediène pour lui demander d’intervenir pour faire cesser
les interrogatoires illégaux et le chantage dont elle était l’objet.
C’est dire que personne n’ignore, y compris la plus haute autorité de
l’Etat, que la torture existe dans notre pays, que l’arbitraire est la
loi commune. Le fait que cette campagne répressive se soit encore
aggravée dans la dernière période montre à l’évidence que l’objectif
visé est de démanteler le PAGS à tout prix et par n’importe quel moyen
en arrêtant notamment ses principaux dirigeants connus pour leurs
activités patriotiques pendant la guerre de libération et contraints
depuis six ans, à mener clandestinement leur lutte anti-impérialiste et
anti-réactionnaire. (…)
_____________________________
Année 1975.
Mohamed Haroun et Mohamed Ou-Ismaïl Medjeber sont deux militants pour la
culture tamazight. La police politique (sécurité militaire) les
accusera le 25 décembre 1975 d’avoir préparé un attentat contre les
locaux du quotidien El Moudjahid. Arrêtés et atrocement torturés, ils
seront condamnés respectivement à la perpétuité et à la peine capitale
par le tribunal d’exception de Médéa (cour de sûreté de l’Etat).
Dans une lettre adressée au colonel Bendjedid, avec copie aux
organisations des droits de l’homme, la mère de Medjeber raconte les
sévices vécus par ces deux malheureux citoyens. (9)
Villetaneuve le 25 mai 1986
A Monsieur le président de la République
Présidence de la République.
Alger. Algérie.
Objet : Droits de l’Homme en Algérie.
Monsieur le Président,
Il me parait, en tant que mère et citoyenne, indispensable plus
qu’opportun, par référence à vos récentes déclarations quant au respect
rigoureux et indéniable selon vous des droits de l’Homme en Algérie, de
témoigner de l’expérience horrible vécue par mon fils Medjeber
Mohamed-Ou-Smaïl et son camarade Haroun Mohamed, condamnés par la Cour
de Sûreté de l’Etat à la peine capitale et à la réclusion perpétuelle le
4 mars 1976.
Dès leur arrestation par la Sécurité militaire, suite aux vibrations
violentes de janvier 1976, émanant principalement et sensiblement, du
manque de respect – pour la culture berbère, substance particulière et
essentielle à l’équilibre de son propre milieu, voire du monde, et pour
sa volonté de vivre librement, de se développer et de fleurir ses
qualités spécifiques -, mon fils et son camarade, parmi d’autres,
instruments et victimes de cette violence, ont été soumis à d’horribles
tortures :
- Electrochocs sur les parties sensibles de son corps nu, coups de poing
et de pieds « karaté » jusqu’au sang, déformation de la mâchoire
inférieure qui a nécessité son transfert urgent à l’hôpital militaire
Maillot d’Alger, pour le cas de mon fils.
- Flagellation par tuyau en caoutchouc jusqu’à l’ouverture de la chair
de son ventre qui sera arrosée d’eau et saupoudrée de sel puis soumis
aux électrochocs, pieds et mains liés à une chaîne, dans le cas de
Mohamed Haroun.
Entre autres sévices physiques et mentaux indélébiles, traumatisants.
Dix ans après, mon fils, un asthmatique à qui vous refusez une grâce
médicale prescrite expressément et dûment par un expert médical légiste,
présente en son menton une stigmate visible de torture. Quant au
malheureux Haroun Mohamed, un fils de Martyr de la révolution algérienne
qui, en outre, a perdu sa mère au retour d’un parloir, en 1977, il est à
la sinistre centrale de Lambèse, devenu une loque humaine conséquemment
à un « traitement psychiatrique » et à de longues grèves de la faim,
grèves motivées par des conditions inhumaines de détention. Dans son
isolement cellulaire total, il sombre de jour en jour dans la
schizophrénie. Vous lui refusez jusqu’au bénéfice de l’élargissement
accordé aux enfants des Martyrs en novembre 1984.
Votre souci récemment affirmé du respect des droits de l’homme en
Algérie ne vous honorerait que si d’ores et déjà vous mettez fin à la
sauvage répression que subissent depuis plus de 10 ans mon fils et son
camarade.
