Ghazi Hidouci, en toute vérité
Algeria-Watch, 27 septembre 2011
Ghazi Hidouci est né en 1939 à Aïn-Beida, une ville
de l’est algérien. Après des études d’économie, il a accompli
une carrière de haut fonctionnaire et a été conseiller
économique à la présidence de la République de 1984 à 1989, puis
ministre de l’Économie jusqu’en juin 1991. Il est le concepteur
principal des réformes politiques et économiques brutalement
interrompues après le départ du gouvernement de Mouloud Hamrouche.
Il a bien voulu accorder à Algeria-Watch une interview où il
s’explique sur le refus du régime de lui assurer son retour en
toute sécurité dans son pays, d’où il avait dû s’exiler en
1991 à la suite de menaces directes et précises émanant des
premiers cercles du pouvoir militaro-sécuritaire algérien.
Algeria-Watch : Du 23 au 25 septembre, vous deviez participer à un séminaire sur les révolutions arabes organisé à
Alger par une université parisienne (Paris-8) et un
quotidien algérien (El Watan) ; cette participation devait
vous permettre de rentrer en Algérie pour la première fois
après un exil de plus vingt ans à Paris. Il apparaît que
votre présence à Alger n’était pas souhaitée par les autorités.
Comment l’avez-vous appris et qu’éprouvez-vous ?
Ghazi Hidouci : Je voulais aller en Algérie, interrompre un trop long exil forcé, parce que je considère, ce qui n’est peut-être
pas partagé, que mon pays vit une situation très grave. Ce pays
est même en danger d’intervention extérieure lourde. J’ai
ressenti pour la première fois le besoin d’être là-bas et de le
dire. En tout état de cause, j’ai transmis un long document sur
la question, sur la situation du pays, à l’organisation du
séminaire qui paraîtra dans les actes du colloque.
Pourquoi ne suis-je pas allé à Alger ? Parce que j’en ai
demandé l’autorisation aux services les plus concernés par la
sécurité politique. Je n’ai reçu aucune réponse. Je l’ai dit
dans la lettre que j’ai rendue publique.
S’il existe une raison, que l’on me la confirme par écrit. Pour
le reste, on pourra se référer aux propos diffamatoires à mon
égard de cette feuille qui s’appelle Ennahar, ce journal arabophone dont vous connaissez la direction, les commanditaires et la réputation.
J’éprouve, bien sûr, de la tristesse à n’être
pas en mesure d’entrer en Algérie à un moment où ma santé me
joue des tours. Pour que ce soit clair : je me sens totalement
distant de l’État algérien tel qu’il se présente et tel qu’il
souhaite se reformuler. Le mieux qui puisse m’arriver est d’être
avec les gens et de construire ensemble – hors de l’État – des
relations sociales que nous sommes culturellement capables de
tisser.
A.W : Ce qui revient sous des plumes en
service commandé, depuis la fin des années 1980, est
l’allégation selon laquelle vous seriez d’ascendance et de
confession juive….
G.H : Cette allégation, comme
vous dites, est l’expression exacte du déshonneur de ceux qui
l’ont forgée. Jouer sur l’antisionisme de l’opinion pour tenter
de le dévoyer dans l’antisémitisme est purement immonde. Mais
cela n’a pas marché : nulle part ailleurs que dans la presse des
piliers du régime on ne m’a reproché ma prétendue origine. Je
n’ai jamais voulu entrer dans une controverse abjecte initiée
par des voyous notoires, je sais de plus que les Algériens ne
sont pas dupes. Quelle honte y aurait-il d’ailleurs à être
juif ? Les juifs sont gens du Livre. Mais voilà, je ne suis pas
juif, ni chrétien, ni même animiste.
Ceux qui connaissent l’histoire de mon terroir savent que mon arrière-grand-père a été expulsé par le colonialisme au XIXe
siècle de la commune des Hidoussa vers Aïn-Beida, que mon
grand-père a été le premier imam de la ville d’Aïn-Beida, que
mon père était cheminot PPA et disciple de Ben Badis.
Il en va de même pour ce qui concerne la famille de ma mère,
les Zemmouchi, clan très connu de la région de Khengat Sidi
Nadji, dont la mosquée tribale est toujours debout.
