Ils ont «sauvé» l’Algérie…
Adel Herik
Il y a vingt ans, jour pour jour, notre pays basculait dans
l’inconnu. En décidant de mettre un brutal coup d’arrêt au processus
d’ouverture démocratique entamé avec la Constitution de février 1989, le
général nezzar et ses complices tuèrent dans l’œuf les espoirs du
peuple algérien de voir le système autoritaire mis en place par le
colonel Boumediene définitivement remisé au placard. Pire encore, cette
funeste décision allait plonger l’Algérie dans un climat d’horreur et
instaurer pour plus de sept ans le règne de la terreur. La torture, les
disparitions, les exécutions sommaires et les massacres à grande échelle
de civils désarmés, allaient désormais être le lot quotidien d’une
population prise en otage par un pouvoir militaire plus brutal que
jamais. Les pratiques les plus barbares, celles que nos ancêtres avaient
subies durant les plus sombres années de la colonisation, furent
remises à l’honneur par une caste de généraux arrogants et incultes,
unis par leur haine du petit peuple et leur passé commun de DAF.
Décrivant l’attitude des dirigeants de l’État sioniste à l’égard des
Palestiniens, l’intellectuel français Régis Debray a, dans son livre, A
un ami Israélien, parlé d’auto absolution, c’est-à-dire «la délivrance,
au nom d’un pire toujours possible, d’un permis de tuer et de saccager».
Cette manière de caractériser une classe politique aveuglée par la
haine de l’Autre, diabolisé à l’extrême, et qui considère sa seule
existence comme une menace permanente, s’applique parfaitement aux
généraux algériens putschistes et à leurs alliés civils – les
éradicateurs – dans leur politique ultra-répressive à l’égard des
islamistes du FIS.
Dans leur témoignage, lors du procès de nezzar contre le lieutenant
Souaïdia, en juillet 2001, à Paris, Sid-Ahmed Ghozali, Ali Haroun, Kamel
Rezzag-Bara, Ahmed Djebbar, Rachid boudjedra et Leîla Aslaoui,
déclarèrent tous, dans une parfaite unanimité, que nezzar avait sauvé
l’Algérie de la barbarie que le FIS s’apprêtait à faire régner dans le
pays. Pour ma part, bien que m’étant toujours considéré comme
appartenant au camp qui s’opposait au programme du FIS, il ne m’était
jamais venu à l’idée que quelqu’un pût me sauver ou sauver l’Algérie du
danger que ce parti était censé représenter. Comment, en effet, nezzar
ou un autre pouvait-il me sauver de mes frères et sœurs, cousins,
cousines, neveux, nièces, oncles, tantes, voisins de quartier et
collègues de travail, sympathisants ou militants du FIS, ou bien simples
compatriotes apolitiques qui avaient fait confiance aux candidats de ce
parti en leur donnant leurs voix? Comment pouvait-il me sauver de tous
ceux et toutes celles avec qui j’étais quotidiennement en contact, dans
ma famille, dans mon quartier ou sur mon lieu de travail? Il aurait
fallu les faire disparaître. Et c’est bien ce que nezzar et ses
complices tentèrent de faire, en effet : neutraliser et faire
disparaître de la scène publique, d’une manière ou d’une autre, tous
ceux et toutes celles qui n’acceptaient pas de renier leur engagement
politique en faveur du FIS.
On dit souvent du FIS que c’est un parti religieux et que c’est sa
référence à l’islam et à la chariaa islamique qui lui a permis de
rallier autour de lui une bonne partie de la population, celle qui est
attachée à la Tradition. Ce jugement, bien que contenant une part de
vérité, ne me semble pas correspondre totalement à la réalité. Il est
plus probable que c’est par leur opposition résolue et constante au
pouvoir pendant de longues années que les militants du FIS ont gagné la
sympathie des couches les plus défavorisées. Le FFS, dont le leader
Hocine Aït-Ahmed s’est opposé à tous les pouvoirs successifs depuis
1963, a bénéficié lui aussi du même préjugé favorable. Aujourd’hui
encore, le FIS et le FFS sont considérés comme les seuls vrais partis
d’opposition. Et ce n’est pas un hasard si Ennahda, en Tunisie, et les
Frères Musulmans et les Salafistes, en Égypte, sont arrivés en tête lors
des premières élections libres de l’histoire de ces deux pays. Ce n’est
pas un hasard non plus si le MSP, malgré son ancrage idéologique dans
la mouvance islamiste, ne bénéficie d’aucune crédibilité. Le petit
peuple qui souffre au quotidien depuis des décennies sait distinguer les
vrais opposants des faux.
Après plus de sept ans d’une guerre durant laquelle l’escalade dans
l’horreur ira crescendo, jusqu’aux massacres de l’été et de l’automne
1997, le système politique autoritaire mis en place par le colonel
Boumediene, au nom du développement économique et de la justice sociale,
se transforma en système mafieux. Depuis la cooptation de boutef par
les «décideurs» et son «élection» à la Présidence de la République, en
avril 1999, la façade «démocratique» de ce système s’est stabilisée
autour de l’« Alliance présidentielle » (RND-FLN-MSP) et un Parlement
fantoche dans lequel ces mêmes «décideurs» se permettent même le luxe de
faire siéger des trotskystes. Oubliés le FIS et les élections
législatives avortées de 1991. L’Algérie de boutef et toufiq – Djazaïr
al 3izza wal karâma – a été «sauvée» du «péril intégriste». Hélas, ce
«sauvetage», qui a coûté extrêmement cher au pays en vies humaines et en
destructions de toutes sortes, a aussi enfanté la classe politique la
plus médiocre et la plus corrompue de toute l’histoire de l’Algérie.