Dans l’ardent espoir que l’appel angoissé et pressant d’une mère sera
enfin entendu, je vous prie d’agréer, Monsieur le Président,
l’expression de ma très haute et très respectueuse considération.
Madame Medjeber Fatima.
____________________
Année 1976.
En mars de cette année, quatre militants du mouvement national (Ferhat
Abbas, Hocine Lahouel, Benyoucef Benkhedda et Mohamed Kheireddine)
signaient un appel au peuple algérien, dénonçant les dérives du pouvoir
personnel du colonel Boukharouba et les risques d’une guerre fratricide
avec nos voisins marocains. Crime de lèse-Majesté ! La réponse ne se fit
pas attendre. Ces quatre hommes politiques seront assignés à résidence
et leurs biens confisqués. Ferhat Abbas témoigne. (3)
Le 10 mars 1976, à 7h 30, la police frappa de nouveau à ma porte.
C’était le commissaire de police de Kouba, accompagné de deux policiers
en civil. Il venait me signifier que j’étais placé en résidence
surveillée dans ma propre villa. Il m’informa que mon téléphone allait
être coupé et que toute visite était interdite, à l’exception de celle
des membres de ma famille. Je lui demandai s’il avait un mandat motivant
cette mesure. Il n’avait rien. Je lui remis alors une protestation
écrite dans laquelle je m’élevais contre ce procédé arbitraire qui
portait atteinte à ma liberté sans qu’aucune accusation officielle ne
soit portée à ma connaissance. Cette fois-ci, l’Algérie vivait sous la
férule du colonel Boumediene, de son vrai nom Mohamed Boukharouba. Une
semaine plus tard, j’appris que ma pharmacie était confisquée et mon
compte en banque bloqué. Boumediene ne s’inquiéta nullement de savoir si
j’avais les moyens de subvenir à mes besoins et à ceux de ma famille.
Heureusement des amis m’apportèrent leur aide.
Cette situation dura jusqu’au 13 juin 1977. Ce jour-là, à 22 heures,
un inspecteur de police vint m’informer que la surveillance policière
autour de ma demeure était levée et que je pouvais circuler librement en
Algérie. Mon passeport ne me fut rendu qu’après la mort de Boumediène,
survenue le 28 décembre 1978. Quant à ma pharmacie, elle ne me sera
restituée qu’en janvier 1982.
J’ai supporté cet arbitraire sans me plaindre. Je le considérais,
dans le régime sous lequel nous vivions, comme étant dans la nature des
choses. L’Algérie toute entière n’était-elle pas soumise au bon plaisir
du pouvoir personnel et prisonnière de l’autoritarisme ? Lorsque le
pouvoir ne repose sur aucune légalité et encore moins sur la légitimité,
ces excès sont prévisibles.
________________________
Année 1978.
Mohamed Benyahia est un ancien officier de l’armée de libération
nationale (wilaya III). Victime de multiples tracasseries de la part des
barons de la corruption du pouvoir militaire en place, il décide
d’organiser un maquis et de s’opposer par les armes au régime du colonel
Boukharouba. Son groupe est précocement infiltré par la sécurité
militaire qui pilote de bout en bout un parachutage d’armes dans la
région du Cap Sigli. C’est le fameux complot du même nom qui tombera à
point nommé à un moment où les différents clans du système se
disputaient la succession de Boukharouba, agonisant sur son lit
d’hôpital. Témoignage de feu Mohamed Benyahia. (10)
» Haut les mains ! « . Les portes avant de ma « 404 » s’ouvrent et
laissent passer des bras qui nous tirent violemment, le conducteur et
moi. On nous pousse dans une voiture qui démarre aussitôt. On me planque
au plancher, la tête recouverte de mon burnous afin que je ne puisse
distinguer, ni la direction que nous prenions, ni l’endroit où nous
allions. C’était des éléments de la sécurité militaire qui nous avaient
suivis depuis notre départ de mon domicile. (…)
(…) La voiture s’arrête ; on me fait descendre dans un hall bien
éclairé. Au bout d’un long couloir, se trouve une pièce où se tiennent
une dizaine d’hommes en treillis, armés de mitraillettes. Assis derrière
un bureau, un civil m’ordonne de vider mes poches et de tout mettre sur
le bureau. On me fait ensuite passer dans une autre chambre où l’on
m’oblige à me déshabiller. On me donne un vieux treillis et, en guise de
chaussures, des claquettes en caoutchouc. Puis on me conduit dans un
couloir. On me jette dans la cellule n° 10 (…)
(…) La sécurité militaire, service au dessus des lois, a une nouvelle victime à son actif.
