« L’Algérie n’échappera pas au destin de l’Histoire »
Interview accordée par le Dr Salah-Eddine SIDHOUM au quotidien LE SOIR de Belgique
BAUDOUIN LOOS
mercredi 11 janvier 2012, 12:14
Alors que les révoltes arabes célèbrent leur premier anniversaire ce
mois, il y a tout juste vingt ans ce 11 janvier, l’Algérie se réveillait
avec un coup d’État militaire interrompant le processus électoral.
« L’Algérie n’échappera pas au destin de l’Histoire »
Pour parler de cet événement qui nous rappelle que les islamistes
avaient déjà pu vaincre à travers les urnes il y a deux décennies, nous
avons interrogé un homme, Salah-Eddine Sidhoum, chirurgien orthopédiste
de son état, qui incarne la résistance à la dictature militaire
algérienne par le combat pour le respect des droits de l’homme. Un
combat qui lui coûta la prison, neuf ans de clandestinité, une grève de
la faim et finalement un procès qui s’est soldé par un acquittement en
2003. Il anime un site, www.lequotidienalgerie.org.
Pouvez-vous résumer le coup d’État de 1992 ?
Les premières élections législatives pluralistes qui ont eu lieu le
26 décembre 1991 ont été les plus libres depuis l’indépendance. Le
peuple venait de signifier au régime politique illégitime imposé par la
force des armes sa retraite définitive. Il venait de légitimer et de
mandater les trois fronts : FIS (islamiste), FLN rénové (nationaliste)
et le FFS (social-démocrate) pour diriger l’Algérie. Cette sanction
populaire a provoqué un séisme au sein de l’oligarchie
militaro-financière qui, voyant déjà ses privilèges s’évaporer,
s’appuiera sur les leaders de micro-partis qu’elle avait créés dans ses
laboratoires, sur sa clientèle affairiste et rentière et sur ses «
intellectuels » de service, comme vitrine politique du pronunciamiento
qu’elle préparait. Toute une campagne de désinformation fut menée dès le
lendemain du 1er tour, créant un véritable climat de psychose. Il faut
reconnaître que certains dirigeants du FIS, par leurs discours
incendiaires et populistes facilitèrent ce travail de propagande.
Le 2e tour des élections fut annulé, les blindés sortis dans les rues
et plus de 10.000 citoyens déportés dans les camps de concentration de
l’extrême Sud. La terrible machine répressive venait de se mettre en
marche. Et nous connaissons l’effroyable bilan de cet acte avec la
première violence du régime et la contre-violence d’une jeunesse sans
présent ni avenir : plus de 250.000 morts, plus de 10.000 disparitions,
plus de 30.000 torturés, 500.000 exilés.
L’armée se disait soutenue par « la société civile »…
Ce n’est pas l’armée en tant qu’institution nationale mais
l’oligarchie militaro-financière, une poignée de putschistes, qui porte
l’entière responsabilité d’avoir entraîné l’armée dans cette « sale
guerre ». Pour revenir à votre question, cet hypothétique « soutien »
faisait partie de la propagande du régime. Si le régime était soutenu
par la société civile, il n’aurait pas eu besoin de mener une véritable
guerre contre une bonne partie de son peuple. Le régime était par contre
soutenu par sa « société servile », cette minorité sans ancrage
populaire, de syndicalistes véreux, d’intellectuels de service et autres
opportunistes rentiers qui papillonnaient autour du système, qui
craignaient eux aussi de perdre leurs privilèges mal acquis. Le temps a
permis de démystifier cette fausse image du drame algérien : de méchants
intégristes qui allaient abattre la République et la démocratie pour
instaurer un régime moyenâgeux et menacer l’Europe ! Ce scénario des
services de l’action psychologique de la police politique, soutenu par
la minorité élitiste éradicatrice fut malheureusement pris pour argent
comptant par de nombreux médias occidentaux durant assez longtemps avant
que cette imposture ne soit mise à nu.
Ce régime a-t-il évolué ?
Le pouvoir n’a pas évolué dans le fond, il change seulement de
maquillage. Il pense continuer à gérer la société par la violence
politique et la corruption de pans entiers de la société. Tout n’est
qu’illusions : fausses institutions, faux partis politiques, fausses
élections, réconciliation factice avec impunité assurée aux criminels de
tous bords, fausse presse libre à quelques très rares exceptions près…
Pour prévenir un éventuel « printemps algérien », le régime procède à un
ravalement de façade avec des réformettes. Vingt ans après l’arrêt du
semblant de processus démocratique, le constat est amer : des centaines
de boat-people qui fuient en bravant une mort quasi certaine, une
économie agonisante perfusée par l’argent du pétrole, un enseignement en
déperdition, une aggravation des maux sociaux, une corruption
généralisée du sommet à la base, une violence politique persistante,
etc. Ce régime autiste ne peut évoluer dans le sens du véritable
changement. Sa nature même ne le lui permet pas. L’Algérie n’a jamais
été pour lui une patrie à défendre et à développer mais un butin de
guerre à se partager.
Pourquoi l’Algérie a-t-elle échappé au « printemps arabe » ?
L’Algérie n’échappera pas au destin de l’Histoire. Il est vrai que la
guerre subie par le peuple durant plus d’une décennie avec son lot de
malheurs et son flot de sang et de larmes n’est pas étrangère à cette
léthargie observée, alors que le Maghreb et le Machrek sont en
ébullition. Mais il y a aussi un autre facteur retardant : la faillite
de la classe dite politique qui n’a pas été à la hauteur des espérances
et des aspirations de la population, pour présenter une alternative
crédible. On a trompé le peuple au nom du nationalisme, du socialisme,
de la question identitaire, de la démocratie, puis de l’islam. Autant de
fonds de commerce utilisés par cette faune politicienne pour se servir
au lieu de servir. La population ne croit plus aux discours creux de
cette classe dite politique discréditée. Comme en Tunisie, en Egypte, au
Yémen et en Syrie, c’est la jeunesse qui décidera, dans la rue, de son
destin et avec tous les risques que cela comportera.
Le phénomène de l’islamisme est-il encore aussi prégnant en Algérie qu’il ne le fut ?
L’islamisme est une réalité sociale et politique indéniable en
Algérie. Ni la propagande du régime, ni ses lois politico-juridiques
scélérates n’effaceront cette réalité du terrain. Cela s’est vérifié en
Tunisie, en Libye et en Egypte. La terrible répression subie par cette
tendance durant des décennies dans ces trois pays n’a pas du tout
modifié la carte politique réelle. Il faudrait que l’opinion publique
occidentale comprenne que chaque Nation a sa propre voie pour construire
son État de droit et sa démocratie, en s’inspirant de ses valeurs
culturelles et identitaires propres et de son Histoire. C’est le chemin
emprunté par toutes les démocraties avancées. Pourquoi pas nous ? La
société réelle a tiré les leçons des supercheries de son système. Par la
rue ou par un compromis politique entre la véritable opposition et ce
qui reste comme éléments lucides du pouvoir réel, le changement se fera
inéluctablement et ce régime en fin de cycle est appelé à disparaître.
Enregistrer un commentaire