Cela n’empêche nullement qu’à Aïn-Beida, la
ville d’où je viens, et à Constantine, où j’ai poursuivi ma
scolarité, j’ai connu beaucoup de juifs, parmi lesquels
d’authentiques Algériens qui ont été des amis. Mais j’ai aussi
rencontré à cette époque certains juifs algériens devenus
aujourd’hui amis du régime. Je les ai rencontrés comme un jeune
« indigène » peut rencontrer les milices du Betar. Je ne les ai
pas connus, comme ce régime et sa presse, au cours des
sanglantes années 1990, en offrant à des propagandistes
« éradicateurs » et pro-israéliens des séjours mercenaires et des invitations révérencielles.
On a les alliés et les amis qu’on mérite… Dans la Constantine
des années 1950, j’ai donc eu affaire à ces milices auxquelles
appartenait, par exemple, Enrico Macias, que j’ai vu, de mes
propres yeux, une arme à la main, pourchassant des Arabes. Je
n’aurais pas accepté l’offense de sa visite à Constantine dans
l’Algérie indépendante et je me félicite que cette visite n’ait
pas eu lieu. En revanche, j’ai connu bien d’autres juifs, en
Algérie et ailleurs, qui méritent la plus haute considération,
toute notre admiration et notre soutien déterminé pour leur
engagement, hier, au sein du mouvement de libération nationale
algérien et pour leur solidarité, aujourd’hui, avec le combat du
peuple palestinien.
A.W : D’après la presse algérienne, votre
venue aurait été aussi motivée par le désir de retrouver vos anciens
collègues de l’équipe des réformes, quand vous étiez au
gouvernement de 1989 à 1991
G.H : Qui est donc cette « équipe des
réformes » ? Depuis vingt ans, ils ont suivi des chemins bien
différents. S’agit-il de celles et ceux qui, toujours fidèles à
leurs idéaux de l’époque, affichent aujourd’hui le bonheur de se
trouver en révolution arabe, comme ils avaient pu le vivre en
1990 ? Ou de celles et ceux qui s’inscrivent aujourd’hui en tant
qu’hypothèses de « recours » pour un « État » en voie
d’évaporation ? De ceux qui sont devenus des affairistes
mondains ? Ou de celles et ceux qui ont choisi de se taire à un
moment aussi critique, qui restent muets comme des carpes ?
Pour les premiers, j’aurais été certainement
très heureux de les revoir. Quant aux autres, auxquels la presse
fait référence, je pourrais les revoir à tout moment… Mais
dois-je préciser que je ne le souhaite pas vraiment ? J’ai
entendu dire que les « cahiers des réformes », qui seraient
l’œuvre « majeure » de la tentative de rupture de la fin des
années 1980, auraient été attribués au seul ancien gouverneur de
la Banque centrale. Je tiens à rappeler que ceux qui ont écrit ces
cahiers des réformes et qui ont mis en œuvre ces réformes, ce
n’est pas moi, ce sont surtout, je vais les nommer : Ahmed
Koreïchi, qui rédigea, entre autres textes importants, la loi
sur la monnaie et le crédit ; Ahmed Henni, qui demeure le fondateur de la réforme fiscale , Ali Hamdi, décédé en 1997, spécialiste de la question des prix et des investissements , Omar Benderra, qui a géré la dette extérieure , et Fawzi Benmalek, qui était en charge du Trésor.
J’évoque ceux dont j’ai gardé le plus vivement
la mémoire des noms et de l’action, mais il en est bien
d’autres, cadres d’entreprises et fonctionnaires, qui, comme
ceux que j’ai nommés, ont joué un grand rôle dans la définition
de ces fameuses réformes, sans gestion d’image ou de fonds de
commerce ni en demande de reconnaissance sociale. Autant de
cadres honnêtes et compétents qui, après 1991, ont été
marginalisés ou contraints à l’exil. Le pouvoir les a remplacés
par celles et ceux qui peuplent aujourd’hui les rangs d’un
« non-État » ne fonctionnant plus que par les prébendes et les
compromissions.
A.W. : A ce
propos, les élites algériennes dispersées aux quatre vents de
l’exil sont-elles définitivement perdues pour le pays ?
Peuvent-elles aider les Algériens à formuler une vision de
l’avenir constructive et réaliste ?