(…) J’y suis depuis moins d’une heure quand commence mon interrogatoire.
- Sais-tu pourquoi es-tu là ?
- Non.
- Eh bien, je vais tout te dire, dans ton intérêt et pour que les choses
se passent au mieux entre nous. Je vais d’abord te montrer les
photocopies des lettres adressées par Ferhat Abbas aux autorités
marocaines afin que tu saches que nous sommes au courant de tout. C’est
nous qui avons organisé le premier départ de votre émissaire Bouarroudj
au Maroc.
Je reste pantois. Tout le montage que j’ai échafaudé pour trouver une
porte de sortie est anéanti. Pour gagner du temps et procéder à un autre
montage, je commence à discourir sur la situation néfaste et sur les
injustices commises contre le peuple algérien. Le commandant Aït Mesbah
écoute sans m’interrompre l’acte d’accusation, puis me dit :
- Vas te reposer et nous reprendrons cela plus tard.
Je repars vers ma cellule, entre deux gardes. A peine suis-je allongé
que des pas résonnent. La porte s’ouvre et un garde me fait signe de
sortir. Cette fois, on me conduit dans une chambre. Il y avait deux lits
et un téléphone. On m’ordonne d’occuper un lit et de répondre à tous
les appels.
Dès le matin, le téléphone sonne. C’est la voix de ma femme. Elle
pousse un « ouf » de soulagement. Elle me téléphonait de l’école dont
elle était la directrice. Une demi-heure plus tard, elle me retéléphone,
inquiète :
- Mais où donc es-tu ? Je suis à la maison, et ne te trouvant pas, j’ai composé notre propre numéro et voilà que tu me réponds.
Je lui dis de ne pas s’inquiéter. Le garde qui occupe le lit d’en face et surveille ma conversation, m’ordonne de couper.
Sur ordre de la sécurité militaire, les PTT détournaient les appels. Mon
numéro était sur table d’écoute. Ainsi la sécurité militaire suivant
dans ses locaux toutes mes conversations. (…)
(…) Je suis dans la cellule n° 10 depuis un instant, quand on me conduit
dans une pièce insonorisée où se trouvait un homme qui se présente
comme étant le lieutenant Djillali. Ce lieutenant avait une façon
particulière de mener un interrogatoire. Il posait une question pour
immédiatement faire une digression et raconter sa vie et sa
participation, qu’il faisait remonter à 1954, à la révolution. En
réalité – je le saurai plus tard – il avait appartenu à l’armée
coloniale. Recruté en 1962, il avait obtenu le grade de lieutenant après
de basses besognes pour le compte du régime et de ses chefs.
Je reste cloué sur la chaise le restant de la nuit, la journée du
lendemain, encore la nuit et le surlendemain jusqu’à 14 heures avec,
pour seul aliment, un café de temps à autre. Je perds la notion du
temps. (…)
(…) Il refait le procès-verbal, y change quelques phrases que le commandant Aït Mesbah n’aurait pas comprises.
- Il n’a pas été longtemps à l’école, me dit le lieutenant Djilali.
Ses comptes réglés avec son supérieur, il me parle du sort qui m’attend :
- Il ne faut te faire aucune illusion. Tu seras fusillé. Juste le temps
de mettre au clair ce procès-verbal et la sentence sera exécutée.
- Que la volonté de Dieu soit faite! On exécute donc des gens sans
procès, sans même les traduire devant une quelconque juridiction ? On
tue donc les gens sans même les entendre sur le fond des choses ?