Malgré une embellie financière sans précédent et un prix du baril de
pétrole dépassant les 100 dollars, le pays accumule les classements
déshonorants dans tous les domaines et le désespoir de la jeunesse est
aujourd’hui immense. Il n’a d’égal que l’arrogance et le mépris des
tenants du pouvoir à son égard. Le pays est en panne, pris en otage par
une classe de prédateurs médiocres et sans scrupules.
L’option des généraux et de leurs complices civils était d’éliminer
définitivement la mouvance islamiste radicale représentée par le FIS. Le
retour triomphal en Tunisie du leader d’Ennahda, Rached Ghannouchi,
après plus de 20 ans d’exil, et la victoire de son parti aux premières
élections libre organisées dans ce pays frère, nous montrent clairement,
cependant, que cette option est totalement inopérante, même sur le long
terme. On peut sans risque parier qu’elle ne fonctionnera jamais. Par
conséquent, notre pays a subi une immense tragédie et perdu 20 années
pour rien. Le peuple algérien ne peut pas être sauvé de lui-même. Il n’y
a pas d’autre solution que le retour au point de départ et la levée de
toutes les restrictions sur l’expression de tous les courants
politiques, y compris l’islamisme radical, à la seule condition que tous
les acteurs qui interviennent dans le champ politique s’engagent à
respecter les règles du jeu démocratique. Le droit à l’opposition dans
le respect des règles de la démocratie est devenu aujourd’hui un droit
fondamental pour tout être humain.
La question qui hante tous les pays musulmans depuis la fin des
années 70, celle de l’État islamique ou de la place et du rôle de la
chariaa dans la sphère publique ou encore celle du rapport entre la
société, l’État, l’islam et la politique, ne peut pas être tranchée de
manière autoritaire par une quelconque partie du peuple au détriment
d’une autre. Si la prise du pouvoir par la violence par l’un des acteurs
– mouvement insurrectionnel ou coup d’État militaire – est une option à
écarter impérativement, au vu des résultats négatifs obtenus par le
passé, alors la seule solution qui reste est l’élaboration graduelle
d’un nouveau consensus autour des questions qui nous divisent. Cela ne
se fera pas en quelques mois, ni en quelques années, ni sans douleur et
conflits. Le tout est de veiller, par la mise en place de mécanismes
institutionnels appropriés, à ce que ces conflits ne dépassent pas
certaines limites et qu’ils s’expriment dans un cadre légal, comme c’est
le cas dans toutes les démocraties modernes.
Quelques principes peuvent nous guider dans cette voie. Dans le
message coranique, la foi est clairement définie comme un acte
volontaire et elle n’a aucune valeur si elle se manifeste sous la
contrainte de l’État, fût-il un État islamique. Tout musulman est
individuellement responsable de ses choix et de ses actes devant Dieu.
Il ne saurait de ce fait admettre aucune forme de tutelle. De ces deux
principes découle la conséquence que l’État ne peut, par exemple, ni
imposer, ni interdire le hidjab pour les femmes, ou le respect des rites
islamiques ou tout autre comportement découlant de la foi en Dieu et
son Prophète qui n’engage que l’individu vis-à-vis de son Créateur.
D’autre part, il ne saurait être question, dans un pays où plus de 99%
de la population adhère à l’islam, d’exclure la religion de la sphère
publique. La solution de ce paradoxe – respect des libertés
individuelles et présence active de l’islam dans la sphère publique – ne
peut être trouvée que progressivement par la libre expression de toutes
les idées, dans un débat entre intellectuels, ulémas et simples
citoyens. Pour que cette libre confrontation entre les différentes
manières de concevoir l’avenir de la chariaa et son rapport à l’État et
la politique ait lieu dans la sérénité, il est indispensable que le
parti politique choisi par la majorité du peuple pour gouverner le pays
s’abstienne d’imposer sa conception de l’islam – que ce soit dans un
sens conservateur ou progressiste – en utilisant les institutions de
l’État. Il y a lieu de bien séparer les questions de gouvernance – qui
sont du ressort de l’État – des questions qui relèvent de la culture
dans son sens anthropologique et de la doctrine religieuse. Ces
dernières ne sont pas du ressort de l’État. Elles doivent être prises en
charge par la société, les intellectuels et les ulémas, les
associations et les acteurs politiques, en dehors de l’État – cet aspect
du problème est très important, car les moyens coercitifs de l’État ne
peuvent pas être utilisés sans risque pour trancher les conflits sur ces
questions. Il est également primordial que les prérogatives de toutes
les institutions de l’État, qu’elles soient civiles ou militaires,
soient clairement définies et limitées par la Constitution. Il est enfin
de la plus haute importance que tous les acteurs œuvrent par tous les
moyens légaux à la protection des droits de la personne humaine et à la
promotion d’une citoyenneté pleine et entière.
C’est aujourd’hui que l’Algérie doit être sauvée. Elle doit être
sauvée du terrible mal qui la ronge et la détruit depuis trop longtemps.
Notre pays ne peut être sauvé de ce terrible mal que par les patriotes
sincèrement attachés à leur terre – cette terre pour laquelle leurs
ancêtres ont longtemps combattu des occupants arrogants et brutaux –, à
leur peuple dans toute sa diversité, et à leur culture dans toute sa
richesse et sa profondeur.
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