G.H. Bien sur, cela peut paraitre paradoxal,
mais les exilés ont peut-être eu plus de chance en étant loin de
la mafia qui domine ce pays. Je rencontre souvent des
Algériennes et des Algériens établis à l’étranger. Ils sont à
mon avis largement disponibles, tant pour le débat politique que
pour l’organisation de l’État. Il y a tant de compétences
gaspillées…Et souvent tant de tristesse dans les regards de ces
expatriés qu’on a le sentiment qu’ils ont été expulsés de leur
propre pays. A la différence des nomenklaturistes qui planquent à
l’étranger des fortunes illicitement constituées dans la honte
de leur culture de naissance ou de ceux qui font carrément
commerce de la stigmatisation de leur propre peuple, ces femmes
et ces hommes n’ont pas renié leurs origines et nul ne peut
douter de leur attachement à l’Algérie. Pour qu’ils reviennent,
et en masse, il suffit d’annoncer au préalable un accord
politique.
A. W. : En
début d’entretien, vous évoquiez une menace directe. D’où
provient-elle et quels sont les objectifs que ceux qui sont
derrière cette menace ?
G.H. Dans la situation actuelle au Maghreb,
l’OTAN est durablement présente en Libye, un pays qui risque de
s’installer dans une logique de déstabilisation. L’Algérie, à
tort ou à raison, est visée comme étant un centre de soutien
actif de Kadhafi. Ce qui est sûr dans tous les cas, c’est que
les Algériens de toutes catégories et les Libyens, de toutes
catégories aussi, vont et viennent et se livrent à d’importantes
transactions de toutes natures. Dans ce contexte précis, on
évoque publiquement et par des communiqués officiels, américains
notamment, l’installation durable du terrorisme en Algérie –
dont le gouvernement est pratiquement absent – en particulier
dans les régions sahariennes. Nous revivons toute l’opacité de
la période GIA que l’on pensait close, avec de surcroît une
nouvelle génération d’officiers de sécurité politique dont
l’immoralité pulvérise tous les records.
Nous nous trouvons aujourd’hui face à deux
scénarios possibles. Dans le premier, l’État algérien continue
de gérer la situation de la manière que nous observons
aujourd’hui : un gouvernement sans légitimité, équivoque dans
ses rapports avec l’OTAN et sous pression directe de ses
partenaires occidentaux. Si la situation actuelle en Libye
devait persister dans la réalité sociopolitique structurellement
déstabilisée de l’Algérie, ce gouvernement ne pourra pas éviter
de devenir le supplétif de la stratégie occidentale au Maghreb.
Dans une telle situation alimentée par la corruption
généralisée – celle des centres de décisions à tous les niveaux
et des services de sécurité – et l’arbitraire permanent,
l’hypothèse d’un soulèvement récupéré infiltré et orchestré ne
peut être écartée. Il s’agit là d’une menace réelle.
Le second scénario, « idyllique », consisterait
en la mobilisation du peuple contre ces dangers par un
gouvernement politiquement courageux représentatif et
transparent. C’est la seule condition qui peut freiner
l’Occident et la seule qui permette de sortir sans guerre civile
d’un piège mortel. Mais j’avoue que je ne vois pas très bien,
dans l’état où se trouvent les « décideurs » et les courants
politiques qui les incarnent, comment un tel miracle pourrait se
produire.
La menace, déjà décelable dans des opérations
comme celle de l’Union Pour la Méditerranée, est la mise sous
tutelle des pays du Maghreb et leur spécialisation dans une
sous-traitance générique. Y compris bien évidemment, et ce n’est
pas le moindre des buts, sur le plan sécuritaire, notamment
celui du contrôle des flux migratoires africains. L’objectif
stratégique visé, en confinant une région politiquement
affaiblie dans un rôle subalterne, est de contrer toute
alternative autocentrée et autonome susceptible de modifier un
rapport de force extrêmement favorable aux intérêts occidentaux.
A.W. : Les
Algériens, étouffés et bâillonnés, vivent dans la confusion.
Mais la jeunesse de ce pays cherche à le remettre dans le sens
de l’histoire et dans le progrès. Beaucoup d’Algériens sont
inquiets, ils veulent changer, mais ils ne sont pas rassurés :
comment faire pour éviter la répétition du changement qui bascule
dans la terreur ?
G.H. : La jeunesse s’impatiente à raison et
voudrait un changement pacifique, comme la quasi-totalité de la
société, mais les appareils de pouvoir refusent obstinément une
perspective que la réalité de la crise politique rend
inévitable. Cette situation est lourde de ruptures brutales et
il est possible que, comme en 1992, l’armée soit appelée pour
faire le sale boulot et préserver les privilèges de la caste
ultra-minoritaire des 200 000 Algériens qui forment la clientèle
du régime et fonctionnent, vis-à-vis du peuple, comme des
« néo-colons ». Leurs pratiques n’ont rien à envier à celles des
« grands colons » sous la domination française.