Il sourit :
- Mon ami, pour moins que ça, il y a des gens qui ont disparu à jamais. (…)
(…) Le lendemain, je me réveille tout seul. J’ai le coeur léger. Assis
sur ma couche, je songe à ma situation et j’implore le Tout-Puissant :
- O Dieu très grand, aide-moi, tire-moi des mains de ces païens qui sont
tes ennemis. Mais si Ta volonté est que leurs désirs soient accomplis,
donne-moi, au moins, le courage de mourir debout, en brave, afin que les
miens n’aient pas à rougir de moi.
Je croyais l’interrogatoire terminé et j’attendais que mon sort soit
fixé. Voilà que la porte s’ouvre. On me conduit au bureau habituel.
Quatre hommes s’y tiennent. Leur chef m’ordonne de me déshabiller. Je
m’exécute. Aussitôt, on braque sur moi un projecteur. Le chef me lance
une bordée d’injures. Tout y passe, mes parents…et le reste. Il
s’approche :
- Avec moi, on ne badine pas. Tu diras toute la vérité ou alors tu ne sortiras pas d’ici vivant.
Il joint le geste à la parole, me donne un coup de poing sur l’oreille
gauche et un coup de coude à hauteur de la rate. Je le fixe sans mot
dire. La chaleur envahit mon visage. Je n’ai pas encore repris mon
souffle quand je le vois s’emparer d’une matraque qui était sur son
bureau. Il m’assène un coup entre les jambes. Je sens mon ventre se
déchirer et je tombe, sans un souffle. J’ai la vue brouillée. Dans un
état de semi-conscience, j’entends son camarade lui dire :
- Tu es allé trop fort. S’il nous claque entre les doigts, je m’en lave les mains.
Les tortionnaires se transforment en secouristes. Ils me font asseoir,
mais la tête me tourne. Dans un râle, je leur demande à m’allonger par
terre. Ils acceptent et, après un temps, ils me remettent debout et me
font faire des mouvements. Ils me donnent à boire et me passent de l’eau
sur la figure. (…)
(…) Je subis de nouveaux interrogatoires. Cela n’en finissait plus ! Je
finis par comprendre le but recherché. Ils veulent des aveux sans
rapport avec les faits que l’on me reproche. Selon eux, je serais à la
solde de l’impérialisme, j’entretiendrais des rapports avec des
mercenaires tels Bob Denard dont je ne connaissais le nom que par la
presse. Ils me parlent de Krim Belkacem, de ses « attaches » avec les
services de renseignement israéliens (le Mossad), de mes prétendus
rapports avec le SDEC, le Maroc, les Américains. (…).
(….) Un jour, j’entends des pleurs. Quelqu’un criait : « maman, maman
« . Un moment, je crois qu’il s’agit de mon fils. Je frappe à la porte
jusqu’à l’arrivée du gardien. Je le tance :
- Vous n’avez pas honte d’amener des enfants ici, mais qui êtes-vous donc ?
- C’est une jeune fille de vingt et un ans.
- Et qu’a-t-elle fait ?
- Je ne sais pas. C’est une étudiante et je crois qu’elle est impliquée dans les chahuts de la faculté.
Cette fille subira toutes sortes d’infamies de la part des gardiens. (…).
(…) Je me retrouve devant deux capitaines. Le procureur K…. et le juge
d’instruction B….Le débat s’engage. A la demande du procureur, je brosse
un tableau de mon affaire. Le juge d’instruction me demande de le
suivre au deuxième étage.
Mon interrogatoire commence en présence de deux lieutenants
substituts du procureur et d’un sergent greffier installé devant une
machine à écrire. Le procès-verbal rédigé par la sécurité militaire est
assez volumineux : « Je pense qu’il n’y a pas lieu de tout relire ? »
me dit le juge. Joignant le geste à la parole, il me montre le dossier.
» Est-ce que vous êtes d’accord sur tout ce qu’il contient ? « . Ces
mots sont dits sur un ton calme, mais le regard se veut inquisiteur. Je
lui réponds que je réfute vivement les éléments du dossier imaginés par
la sécurité militaire.
- Et pourtant, vous l’avez bien signé, me dit le juge.
- Oui, sous la menace et les tortures. Je pense que vous n’ignorez rien
des méthodes de vos policiers. Je suis resté cent trente deux jours en
garde à vue sans la visite d’un quelconque magistrat. J’étais abandonné
au bon vouloir des enquêteurs que je remercie de ne m’avoir pas
assassiné, car ils étaient les maîtres absolus et pouvaient disposer de
ma vie comme bon leur semblait. (…)
Benyahia sera condamné par le tribunal d’exception de Médéa (dite
Cour de sûreté de l’Etat) à 12 années de réclusion. Il sera gracié par
le colonel Bendjedid le 31 octobre 1984 après six années d’incarcération
dans les prisons de Constantine, Boufarik et Lambèse.
________________________
Année 1982.
Un important sit-in est organisé le vendredi 12 novembre 1982 devant la
mosquée de l’université d’Alger. Des milliers de citoyens participent à
ce rassemblement à l’appel des Cheikhs Soltani, Sahnoun et Madani. Un
communiqué est publié par ces trois personnalités religieuses pour
dénoncer les dérives du pouvoir « socialiste » et la répression subie
par les étudiants du courant islamique. Le 25 novembre de la même année,
une terrible répression s’abat sur ces personnalités et sur le milieu
intellectuel musulman. Des dizaines d’universitaires sont arrêtés et
sauvagement torturés avant d’être incarcérés au bagne de Berrouaghia.
Cheikh Soltani, 81 ans, sera arrêté, malgré son âge et son état de santé
et séquestré dans un centre de la sécurité militaire des hauteurs
d’Alger (Bouzaréah ?), avant d’être présenté au tribunal d’exception de
Médéa et assigné à résidence surveillé chez lui à Kouba. Il mourra
quelques mois plus tard (avril 1983), privé de liberté, suite à la
dégradation de son état de santé. Des dizaines de milliers de citoyens
participeront à son enterrement. Extraits du témoignage de Cheikh
Soltani (11).
Au matin du jeudi 9 safar 1403 h correspond au 25 novembre 1982, à 4
heures du matin et avant le lever du jour, la sonnerie de notre domicile
de Kouba retentit. Mon fils alla ouvrir la porte extérieure quand
soudain, des agents de la sécurité militaire firent irruption. Ils
l’interrogèrent à mon sujet et il leur répondit que je dormais. A ce
moment ils montèrent à ma chambre et lorsque je sortis à leur rencontre,
l’un d’eux me dit : » Habilles-toi et suis-nous, tu n’es pas le seul
« . Je me suis alors vite habillé et je les ai suivis. Nous avons
emprunté la route des Anassers puis nous sommes passés par le pont en
construction de Birmandreis, en direction de l’autoroute reliant El Biar
au point cité.
Au moment de l’arrivée de la voiture vers le tournant menant à Ben
Aknoun et au stade olympique à gauche, l’un des agents me couvrit la
tête avec un pan de ma gandoura et je n’ai pas pu voir le lieu où
j’allais entrer.
A notre entrée et à notre descente de la voiture, nous avons emprunté un
labyrinthe de miroirs. Après l’avoir traversé, je fus pris de vertige
et j’ai faillit tomber à terre. A ma sortie de cet étroit et étrange
passage, on me fit entrer au bureau d’accueil, pour la prise de ma
filiation et de mon état civil.
Après cette procédure, le secrétaire, officier du grade de
lieutenant, du nom de Abdelkayoum, originaire de Constantine, me demanda
de déposer sur la table tout ce que j’avais dans mes poches. On me
présenta au photographe qui me photographia de face et de profil droit.
Un soldat m’emmena vers une salle de toilettes et exigea de moi d’ôter
mes vêtements et de mettre une combinaison, puis me conduisit vers une
cellule, en m’ordonnant d’y entrer. Elle était exiguë, de 1,50m x 2,50
m, avec une porte métallique portant le n° 4. Il y avait seulement deux
petites fenêtres de 25×25 cm, l’une au milieu de la porte et l’autre au
niveau d’un plafond très haut. Au dessus de cette fenêtre du plafond, se
trouvait une lampe de très faible intensité qui ne permettait pas la
lecture. Il n’y avait pratiquement pas d’aération, car les deux petites
ouvertures donnaient sur un étroit couloir. J’ai failli m’asphyxier. Je
ne pouvais respirer normalement que lorsque je sortais aux toilettes
pour mes besoins naturels, après avoir appelé le gardien. Quant au
matelas, il consistait en un morceau d’éponge sale sur un lit en bois,
sans draps. (…)
(…) Je suis resté trois jours dans cette cellule, soit jeudi,
vendredi et samedi. Le dimanche, je me suis adressé à l’officier cité
précédemment, responsable du centre : » Je ne peux rester dans cette
cellule exiguë, je risque de m’asphyxier du fait de l’absence d’aération
« . Il ordonna alors au soldat de me transférer vers une autre cellule
dans la même rangée, portant le n° 7. Elle était relativement plus
grande, le double de la première, mais les fenêtres étaient identiques.