Comment éviter ce risque dans l’urgence, le temps
faisant défaut pour s’organiser efficacement ? Le préalable
politique à des dérives dangereuses consisterait en un accord le
plus large possible entre tous les courants qui n’ont pas
trempé dans l’opération de 1992. Ces courants ont la
responsabilité de se rassembler et d’appeler à une forte
mobilisation populaire autour de la défense de la souveraineté
et, dans le même temps, de proposer un programme de politique
économique et sociale qui mette définitivement fin à la
corruption et libère l’économie. Au-delà de l’urgence, le retour
aux principes de droit, de liberté et de justice est la seule
voie qui permet au peuple de se prendre en charge et d’éviter
l’anarchie qui guette. C’est bien cela qui est en jeu et c’est
la raison pour laquelle j’estime qu’il est essentiel de parler,
sinon pour prévenir une catastrophe, au moins pour en limiter les
conséquences. Il ne s’agit pas de ressasser le passé et les
occasions ratées : il faut témoigner pour préparer la relève.
A.W. : Quels
seraient les acteurs du changement ? Peut-on espérer que les
gens qui sont dans le système puissent comprendre qu’il est de
leur intérêt de changer ? Certains, y compris parmi ceux qui se
réclament des « réformes », préconisent une alliance avec la
« bourgeoisie nationale » et le capital international. Est-ce une
vision réaliste ?
G. H. : Je pense qu’il faut résolument – et
définitivement – sortir du tropisme politique de milieux en
rupture avec la population. Le changement viendra d’en bas et
non pas d’un sommet qui n’existe pas. L’Algérie ne détient pas
de gisements de zaïms en attente de résurrection, ce que notre
tradition politique a systématiquement démontré. Chaque fois
qu’une révolution a eu lieu, c’est sur une base populaire et
sans l’intervention miraculeuse d’un chef charismatique. La
mobilisation populaire dont j’ai parlé est la seule issue, mais
elle exige des efforts d’organisation et de la vigilance.
Pour en revenir aux stratégies d’alliance, j’ai
déjà dit à plusieurs reprises que les partis politiques
affichés, à l’exception du FFS, ne sont que déclinaisons, de
pure façade, du régime. Ceci quelles que soient les postures
conjoncturelles des uns et des autres. S’agissant de ce que
préconisent certains, y compris des « réformateurs » semble-t-il, de
quelle bourgeoisie est-il question ? Cette fameuse bourgeoisie
« nationale » n’existe tout simplement pas. Une telle formule
relève de conceptions passéistes, d’un héritage de grilles
d’analyse sociologiques de la fin de la période coloniale. Cette
« bourgeoisie nationale » avec laquelle il y aurait intérêt à
s’allier est plus probablement un des éléments de discours
visant à représenter quelques affairistes connectés à la rente
en tant que catégorie politique significative. En revanche,
quand on évoque le capital international, on perçoit mieux la
nature de l’alliance envisagée, en particulier dans le contexte
global actuel. Il s’agit tout simplement de logiques
d’intermédiation politique et de courtage financier.
A.W : Que pensez-vous de ce « printemps arabe » qui semble bloqué à nos frontières ?
Je considère que la « révolution arabe », si
elle advenait en Algérie et s’il elle n’était destinée qu’à
remodeler le visage des gouvernants, échouerait sans coup férir.
La « restauration » honteuse par les partis politiques
passerait, comme en 1962 et comme en 1991, par pertes et profits les
souffrances des Algériennes et des Algériens.
Nous voyons se dérouler ce triste scénario en
Égypte, où l’armée est le mandataire d’une transition
contrainte. Et, plus encore, en Tunisie, où la préoccupation des
dirigeants, de moins en moins sourde, est l’élection des élites
anciennes de Bourguiba et de Ben Ali. Le pire des cas reste,
bien sûr, la Libye, où c’est la « crème » de la corruption qui ramasse
la mise avec le soutien de l’OTAN. Une révolution authentique
est celle qui œuvre au changement de la nature des régimes et
non celle qui cherche à recruter dans les mêmes viviers de
l’autoritarisme des compétences moins décrédibilisées, un peu
plus présentables. S’agirait-il d’autres avatars de l’imposture
qui défigure depuis trop longtemps le quotidien arabe ?
J’ajoute enfin qu’il est absolument illusoire
d’attendre une pensée libératrice d’un monde néolibéral, qui
s’effondre économiquement, politiquement et moralement. C’est la
substance de ce que je voulais dire aux Algériens.
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