Le mercredi 1er décembre 1982, j’ai présenté des troubles
respiratoires. J’ai failli m’asphyxier. J’ai frappé à la porte de la
cellule. Au bout d’un certain temps, le gardien, du nom de Zeboudj,
s’est ramené et m’a demandé ce que je voulais. Je lui ai dit d’informer
l’officier responsable du bureau que je voudrais sortir pour respirer un
peu d’air frais. Après l’avoir informé, il lui demanda de me ramener à
son bureau. Je marchais difficilement du fait de la faiblesse,
m’appuyant sur une canne. A mon arrivée dans son bureau, il m’ouvrit la
grande fenêtre et j’ai pu respirer profondément. Je fus pris d’un
vertige et j’ai failli tomber de ma chaise. (…)
Le lendemain, soit le jeudi 2 décembre, le soldat vint en courant
pour me dire : » Presse-toi, habille-toi, tu vas rentrer chez toi « .
Après m’être habillé, je fus conduit au bureau du responsable où j’ai
trouvé Cheikh Ahmed Sahnoun assis, discutant avec l’officier. Il était
incarcéré dans une cellule proche de la mienne mais il ne pouvait pas me
voir comme je ne pouvais le voir. L’officier me rendit toutes mes
affaires et nous sortîmes pour monter dans une ambulance. Avant de
sortir, on nous couvrit le visage et ce, jusqu’à notre arrivée au niveau
du pont menant vers Béni Messous, avec à côté la route de Bouzaréah qui
était proche de la mosquée » El Arkam » de Chevaley. Le véhicule prit
la route descendant vers Bab El Oued, nous dirigeant vers l’hôpital
militaire. On nous introduisit dans une grande salle mise à notre
disposition, avec deux lits. On procéda à notre examen médical et on
nous donna les médicaments nécessaires et de bons repas. Et c’est ainsi
que, depuis mon arrestation, j’ai pu recevoir ma famille, mes enfants et
quelques amis. Nous sommes ainsi restés sept jours à l’hôpital.
A l’aube du jeudi 9 décembre, à 5h, vinrent des officiers et des
soldats et nous ordonnèrent de nous habiller rapidement et de les
suivre. Nous avons pris place avec des policiers dans un véhicule qui
démarra en direction du commissariat central d’Alger. A notre arrivée,
nous sommes restés une heure à l’intérieur du véhicule. Des policiers
activaient en permanence. A l’avant, étaient stationnés deux fourgons à
l’intérieur desquels se trouvait un groupe de jeunes musulmans qui
étaient incarcérés au commissariat central.
Aux environs de 6h 30, démarra le convoi qui transportait les hommes
d’Islam, dont notre véhicule avec deux policiers qui nous
accompagnaient. Deux motards ouvraient le chemin et deux autres
suivaient derrière le convoi. Nous disions en notre for intérieur : »
Où allons-nous ainsi ? Vers nos domiciles ? » Nous nous sommes éloignés
de la route menant à nos domiciles. Puis il s’est avéré que nous nous
dirigions vers Médéa, vers la Cour de Sûreté de l’Etat. Comme de
vulgaires criminels qu’on conduisait au tribunal pour leurs crimes !
Sobhane Allah ! Qu’avons-nous récolté de la révolution algérienne que
nous avons servie avec nos esprits et nos corps ! Nous avons mis nos
nuques sous la guillotine, comme me l’avait dit Cheikh Ahmed Hamani, en
apprenant ce que j’avais fait pour la liberté et l’indépendance de
l’Algérie.
A notre arrivée à Médéa qui se situe à 84 km d’Alger, le convoi se
dirigea vers la Cour de Sûreté de l’Etat. On nous descendit sous la
surveillance des policiers pour nous diriger vers la salle d’audience.
Et là nous sommes restés avec les jeunes musulmans qui étaient
incarcérés comme nous et il y avait parmi eux des professeurs
d’université. Nous sommes ainsi restés là toute la journée, de 8h 30,
jusqu’à 15h 30, assis sur des bancs en bois.
Puis vint l’officier de police pour appeler les jeunes en premier
puis appela Cheikh Ahmed Sahnoun et Soltani Abdellatif. On monta au
premier étage. Après un deuxième appel, on m’introduisit dans un bureau
qui me semble être le bureau du greffier. Après les procédures
habituelles, le greffier m’informait que j’étais inculpé d’atteinte à la
sûreté de l’Etat. Et que j’avais participé à la confection et diffusion
de tracts et que cela était une atteinte aux lois de la République. Je
lui ai répondu : » Oui, j’ai participé à la rédaction du communiqué,
car un état de tension était apparu dernièrement entre les étudiants et
les policiers. Nous avons voulu par sa rédaction et sa diffusion, calmer
les esprits. Car les étudiants avaient confiance en leurs Oulémas.
Leurs revendications ont été reprises dans notre communiqué destiné à
l’Etat pour que ce dernier prenne en charge ces questions. Car ce sont
des enfants de la Nation algérienne qui demain seront des ingénieurs,
des professeurs, des médecins, etc.…Et il n’est pas sage et juste de les
abandonner (…)
(…) Puis la police me ramena à mon domicile ainsi que Cheikh Ahmed
Sahnoun. Mais avant de nous emmener chez nous, nous sommes passés par le
commissariat central pour nous notifier notre assignation à résidence à
nos domiciles à partir de ce jour, 9 décembre 1982. Les services de
sécurité ont ainsi publié un communiqué de presse annonçant
l’arrestation de 23 individus et leur présentation à la cour de sûreté
de l’Etat et la mise en liberté provisoire d’Ahmed Sahnoun et
d’Abdellatif Soltani. (…)
(…) Je suis ainsi resté chez moi, sous surveillance policière depuis
cette date à ce jour où j’écris ces lignes. Cela fait plus de trois
mois. La police ne me permet aucun contact avec quiconque, même en leur
présence. Elle m’empêchera même d’aller accomplir la prière hebdomadaire
du vendredi. Le coiffeur ne peut venir que sur autorisation spéciale.
Comme si j’étais un criminel ou un tueur ! Seuls mes parents les plus
proches pouvaient me rendre visite.
Ce que j’ai subi chez l’armée coloniale ne représentait que le dixième de ce que j’ai subi chez notre sécurité militaire. (…)
(…) Je n’oublierais pas l’histoire de ma montre qui me permettait de
connaître les horaires des prières. Ils me l’ont confisquée lors de mon
incarcération. Je leur ai demandé à plusieurs reprises de me la
restituer pour pouvoir connaître l’heure des prières. Ils refusèrent.
C’est ainsi qu’à plusieurs reprises je refaisais mes prières car je
n’entendais pas correctement le muezzin. Lorsque l’armée coloniale – qui
était notre ennemie – m’arrêtait, et que l’on me demandait de déposer
tout ce que j’avais dans mes poches, comme l’ont fait nos militaires,
lorsqu’il s’agissait de la montre, je la gardais toujours sur moi.
Lorsque je demandais à l’officier colonial mécréant de me la laisser
pour les prières, il ne refusait jamais (…)
(…) Globalement, je tiens à dire et à redire que ce que j’ai vu et
subi cette fois-ci, je ne l’ai pas subi avec le militaire français, mon
ennemi et celui de la patrie. J’ai dit à l’officier qui m’avait
recouvert la tête pour ne pas voir la direction que prenait la voiture :
» Vous me rappelez l’organisation de l’armée secrète (OAS) « .
Ce que j’ai retenu de cette épreuve est que ce que j’ai subi est dû à
mes activités religieuses et rien d’autre. Et tout ce qui a été dit au
sujet de mon arrestation n’est que mensonges et calomnies.
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